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« Des chiffres et des mots », exemple d’une contre-expertise citoyenne

lundi 23 mars 2009, par Guillaume Flament

L’association Virage-énergie Nord-Pas-de- Calais a étudié les moyens à mettre en oeuvre, à l’échelle de la région, un plan de sortie du nucléaire accompagné d’une division par quatre des émissions de CO2 d’ici 2050 (travail récompensé récemment par le prix Eurosolar, remis à l’association à Berlin en 2008).

"Diviser par quatre nos émissions de CO2 sans renouveler les réacteurs nucléaires de Gravelines est possible. Sobriété efficacité et énergies renouvelables… Telles sont les solutions proposées par cette étude." Pas mal comme message de com’ antinucléaire, non ? L’"art" des chiffres lorsqu’ils sont utilisés en toute transparence, représente de réels atouts pour crédibiliser une démarche comme celle de l’association. Mais il est important d’exercer un regard critique sur les informations chiffrées et les commentaires qui les accompagnent.

Commençons dès maintenant à relire cette précédente phrase de com’ : l’étude aborde donc les émissions de CO2 (73% des émissions de gaz à effet de serre en France et 85% en Nord-Pas de Calais [1]), et non pas l’ensemble des gaz à effet de serre. Il n’y a aucune erreur dans l’intitulé, aucun mensonge, mais un lecteur peu averti pourrait "glisser" en prêtant plus attention au chiffre en lui-même plutôt qu’à son contenu.

C’est donc sur la base d’un travail prospectif que l’association a édicté des préconisations de politiques publiques et d’actions sur des thèmes précis (bâtiments, transports, urbanisme, énergies renouvelables, agriculture, culture…). Mais pour réaliser cet exercice de prospective, il a fallu identifier un point de départ et des hypothèses définissant le niveau de développement futur. S’agissant du point de départ, il a été défini à partir de sources d’information statistique de type INSEE, Observatoire de l’énergie…

Pour les hypothèses de développement, afin de rester comparable à des études officielles, l’association s’est basée sur les mêmes hypothèses que l’étude "Facteur 4" nationale, présidée par Christian de Boissieu et commandée par les ministères de l’Ecologie et de l’Industrie en 2005 :

– taux de croissance économique moyen de 2,3% par an,

– maintien de l’industrie lourde,

– doublement de la mobilité,

– niveau de confort équivalent (on continue à chauffer les bâtiments, on possède toujours des télévisions, des ordinateurs…).

Bien sûr, ces hypothèses sont critiquables. Mais en prenant les mêmes hypothèses que les scénarios élaborés par les pouvoirs publics, le scénario apparaît bien plus "crédible" pour débattre d’égal à égal avec les scénarios institutionnels.

Si maintenant on s’intéresse au contenu des propositions, un non-initié peut très vite se perdre dans les chiffres.

Par exemple, l’hypothèse de doublement de la mobilité s’effectue avec une baisse de 75% à 26% de la part modale de l’automobile individuelle [2]. Il y a donc une décroissance de l’usage de la voiture (1,1 point par an environ jusqu’en 2050) et un développement massif des alternatives (marche, vélo, transports en commun). Il s’agit bien ici de souligner l’importance du contenu, de ce que sousentend un chiffre.

Prenons un autre exemple, lorsque l’on aborde la question de l’électricité. Si l’on vous dit : "l’éclairage représente 14% de la consommation d’énergie" [3], cette phrase semble avoir un sens, mais il convient de s’interroger et de préciser.

Tout d’abord, de quel secteur de l’éclairage parle-t-on ? Il s’agit ici de l’éclairage du secteur de l’habitat.

Ensuite, par rapport à quel type d’énergie parle-t-on ? Il s’agit ici de l’électricité domestique dite "spécifique" (électroménager, bureautique, éclairage, etc.).

Enfin, comment calcule-t-on ? Puisque l’on parle d’une consommation précise (l’éclairage) qui fait partie d’un domaine défini (l’électricité spécifique) et donc bien un type d’énergie (l’électricité) parmi d’autres et pour un secteur d’activité (habitat) ! Les chiffres précisés prennent en complexité pour un non-initié…

Deux approches sont possibles et se rejoignent :

– la consommation finale d’énergie en France,

– et la consommation finale d’électricité en France (secteur qui représente environ 25% de la consommation finale d’énergie en France [4])

Du point de vue de l’ensemble de la consommation finale d’énergie en France (quelque soit la source : pétrole, gaz, électricité) :

L’électricité spécifique représente 11% de l’énergie finale consommée dans le secteur de l’habitat [5].

L’énergie finale consommée dans le secteur de l’habitat représente 33% du total de la consommation de l’énergie finale en France [6].

L’éclairage représente donc environ 0,5% [7] de la consommation d’énergie finale en France.

Du point de vue l’ensemble de la consommation finale d’électricité en France (quelque soit la source : nucléaire, thermique…)

L’électricité spécifique concerne 46% de la consommation d’électricité finale dans le secteur de l’habitat en France [8].

L’électricité finale consommée dans le secteur de l’habitat représente 33% [9] du total de la consommation finale d’électricité en France.

L’éclairage représente donc 2,1% [10] de la consommation d’électricité finale en France.

Par conséquent, on obtient trois chiffres différents (0,5%, 2,1% et 14%) pour aborder une même question : l’éclairage domestique en France.

Prenons maintenant un exemple, lorsque l’on vous conseille de mettre des ampoules basse consommation pour réaliser des économies d’énergie : prenons l’hypothèse d’une économie de l’ordre de 75% [11]. Annoncée de cette manière, l’économie est importante pour le poste énergétique considéré, mais à l’échelle de la consommation globale d’énergie finale, elle est de moins de 1%. Un chiffre qui peut sembler dérisoire. De même, par rapport à l’électricité finale consommée en France, l’économie serait de l’ordre de 2%.

Néanmoins, il ne s’agit pas ici de dénigrer ces économies mais de redonner une juste valeur aux chiffres que l’on peut nous apporter lorsque l’on parle d’économie d’énergie. Les personnes opposées aux économies d’énergie ne retiendront que le chiffre qui les intéresse : "1%, une économie dérisoire" ! Pour les "chasseurs de gaspi", 75% d’économie d’énergie réalisée sur l’éclairage est "un chiffre qui parle de lui-même, le facteur 4 n’est plus très loin" ! Pour un même sujet, une même source, un même calcul, l’interprétation peut être bien différente. Une chose est sûre : utiliser des appareils et des ampoules plus économes est nécessaire, et la communication auprès de la population est importante pour faire émerger un changement culturel... mais ce n’est pas là que seront réalisées les économies les plus importantes.

Enfin, pour donner un ordre d’idée sur ce que représente une telle économie, en terme d’électricité finale : 2% d’économie, cela représente tout de même presque l’équivalent d’une centrale nucléaire nouvelle génération de type EPR-Flamanville [12] !

Alors, relance du nucléaire ou économies d’énergie ?

L’étude de l’association Virage-énergie Nord-Pas-de-Calais est parvenue à cet exercice de chiffrage d’un scénario de division par quatre, à l’échelle de la région, des émissions de CO2, sans renouvellement de la centrale électrique de Gravelines. Les hypothèses, et par conséquent les chiffrages, sont critiquables, mais l’ensemble de l’étude est transparente quant à la manière d’aborder la question énergétique dans la région. Pour chaque chiffrage apporté, un commentaire, une source, une explication sur l’échantillon considéré, le territoire d’analyse concerné, une date l’accompagnent. Car lorsqu’un chiffre ou une statistique est pris isolément, il devient facile de perdre la justesse de l’information qu’il apporte, et donc, par conséquent, d’en interpréter le sens à sa convenance.

www.virage-energie-npdc.org

contact@virage-energie-npdc.org


[1Source : Citepa, inventaire des gaz à effet de serre en France, au titre de la convention cadre des Nations-Unies sur les changements climatiques, décembre 2005.

[2Source : Virage-énergie Nord-Pas-de-Calais.

[3Source : Observatoire de l’énergie – 2003

[4Source : Observatoire de l’énergie – 2003

[5Source : Observatoire de l’énergie – 2003

[6Source : Observatoire de l’énergie – 2003

[72,1% de 25% = 0,5%.

[8Source : Observatoire de l’énergie – 2003

[9Source : Observatoire de l’énergie – 2003

[1014% de 46% = 6,4% et 6,4% de 33% = 2,1%.

[11Hypothèse fictive pour l’illustration de cet article, néanmoins c’est une économie réaliste si l’on remplace les ampoules à incandescence classique de 75W par des ampoules fluocompactes de 15W.

[12En considérant que la consommation d’électricité de la France est de 421 TWh (Observatoire de l’énergie - 2003), 2% d’économie d’énergie représentent 8,5TWh, soit presque l’équivalent d’une centrale nucléaire nouvelle génération (type EPR Flamanville 1x 1500 MW x 7000h/an = 10 500 000 MWh ou 10,5 Twh).