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L’empreinte écologique, entre fantasmes et réalité
lundi 23 mars 2009, par
Dans les pages précédentes, Jean Gadrey et Julien Milanesi ont montré les limites des indicateurs monétaires pour au final défendre l’idée d’un système de prise de décisions redonnant sa place au choix démocratique, et s’appuyant sur une pluralité de diagnostics, d’outils de mesure et d’indicateurs. Ce contexte de remise en cause de la centralité des indicateurs monétaires a largement favorisé l’émergence d’indicateurs alternatifs, notamment dans le domaine de l’environnement. Parmi ces outils, l’empreinte écologique est sans doute celui qui a connu le succès le plus spectaculaire au cours des dernières années. Mais il faut bien avouer que ceux qui en connaissent précisément les rouages et les mécaniques sont encore rares… ce qui ne manque pas de générer parfois quelques malentendus. Aurélien Boutaud se penche ici sur les entrailles de cet indicateur. Dans un monde dominé par les chiffres, il nous explique dans quel contexte idéologique l’empreinte écologique a été conçue, ce qu’elle mesure exactement, ce qu’elle ignore, quels sont ses principaux manques, mais aussi ses atouts indéniables.
Les lacunes du PIB sont aujourd’hui bien connues. Non seulement cet indicateur monétaire ignore les actes de bénévolat et de gratuité, non seulement il lui arrive de comptabiliser positivement les activités néfastes pour le bien-être des sociétés, mais pire encore : il ignore la valeur des services environnementaux et considère parfois comme une création de richesse la destruction d’une partie de notre capital naturel. Plus nous épuisons les ressources de la planète, et plus le PIB a tendance à s’envoler ! Considérer la croissance du PIB comme l’objectif exclusif de nos sociétés revient donc peu ou prou à piloter un bolide en se fixant comme seule finalité l’augmentation de la vitesse… sans jamais s’interroger sur le niveau du réservoir [1]. C’est plus ou moins pour jouer ce rôle de jauge écologique que Mathis Wackernagel et William Rees ont créé l’empreinte écologique au début des années 1990. Pour que leur objectif était alors d’élaborer un indicateur qui pourrait devenir à la soutenabilité écologique ce que le PIB est au développement économique : un outil de quantification imparfait… mais très pédagogique.
Quinze ans après l’invention de l’empreinte écologique, force est de constater que le pari est quasiment gagné. Cet indicateur a connu un succès tellement considérable qu’il est aujourd’hui devenu un élément incontournable du vocabulaire et de l’argumentaire écologistes. Mais ce succès remarquable s’est accompagné de nombreux malentendus, qui ont eux-mêmes parfois alimenté quelques virulentes critiques [2], dignes de celles qu’on attribue généralement… au PIB !
Juste retour des choses ! Mais faut-il pour autant renoncer à l’empreinte écologique ? Avant d’en arriver là, il semble important de lever quelques ambiguïtés à son sujet. C’est ce que nous allons tâcher d’entreprendre ici, en répondant à deux ou trois questions simples : que cherche à mesurer l’empreinte écologique ? que mesure-t-elle réellement ? et comment s’y prend-elle pour le mesurer [3] ?
L’empreinte écologique : de l’art figuratif ?
Avant toute chose, rappelons que l’empreinte écologique est un indicateur… c’est-à-dire la tentative de représentation d’une réalité par des chiffres. Pour bien le comprendre, prenons le cas d’un dessinateur qui voudrait représenter sous la forme d’un croquis une réalité physique – un visage, un paysage, une nature morte. De la même manière, on peut dire que le statisticien cherche à représenter sous la forme d’un indicateur une idée, ou un concept : par exemple le développement d’une nation, son endettement, etc.
Évidemment, les outils du dessinateur et du statisticien ne sont pas les mêmes. Et les objets qui visent à être représentés sont aussi très différents. Mais tout compte fait, la démarche de construction est assez proche. Et dans les deux cas, il va de soi que la représentation n’est jamais parfaite, et encore moins objective puisqu’il s’agit d’une construction.
Partant de là, notre métaphore du croquis ou du tableau de peinture peut s’avérer très utile pour nous aider à comprendre ce que l’empreinte écologique cherche à représenter… et comment elle a été pensée et conçue pour ce faire.
Le sujet : la soutenabilité… kézako ?
L’empreinte écologique cherche à quantifier la notion de soutenabilité (ou durabilité) écologique. C’est en quelque sorte son "sujet", ce qu’elle cherche à représenter. Depuis la fin des années 1980, la soutenabilité est généralement définie comme un principe de solidarité intergénérationnelle – la nécessité pour les générations présentes de léguer aux générations futures de quoi répondre à leurs besoins [4]. Comme nous l’avons déjà évoqué dans ces colonnes [5], le consensus autour de la soutenabilité n’est en fait que très superficiel puisque différentes écoles de pensée en proposent des lectures radicalement opposées. Les économistes de l’environnement se sont ainsi largement déchirés sur le contenu exact de ce qu’il convenait de léguer aux générations futures. Le conflit porte en particulier sur la question du "capital naturel" – certains considérant que ce capital peut être en partie dégradé et remplacé par du capital artificiel
(soutenabilité faible), alors que d’autres considèrent qu’il doit être préservé dans son intégrité pour les générations futures (soutenabilité forte). Les débats sont donc vifs, mais la grande intelligence de l’empreinte écologique consiste à ne pas prendre une position partisane. Car après tout, que l’on considère le capital naturel comme substituable ou pas, l’essentiel de la question n’est-il pas de savoir si ce simplifier à l’extrême, on pourrait dire capital naturel est, oui ou non, en train de se dégrader ? C’est essentiellement à cette question que l’empreinte écologique va tenter d’apporter une réponse pragmatique.
Le cadre : la notion de capital naturel critique
Le décor est planté. Le "paysage intellectuel" que l’empreinte écologique cherche à dépeindre concerne cette notion fondamentale de capital naturel. A l’image d’un dessinateur qui voudrait réaliser le croquis d’un paysage, il va à présent nous falloir déterminer un cadre, c’est à dire décider ce qui va être représenté… ou laissé de côté.
Commençons par détailler ce paysage. Qu’est-ce que le capital naturel ? Les économistes de l’environnement le définissent comme l’ensemble des aspects naturels matériels de la planète nécessaires à l’humanité, avant leur transformation par les activités humaines. Bigre !! Une façon de rendre le concept plus concret consiste à réduire ce capital naturel à ses éléments les plus essentiels, ceux qui conditionnent le maintien et la pérennité de la vie sur Terre telle que nous la connaissons aujourd’hui. Les aspects les plus critiques de ce capital naturel concernent la biosphère (la partie vivante de l’écosystème terrestre), dont le maintien dans le temps dépend de sa capacité de charge… elle-même caractérisée par deux fonctions essentielles : la capacité de renouvellement des ressources issues de la biomasse, et sa capacité d’assimilation des déchets.
C’est cette partie du capital naturel critique que l’empreinte écologique s’attache à représenter : la quantité de "nature" (plus précisément, la quantité de capacité régénérative de l’écosystème) qu’il faut mobiliser pour faire fonctionner durablement l’économie humaine. Les éléments du capital naturel sortant de ce cadre sont donc exclus : c’est par exemple le cas des minerais issus de la lithosphère (non renouvelables), des éléments toxiques et radioactifs (non assimilables), de l’eau de l’hydrosphère, etc. Cela ne signifie évidemment pas que ces éléments ne sont pas importants ! Simplement, l’empreinte écologique limite son propre champ d’étude à cette partie régénérative et biologique de l’écosystème.
La matière première : les données statistiques
Voilà pour le cadre d’analyse. Le système comptable de l’empreinte écologique part ensuite du postulat que les ressources naturelles consommées et les déchets générés par l’économie humaine sont identifiables et font l’objet d’un recensement exhaustif.
Qu’en est-il de la réalité ? Qu’il s’agisse d’énergie, d’alimentation ou de tout autre flux biophysique, il est vrai que les agences statistiques des Nations Unies rassemblent chaque année une quantité gigantesque de données concernant les flux biophysiques de toutes sortes. La précision de ces bilans comptables ne cesse de s’améliorer au fil des ans, mais il est évident que nous ne disposerons jamais d’un recensement totalement exhaustif. Et c’est d’autant plus regrettable que la précision même de l’empreinte écologique dépend en grande partie de la qualité et de l’exhaustivité des informations contenues dans ces banques de données. Pour reprendre l’analogie avec un tableau de peinture, disons que la précision de l’image finale dépend en grande partie de la qualité des matières premières mises à disposition. Cela étant dit, le système comptable de l’empreinte écologique prend aujourd’hui en compte plusieurs milliers de données statistiques dans les comptes nationaux [6]… ce qui n’est tout de même déjà pas si mal ! Et, faute de mieux, on part du principe que ces données sont exactes et exhaustives, même si dans la réalité il est probable que cela ne soit pas tout à fait le cas – là encore, on rappellera que le PIB est également très dépendant de la qualité des sources statistiques, qualité qui peut être très variable selon les pays ou les activités considérées.
L’assemblage des données : à la recherche d’une unité de mesure commune
Disposer de données statistiques est une chose. Mais encore faut-il pouvoir les additionner ! Comment agréger des quantités d’énergie (exprimées en joules), de viande, de céréales, de bois ou encore de coton (exprimées en tonnes ou en volumes) ?
On entre ici dans le coeur du système comptable de l’empreinte écologique. Ce dernier part d’un constat simple : l’essentiel des services biologiques qui permettent d’assouvir les besoins de l’humanité trouvent leur origine dans le processus de photosynthèse. Conséquence logique : la quantité de services que la biosphère peut rendre (production de ressources renouvelables, épuration et séquestration de nos déchets) dépend en grande partie de la surface disponible sur Terre pour capter la lumière du soleil par le biais de la photosynthèse. Les surfaces de sol et de mer dotées de cette capacité (et potentiellement utilisables par l’homme) sont qualifiées de "surfaces bioproductives". Elles représentent à la surface du globe environ 11,2 milliards d’hectares (soit 1,8 ha/hab).
Partant de là, on considère que chaque type de consommation ou de production de déchet peut être évalué sous la forme d’une surface bioproductive qu’il convient de mobiliser pour produire ce service. Par exemple, il faut une certaine surface de pâturages pour produire chaque année une tonne de viande, ou une certaine surface d’espaces marins pour produire une tonne de sardines, et tout cela bien entendu en ne ponctionnant que la "plus value" annuelle.
Le principe, on le voit, est à la fois très simple… et très compliqué. Car les difficultés sont innombrables. Par exemple, les surfaces bioproductives présentes sur Terre sont de nature fort diverses et présentent des productivités biologiques très hétérogènes. Pour pouvoir agréger ces surfaces et les comparer d’un pays à l’autre, il faut donc leur donner une valeur de productivité égale. Le système comptable de l’empreinte écologique pondère chaque surface en fonction de sa productivité de biomasse utilisable, et les surfaces ainsi standardisées sont baptisées "hectares globaux" (hag). L’hectare global est donc un hectare de surface bioproductive ayant une productivité de biomasse utilisable équivalant à la moyenne mondiale constatée sur une année donnée (cf. encart). Autrement dit, l’empreinte écologique nous informe sur la surface de planète "moyenne" qu’il faut mobiliser pour répondre à nos besoins.
Le rendu final : une image (forcément partielle) de la soutenabilité
Au final, l’empreinte écologique permet d’apporter des éléments de réponse chiffrés à nos deux questions d’origine : quelle quantité de capital naturel consommons-nous ? Et cette quantité est-elle supérieure à la capacité de régénération des écosystèmes – autrement dit, épuisons-nous le capital naturel ?
Au niveau mondial, l’empreinte écologique de l’humanité est aujourd’hui estimée à un peu plus de 14 milliards d’hectares de sols productifs [7], soit environ 2,3 hag/hab – l’équivalent d’environ quatre terrains de football. Cela signifie qu’en gérant de manière optimale et durable les ressources planétaires,il faut mobiliser au minimum chaque année 2,3 hectares de sols et de mer pour satisfaire les besoins d’un Terrien.
Premier constat : les inégalités sont extrêmement fortes. L’empreinte écologique d’un États-unien est de 9,6 hectares (19 terrains de football), alors que celle d’un Afghan dépasse à peine 0,1 hectare (quatre terrains… de tennis !)
Second constat : l’empreinte écologique de l’humanité (2,3 hag/hab) est supérieure à la biocapacité mondiale (1,8 hag/hab). Il faudrait donc davantage de surfaces bioproductives que celles dont nous disposons pour répondre de manière durable à nos besoins – l’équivalent d’un terrain de foot ! Cela signifie tout simplement que, depuis la fin des années 1980, l’humanité s’est mise à solliciter chaque année davantage de services issus de la biosphère que celle-ci est capable d’en régénérer : le capital naturel critique est donc bel et bien en train de se dégrader. Et cette dette écologique est due essentiellement à deux phénomènes :
– soit une consommation de ressources renouvelables supérieure à leur rythme de renouvellement, ce qui se traduit par un épuisement progressif des stocks (c’est le cas notamment des ressources halieutiques) ;
– soit une production de CO2 supérieure à la capacité de séquestration de la biosphère, ce qui se traduit par une accumulation de carbone dans l’atmosphère… et donc un dérèglement climatique – en plus de l’épuisement des ressources fossiles.
L’empreinte écologique permet ensuite de décliner l’analyse de bien des manières. Par exemple, si chaque habitant de la planète vivait comme un États-unien moyen, il faudrait l’équivalent de (9,6/1,8=) 5,3 planètes comme la nôtre pour subvenir de manière pérenne à nos besoins ! Mais le Français moyen ne fait guère mieux, avec ses trois planètes et ses onze terrains de football ! Bien entendu, les exemples peuvent ainsi se multiplier, ce qui fait toute la force de l’empreinte écologique.
En conclusion : l’empreinte écologique, du mythe à la réalité
Du fait de ses qualités indéniables, l’empreinte écologique a permis de populariser la notion de soutenabilité. Grâce à elle, des milliers de personnes prennent chaque jour conscience des limites écologiques de la planète. Mais ce succès phénoménal a eu pour conséquence paradoxale de faire naître un véritable mythe autour de l’empreinte écologique : le mythe d’un indicateur parfait, à la fois exhaustif et synthétique, rigoureux et pédagogique, scientifique et ludique…
Malheureusement, il ne s’agit là que d’une chimère. Car l’empreinte écologique présente également des limites qu’il est toujours bon de rappeler. Avant tout, nous l’avons vu, l’empreinte ne comptabilise qu’une partie seulement du problème environnemental ; les ressources en eau, les ressources minérales, la dispersion d’éléments toxiques et radioactifs, ou encore la perte de biodiversité ne relèvent pas de son champ d’analyse. Ensuite, même au sein de son périmètre de recherche, l’empreinte ignore ce que les sources statistiques et les bases de données internationales ne recensent pas… ce qui peut induire un écart non négligeable entre la mesure du problème et sa réalité. Enfin, les méthodes d’agrégation sous la forme de surfaces bioproductives sont encore balbutiantes, ce qui amène pour l’instant les concepteurs de l’empreinte écologique à privilégier par prudence une sous-estimation de l’empreinte et une surestimation de la biocapacité… donc une sous-estimation du déficit écologique global. Pour en finir, on se contentera de remarquer deux choses :
– primo : mis bout à bout, les limites de l’empreinte écologique aboutissent à une sous-estimation probable du problème écologique ;
– secundo : l’empreinte écologique présente certainement ni plus ni moins de défauts (et d’avantages) que… le PIB lui même !
En attendant que ce dernier soit définitivement remisé aux oubliettes, l’empreinte semble donc une arme d’auto-défense intellectuelle tout à fait légitime et efficace… à condition évidemment d’en cerner les limites !
[1] Et que dire, dans cette métaphore, de la direction à prendre !?
[2] Voir notamment Piguet F-P., Blanc I., Corbiere- Nicollier T., Erkman S. (2008) "L’empreinte écologique : un indicateur ambigu", Futuribles, n°334, pp. 5-24.
[3] Pour une explication beaucoup plus détaillée de l’empreinte écologique et de son contenu, voir notamment l’ouvrage qui a largement inspiré cet article : Boutaud A., Gondran N. (2009) L’Empreinte écologique, coll. Repères, La Découverte, Paris.
[4] CMED – Commission Mondiale sur l’Environnement et le Développement (1989) Notre avenir à tous, éditions du Fleuve, Montréal.
[5] Boutaud A. (2007) "Croissance, décroissance et soutenabilité", EcoRev’ n°26, pp. 66-70.
[6] Les sources des données utilisées sont notamment consultables sur le site Internet du Global Footprint Network, ainsi que dans
Wackernagel M., Monfreda C., Moran D., Wermer P., Goldfinger S., Deumling D., Murray M. (2005) National Footprint and Biocapacity Accounts 2005 : The underlying calculation method, Global Footprint Network, Oakland.
[7] Pour les résultats de l’empreinte écologique des nations, voir notamment Hails C. (éd.) (2006) Rapport Planète vivante 2006, World Wildlife Fund, Gland. Disponible sur : http://assets.panda.org/downloads/lpr2006fr.pdf.