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Pour une nouvelle alliance entre la science et les mouvements sociaux

par Hervé Le Crosnier

mercredi 21 mai 2008, par EcoRev’

Hervé Le Crosnier s’interroge dans ce texte autour des questions du Pourquoi et du
Comment articuler mouvements sociaux et enjeux scientifiques. La science a fondamentalement
besoin des mouvements sociaux, commence-t-il par nous expliquer, parce que son indépendance
vis-à-vis du marché est loin d’aller de soi. Mais, poursuit-il, dans la foulée du logiciel libre,
certains mouvements sociaux sont déjà, de fait, des acteurs de la science (producteurs,
poseurs de questions, inventeurs de nouveaux modes d’organisation…), en particulier grâce
à l’essor des technologies de l’information et de la communication (TIC). Si cette alliance
nécessaire entre science et mouvements sociaux passe par l’écoute des "critiques populaires"
sur la science, Hervé Le Crosnier considère qu’il est également important de cultiver chez les
citoyens un "imaginaire des sciences citoyennes" ne se résumant pas à la litanie des dangers,
pour ne pas s’enfermer dans des alternatives impossibles qui condamneraient d’avance la
possibilité de cette alliance.

Comment dessiner une nouvelle perspective
commune entre les mouvements sociaux,
notamment les nouveaux mouvements
"antisystémiques" qui veulent construire
un monde qui ne serait pas dirigé par les
intérêts particuliers ou les rapports de force
militaires et économiques, et la recherche
qui souhaite acquérir une indépendance,
dans le cadre d’un projet équilibré, et une
transmission à toute la société des bénéfices
de la connaissance ?

La réflexion engagée par la Fondation
Science Citoyenne me semble devenir
urgente.
Une initiative internationale "Science et
démocratie" [1] déjà soutenue par plus de
400 personnes, en majorité universitaires,
se tiendra lors du Forum Social Mondial de
Bélem en janvier 2009. Ce sera une première
borne vers une nouvelle alliance pour
construire une opposition en phase avec les
enjeux et les techniques du XXIe siècle.

1 – La nécessaire indépendance de la
recherche

Avec le développement de la technoscience
et la marchandisation générale des
connaissances, les conflits d’intérêts
deviennent des enjeux de santé et de
sécurité publique majeurs. L’exemple des
prothèses discales en neurochirurgie en
est une bonne illustration [2].
Le "Prodisc" est un appareil de neurochirurgie,
au prix très élevé (si élevé et aux
résultats peu fiables, que Medicare refuse
de le rembourser aux États-Unis) pour remplacer
les disques lombaires usagés. Or les études le défendant ont été menées par
des neurochirurgiens ayant des intérêts
dans la compagnie productrice. Ces études
ont été présentées devant la Food and Drug
Administration (FDA) pour obtenir l’autorisation
de mise sur le marché... sans que
l’agence soit informée de ces conflits d’intérêts.
Les médecins n’agissent plus alors
comme des chercheurs au service de leur
patients, mais comme des investisseurs,
qui verront un retour financier en cas de
succès. Cela les incline-t-il à regarder avec
un oeil indépendant et critique les données
d’expérience ? Le docteur Zigler, du Texas
Back Institute, a été le premier à réaliser
l’implantation aux États-Unis en octobre
2001. En janvier 2002, il investissait 25000
dollars dans la société Spine Solution, quand
son institution y versait 75000 dollars et
d’autres médecins de celle-ci ajoutaient
70000 dollars.
La société a été rachetée par Synthes, une
entreprise suisse, qui a déposé à la FDA
pour l’approbation du mécanisme une
requête portant sur 162 patients ayant reçu
le faux disque et 80 ayant subi une opération
traditionnelle de "fusion des vertèbres".
Mais 50 patients dits "cas d’entraînement"
et 21 autres patients n’ont pas été inclu, un
taux de rejet très fort, qui avait conduit le
Medicare à ne pas rembourser les interventions.

Ce type de situation devient si fréquent
que d’autres neuro-chirurgiens viennent de
créer une association "for ethics in spine
surgery". Le but de l’association est de
promouvoir "le bien-être des patients, une
médecine expérimentale et d’accroître la
conscience publique de l’influence néfaste et
permanente de l’industrie sur les médecins
et les patients" [3].
C’est un signe que la
"communauté scientifique" pourrait se diviser
sur la question de l’indépendance de la
recherche.

Cet exemple relance la nécessité de contrôler
les publications scientifiques par
d’autres moyens que le simple "contrôle
par les pairs". Ce dernier vise à déterminer
la cohérence logique des expériences (adéquation
entre la méthode employée et les
résultats obtenus, connaissance correcte
de la littérature spécialisée, relations entre
les résultats et les conclusions...), mais ne
se penche pas sur les conditions de réalisation
des travaux scientifiques, ni sur les
impacts en dehors de la sphère de référence
du domaine de recherche (par
exemple les impacts économiques, sociologiques,
écologiques, de santé...).

Les exemples de conflits d’intérêt sont
nombreux, mais plus largement, quand une
recherche est financée par une industrie, les
résultats ont une nette tendance à s’avérer
plus conformes aux attentes de cette industrie.
Ceci est particulièrement visible dans
les recherches en nutrition, qui vantent des
qualités médicales de produits alimentaires...
et servent ensuite pour la publicité
de ces produits [4].

Quand des scientifiques lèvent des questions
qui vont à l’opposé des intérêts des
grandes entreprises, celles-ci organisent
des contre-feux, souvent en finançant
d’autres chercheurs pour publier des
articles démentant les recherches, ou du
moins semant le trouble. Ce fut le cas de
l’industrie du tabac dans les années 90
pour contrer la découverte par des chercheurs
japonais des effets du tabagisme
passif sur les cancers des poumons. Contrerecherches
financées par les majors du
tabac, discussion des résultats pour "semer
le doute"... tout un arsenal digne des
meilleurs public relations a été mis en
oeuvre dans le domaine scientifique [5].

Cette même stratégie a été reprise par l’industrie
du pétrole, notamment Exxon, pour
susciter le doute sur la question du réchauffement
climatique. Un très long et très
documenté rapport de l’Union of Concerned
Scientists met à jour ces stratégies et pourrait
constituer un bréviaire pour l’étude des "contre-feux" allumés par les intérêts
industriels quand des découvertes mettent
en danger leur secteur industriel [6].

Les scientifiques critiques et indépendants
peuvent causer des baisses dans les revenus
des universités ou des revues et se voir
marginalisés par leurs propres collègues,
comme le prouve l’exemple de Ignacio
Chapela, de l’Université de Berkeley. En
montrant que la pollution aux OGM était
réelle au Mexique, il a mis en danger les
accords entre Berkeley et Monsanto, au
grand dam de ses collègues. Ce sont pourtant
ses travaux qui ont été utilisés en
France pour déclarer la clause de sauvegarde
du maïs MON810 [7].

2 – Quand les citoyens s’emparent de
l’approche scientifique et technique

Il faut donner aux citoyens le goût de la
science. C’est avec des citoyens conscients de
la place de la science dans la société – et non
avec des luddites – que nous pourrons
prendre en compte la nouvelle organisation
du monde. Philippe Aigrain souligne que
c’est en aimant la science que l’on peut efficacement
critiquer ses dérives, mais aussi la
place disproportionnée qu’elle occupe dans
l’imaginaire contemporain.

On est passé d’alternatives de classes,
ayant des projets portant sur ce qui est
directement appréhensible par les individus
(l’égalité, les droits économiques et sociaux
et le refus des dominations dictatoriales
ou nationales) à des alternatives de
construction d’un bien commun de la
connaissance et de l’organisation du
monde. Le terme "antisystémique" qui est
en vogue actuellement montre bien cette
nouvelle capacité des mouvements à se
construire en mode symbiotique avec les
avancées des sciences et des techniques :
utiliser les dernières recherches pour y
construire des alternatives qui restent des
orientations éthiques pour les individus et
la société.
Le mouvement des logiciels libres est à la
fois le premier de ces mouvements (dans le
temps et dans le nombre de participants) et
le symbole de cette nouvelle façon d’appréhender
les sciences et techniques pour
construire de nouvelles figures de la liberté
avec les outils de la domination. Ce mouvement
est d’autant plus significatif qu’il renvoie
à une réticence d’origine des
populations envers les ordinateurs (1984
de Georges Orwell, ou les premières actions
en France des mouvements contre les ordinateurs
– CLODO, Toulouse 1979, refus de
GAMIN et association entre informatique et
fichage).
Le mouvement des logiciels libres a ouvert
une brèche. Il est maintenant largement
suivi par de nombreux mouvements innovants
qui constituent leur propre caractère
scientifique dans le cadre de leur
démarche :
- Creative Commons [8]
- Opencourseware, une initiative lancée par
le MIT [9] pour ouvrir et diffuser les supports
d’enseignement.
- Mouvements de malades pour devenir des
"experts" de leur propre situation et de ce
fait discuter d’égal à égal avec la puissance
médicale, tant au niveau inter-individuel
(les "amateurs-professionnels" [10]) que
collectif et international (place des associations
de malades dans les négociations de
l’OMC à Doha sur la propriété immatérielle).
- Mouvement des scientifiques pour rendre
publics les résultats de recherches, tant les
articles (Budapest Open Access Initiative [11]) que les données (science-commons, et
le conflit dans les années 2000 autour de
la libre publication des données du génome
humain), voire les produits (notamment les
logiciels, dont la manière particulière d’inscrire
la connaissance de façon incrémentale
s’adapte bien à cette démarche).
- Mouvements paysans qui essaient de sortir
la recherche en biotechnologie du cadre
restreint de l’analyse des propriétés biochimiques
pour replacer cela dans un triple
espace : économique et social (rôle et place
des paysanneries dans le monde, dangers
de l’exode rural sous la pression des
semenciers) ; juridique (comment éviter
l’accaparement de biens communs ancestraux
et partagés depuis des millénaires) ;
éthique (quelle relation de l’homme à la
nature s’exprime dans ce que nous mangeons
 ; pourquoi la "campagne" n’est pas
une "entreprise de service alimentaire"
pour les urbains...).
- Mouvements contre la publicité et l’industrie
de l’influence.
- Coordination de mouvements pour rendre
le savoir accessible à toutes et tous, indépendamment
des questions économiques,
de genre ou de religion. Et pour offrir à
toutes et tous les moyens de construire
collectivement du savoir en faisant circuler
dans les groupes les savoirs existants et les
analyses critiques (A2K, access to knowledge,
coordination de nombreux mouvements,
notamment des bibliothécaires – IFLA – des
consommateurs – KEI – et des mouvements
du Tiers-Monde (Thirld World Network, The
South Center) [12].

- Existence d’un mouvement global d’opposition
aux mainmises de l’industrie
informatique et des télécommunications sur
les nouvelles technologies qui s’est largement
exprimé lors du Sommet Mondial sur
la Société de l’Information [13]. Ces sommets,
tenus sous l’égide de l’ONU en 2003
et 2005, ont vu la forte présence d’une
"société civile" du numérique qui a su faire
le lien entre les situations des démunis
(économiquement) et leur privation de
parole (sur les réseaux et les médias).
- Mouvements pour la reconnaissance des
savoirs traditionnels et contre la biopiraterie.
Le Tiers-Monde ne veut plus être considéré
comme un réservoir de diversité biologique
pour que la "recherche hélicoptère" vienne
y trouver, en interrogeant les populations
locales, les moyens de panser les maux
des riches parmi les riches (exemple du
cactus Hoodia pour lutter contre l’obésité),
pour rapporter ensuite les résultats et les
brevets dans les universités ou les entreprises
du Nord.

3 – Une nouvelle alliance

Cette description du paysage d’émergence
de nouveaux mouvements sociaux centrés
sur les questions scientifiques, de la sociologie
à la biotechnologie, est accentuée
par la pénétration des TIC partout et dans
toutes les couches de la population (et
dans les pays en développement au travers
des télécentres ou des opérations
publiques – dans les écoles – ou privées
comme l’OLPC).
Les citoyens peuvent dorénavant :
- accéder : la recherche scientifique n’est
plus isolée, gardée derrière les murs des
bibliothèques et protégée du regard profane
par le prix excessif des revues scientifiques ;
- commenter : le phénomène des blogs et
la capacité d’alerte ainsi offerte à chacun,
au moins dans sa sphère d’influence. À ce
titre, la distinction entre blogs (ou plus
globalement blogosphère) et médias doit
aussi être pensée en termes positifs : il
vaut souvent mieux consolider des réseaux
pour partager des connaissances et des
prises de position que de s’adresser de
façon indifférenciée à "tous", ce qui
conduit généralement à la pipolisation de
la vie publique, aujourd’hui dans le
domaine politique... Mais gardons nous de penser qu’il n’en soit pas de même dans le
domaine scientifique, à l’instar des divagations
télé-nucléaristes de Carlos Rubia ou
de Georges Charpak ;
- alerter : en construisant un argumentaire
commun (l’espace wiki, encore sous-utilisé)
et en proposant des formes de mobilisation
par swarming (le moment ou se constitue
un essaim), à l’image des mouvements antipublicité,
ou des faucheurs volontaires.

Quand les questions du pouvoir (politique
et militaire) et de la redistribution des biens
produits par l’économie étaient au centre
des révolutions en marche, la question de
la connaissance, de la science, de l’éducation
et de la transmission de l’information
appartenaient à la sphère des "superstructures".
Dans cette analyse, elles ne constituaient
pas un enjeu réel des affrontements,
mais un adjuvant (cf. la volonté de Louis
Althuser de définir une "scientificité" du
marxisme, comme badge décoratif sur la
vraie politique menée par les scientistes
du PCF). Quelques penseurs, comme
Antonio Gramsci (la question de "l’hégémonie
culturelle") ou Alexandre
Grothendieck et René Dumont (naissance
de l’écologie en France) avaient essayé de
percer ce modèle, avec un succès limité,
tant leur projet de société était repoussé au
lendemain de la "prise du Palais d’Hiver".
Avec la démarche antisystémique actuelle et
avec les évolutions très rapides des
sciences et techniques, cette position est
intenable : la question scientifique et culturelle
(au sens large, de définition de la
place de l’Homme sur la planète, de ses
émotions et ses désirs, de ses folies et ses
ambitions) devient une composante centrale
des nouveaux mouvements sociaux.
Ainsi :
- Les sciences ont besoin de temps pour
peser les effets des techniques qu’elles permettent
(il y a toujours "technoscience").
Ce "principe de précaution" est contraire
aux intérêts des financeurs de la recherche,
souvent les entreprises privées, soit directement
(pharmacie) soit indirectement
(contrats universitaires, en sciences dures
comme en sciences humaines, cf. l’usage
de la sociologie ou de la psychologie dans
les recherches des entreprises). C’est aux
mouvements sociaux d’imposer ce temps
scientifique nécessaire. L’exemple de l’action
des "Faucheurs volontaires", allant jusqu’à la
grève de la faim de José Bové et ses amis
en janvier 2008, a dessillé les yeux et permis
la publication du rapport de la Haute
Autorité provisoire cumulant les recherches
scientifiques (notamment celles de Ignacio
Chapela ou de Gilles-Eric Séralini) et
concluant à des "doutes sérieux" sur l’innocuité
et le confinement du maïs MON810.
Le président de cette Haute Autorité ajoutait
alors : "Ce document ne compte pas moins de
quatorze interrogations s’appuyant sur quatre
faits scientifiques nouveaux (dont un seul
expressément positif) et neuf questions insuffisamment
prises en compte ou nouvelles,
comme devant être prises en considération
dans l’évaluation des impacts de tout OGM"...
Bref, mot pour mot ce que disent les
Faucheurs volontaires depuis cinq ans.
- les leçons philosophiques (et l’organisation
des communautés) qui accompagnent
les développement scientifiques et techniques
prennent autant d’importance que
les découvertes ou innovations ellesmêmes.
L’utilisation du terme de "communauté"
dans l’Internet est agaçante par son
appropriation par des stratégies marketing
(nous appartiendrons à la "communauté"
définie par nos achats, passés et futurs...),
mais elle représente néanmoins une
volonté des nouveaux mouvements sociaux
du numérique de "faire ensemble" (et pas
seulement être "tous ensemble"). Là
encore, la question des logiciels libres est
significative : la volonté de ne pas laisser
dépendre l’expression des cultures et des
connaissances de structures techniques
"propriétaires" – rendant possible la mainmise
du support sur le contenu – est plus
importante que la qualité ou l’ergonomie des logiciels... Même si avec le temps, ces
qualités sont aussi au rendez-vous.
- La décision politique renvoie de plus en
plus à des appels à l’"expertise", comme le
montre la multiplication des "rapports". Or
cette expertise – qui devient un moment
essentiel de la vie citoyenne – est souvent
produite par les entreprises des secteurs
concernés, et les "avis" des citoyens renvoyés
dans le registre de "l’opinion". Les
questions de conflits d’intérêt qui ont été
décrites plus haut trouvent là un terrain
d’expression encore plus flagrant (d’autant
que cela implique souvent des décisions
qui touchent de larges pans des populations
et des territoires, à l’image des technologies
nucléaires ou des choix d’architecture et
d’urbanisme – cf. la crise de l’amiante). Les
mouvements sociaux répondent par la
constitution d’entités d’analyse et de proposition
indépendantes, comme la CRII-RAD
(nucléaire), le CRII-GEN (génétique),
l’ACCRO (contrôle de la radioactivité). C’est
fort de ces expertises qu’ils peuvent
ensuite intervenir avec pertinence dans le
débat politique. Une question néanmoins :
que peuvent faire les chercheurs des universités
dans cette situation ? Pour qui verseront-
ils leur expertise ? Et de quelle
protection pourront-ils bénéficier (question
du statut des "lanceurs d’alerte") ?

4 – Transmission sociale
de la connaissance

Mais plus encore, la construction d’un système
de transmission critique de la science
et de la technique, qui remette en question
le schéma de la technoscience, passe par
deux aspects contradictoires :
- Favoriser la culture scientifique, donner
aux citoyens, et notamment aux jeunes, le
goût des découvertes, des analyses et de la
déduction. L’imaginaire des sciences
citoyennes ne peut se résumer à la litanie
des dangers, mais intégrer les perspectives,
et apprendre à l’ensemble de la société
qu’il y a toujours un équilibre des risques
et des avantages. La question de la
citoyenneté et de la légitimité des
recherches ne se pose pas pour toutes les
recherches, ni en toute circonstance, mais
concerne principalement le refus des
expériences de "savants fous" qui sont
devenues la perspective prométhéenne de
nombre de scientifiques (cf. la question de
la "vie artificielle" et du "Synthia" de Craig
Venter, dont l’associé et ancien Prix Nobel
Hamilton Smith, répondait à un journaliste
lui demandant s’il ne jouaient pas à Dieu :
"We don’t play" [14].

- rendre audibles les réticences et les critiques
populaires par la définition d’un
équilibre entre les perspectives économiques
et industrielles et les intérêts des
populations. Tant que l’on n’écoutera pas
les inquiétudes, la dissymétrie de "l’expertise"
ne fera qu’accroître le fossé entre la
démocratie adaptée à la situation mentale
ouverte par la crise écologique et la prise
de décision par les lobbies et les groupes
techno-industriels en fonction de leurs seuls
intérêts économiques immédiats.
La question de l’indépendance scientifique
est trop souvent vécue comme une volonté
de ne pas rendre compte à la société des
recherches, mais aussi parmi les scientifiques
comme un moyen de s’affranchir des
critiques sur l’impact de leurs travaux en
dehors de leur stricte zone de compétence.
La faiblesse de l’enseignement de l’épistémologie
dans les universités est un des
aspects sur lequel nous pourrions intervenir
pour éclairer cette contradiction.
Quand nous appelons de nos voeux une
"nouvelle alliance" entre les chercheurs et les
mouvements sociaux, c’est bien la prise en
compte des nouvelles formes d’organisation
du monde, de contrôle sur les populations
(informatique et biopouvoir) mais aussi la
nécessité de créer un nouvel imaginaire
coopératif et dégagé des impératifs immédiats
qui sont en jeu. C’est un des aspects
(mais il y a en d’autres, tant le schéma de ce
qui peut se passer n’est pas encore défini, et
ouvert aux idées et pratiques des chercheurs et des mouvements sociaux) du Forum
social mondial Sciences et démocratie qui
se tiendra dans le cadre du FSM de Bélem
(Brésil) en janvier 2009. Il ne s’agit ni d’assurer
le contrôle des chercheurs par les
mouvements (relents de Lissenkysme et
d’un scientisme "prolétarien" qui serait
insupportable aux chercheurs), ni de permettre
l’intrusion de la logique scientifique
et du productivisme au sein des mouvements
sociaux.
L’alliance, c’est la volonté de ne pas se
laisser enfermer dans les "alternatives
impossibles" que tentent de nous imposer
les médias et les penseurs aux ordres ("le
nucléaire ou la bougie", ou "les OGM ou la
faim", "le modèle Microsoft ou la fracture
numérique"...). C’est la création collective
et dès maintenant d’un autre regard sur le
monde, qui passe par l’expérimentation
techno-sociale (l’Internet et, plus généralement,
le numérique étant de ce point de vue
un support à ce type de reconstruction politique
et sociale – cf. le succès des créations
coopératives tel Wikipedia) et l’ouverture de
chacun, mouvements et scientifiques, à la
critique positive et collective.
Ce n’est pas un chemin tout tracé, ni sans
embûches. Mais c’est une volonté de définition
politique qui me semble adaptée à
l’importance des sciences et techniques
dans la construction – tant réelle qu’imaginaire
et culturelle – du monde du XXIe siècle.

Hervé Le Crosnier
Paris, le 1er février 2008
Texte sous licence Creative commons by-nc


[2"Financial Ties Are Cited as Issue in Spine Study",
by Reed Abelson, The New York Times, 30 janvier 2008
http://www.nytimes.com/2008/01/30/business/30spine.
html

[4"Relationship between Funding Source and
Conclusion among Nutrition-Related Scientific Articles",
PloS Medecine
http://medicine.plosjournals.org/perlserv/?request=getdocument&
doi=10.1371/journal.pmed0040005&ct=1

[5"How the Tobacco Industry Responded to an
Influential Study of the Health Effects of Secondhand
Smoke", Mi-Kyung Hong, public administration analyst,
Lisa A. Bero, professor, British Medical Journal, 14
décembre 2002
http://www.bmj.com/cgi/content/full/325/7377/1413

[6"Scientists’ Report Documents ExxonMobil’s
Tobacco-like Disinformation Campaign on Global
Warming Science. Oil Company Spent Nearly $16
Million to Fund Skeptic Groups, Create Confusion",
Union of Concerned Scientists, 3 janvier 2007
http://www.ucsusa.org/news/press_release/ExxonMobil-
GlobalWarming-tobacco.html

[7"The Sad Saga of Ignacio Chapela", John Ross,
février 2004
http://www.theava.com/04/0218-chapela.html

[8Le Crosnier, Hervé, "Construire le libre-accès à la
connaissance", in "Entre public et privé : les biens
communs dans la société de l’information", 20 octobre
2005, Lyon
http://archives.univ-lyon2.fr/222/ et la mise en perspective
de la propriété immatérielle.

[10"The Pro-Am Revolution", Demos, 2005
http://www.demos.co.uk/publications/proameconomy

[11Budapest Open Access Initiative
http://www.soros.org/openaccess/

[12Compte-rendu de la conférence "Access to
Knowledge" qui s’est tenue à l’Université de Yale du
21 au 23 avril 2006, par Hervé Le Crosnier (Université
de Caen) http://herve.cfeditions.org/a2k_yale/

[13"Relieurs", Valérie Peugeot,
http://www.vecam.org/article364.html

[14"Patenting Pandora’s Bug : Goodbye, Dolly...
Hello, Synthia !" J. Craig, "Venter Institute Seeks
Monopoly Patents on the World’s First-Ever Human-
Made Life Form", ETCGroup, 7 juin 2007
http://www.etcgroup.org/en/materials/publications.html ?
pub_id=631