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Une loi pour protéger l’alerte et l’expertise

par André Cicolella

mercredi 21 mai 2008, par EcoRev’

Simple citoyen ou scientifique travaillant dans le domaine public ou privé, le lanceur
d’alerte se trouve confronté à un fait pouvant constituer un danger potentiel pour l’homme
ou son environnement, et décide de porter ce fait au regard de la société civile et des pouvoirs
publics. Si, en France, il n’existe pas de loi pour protéger les lanceurs d’alerte, André
Cicolella montre dans ce texte qu’il en existe ailleurs et que les mentalités évoluent chez nous.
Il trace les grandes lignes de ce que doit être cette loi en soulignant l’importance d’y associer
une réforme ambitieuse concernant les conditions de l’expertise dans les domaines de la
sécurité alimentaire et environnementale.

C’est un des acquis du Grenelle de
l’Environnement, dont le document final
d’octobre 2007 a retenu deux objectifs :
- "Création d’une haute autorité indépendante
de médiation des conflits sur l’alerte
et l’expertise environnementale, dont les
attributions et les modalités de fonctionnement
seront déterminées dans le cadre
d’une mission parlementaire. Cette autorité
pourrait constituer une instance d’appel
en cas d’expertises contradictoires et pourrait
être garante de l’instruction des situations
d’alerte".
- "Un Haut Conseil de l’Expertise garant de
la transparence, de la méthodologie et la
déontologie de l’expertise".

A ce stade, la forme institutionnelle n’apparaît
pas complètement déterminée, mais
c’est déjà en soi un changement qualitatif
majeur. C’est la première fois en effet qu’un
texte officiel reconnaît la légitimité des lanceurs
d’alerte et fait le lien entre alerte et
expertise.

Plusieurs affaires d’actualité ont illustré la
nécessité pour la France de se doter d’une
telle loi. Le 13 mars, la 17e chambre du
Tribunal de Grande Instance de Paris rendait
son verdict dans l’affaire de la plainte déposée
par le Comité des Salines de France
(CSF) pour complicité de diffamation contre
Pierre Meneton. Ce dernier, chercheur Inserm
et spécialiste de l’hypertension, avait
déclaré dans une interview au journal TOC
en mars 2006 : "Le lobby des producteurs de
sel et du secteur agroalimentaire industriel
est très actif. Il désinforme les professionnels
de la santé et les médias". Le journal luimême
était poursuivi pour diffamation. Le jugement a annulé les poursuites contre Pierre
Meneton, en raison d’une erreur de procédure,
mais a cependant émis un jugement sur
le fond, en relaxant les journalistes : "Il ne
s’agit que de l’évocation d’une question
d’ordre général sur l’utilisation excessive
d’un produit naturel qui, quelle que soit sa
pertinence, ne dépasse pas les limites autorisées
de la liberté d’expression dans une
société démocratique"… C’est la reconnaissance
que l’alerte fait bien partie de la
liberté d’expression. Le résultat était
attendu, au vu de la façon dont s’était
déroulée l’audience, et notamment de cette
déclaration forte de la procureure : "Un
chercheur a non seulement le droit de communiquer,
mais il en a aussi le devoir".
C’était bien là le véritable enjeu du procès.

D’autres affaires emblématiques d’actualité
illustrent la nécessité d’une loi :
- Christian Vélot, enseignant-chercheur en
génétique à Orsay, victime de mesures de
représailles en raison de son engagement
sur la question des OGM.
- Véronique Lapidès, présidente du Comité
Vigilance Franklin, de Vincennes, à l’origine
de l’alerte sur les cas de cancers de l’enfant
survenus dans une école bâtie sur les
anciennes friches industrielles Kodak est
aujourd’hui poursuivie pour diffamation par
le maire de Vincennes pour avoir fait état
du refus de ce dernier de donner suite à la
proposition de dépollution du site faite par
Kodak [1].
La jurisprudence commence à reconnaître la
légitimité des lanceurs d’alerte. Deux ans
auparavant, la même 17e chambre avait
relaxé Etienne Cendrier, animateur de
"Robins des Toits" poursuivi par SFR et
Orange pour complicité de diffamation pour
une interview dans le Journal du Dimanche.
En 2004, le Tribunal de Grande Instance de
Troyes établissait la première jurisprudence
de protection du lanceur d’alerte citoyen en
déboutant Bayer Crop Science dans sa
plainte contre Yves Védrenne, président du
syndicat national des apiculteurs, accusé de
"dénigrement fautif", pour avoir mis en
cause l’insecticide Gaucho dans la dépopulation
des ruches. Un mois plus tard,
celui de Mende rendait un verdict identique
dans une plainte similaire.
La première jurisprudence pour un chercheur
est celle de la Cour d’appel de Nancy du 17
juin 1998, confirmée le 11 octobre 2000 (2)
par la Cour de cassation. Marie-Angèle
Hermitte, juriste au CNRS et spécialiste
reconnue de l’alerte et de l’expertise, l’a
saluée comme un changement majeur (3) :
"Pour affirmer que le refus d’obéissance d’un
cadre en désaccord avec sa direction sur la
manière de traiter l’évaluation d’un risque
pour la santé publique ne constituait pas
une cause réelle et sérieuse de licenciement,
la Cour d’appel a posé le principe, du ’respect
de l’indépendance due aux professionnels
de la santé au travail’….L’arrêt du 11
octobre fait entrer dans ce schéma un tiers
inattendu, le public dont il s’agit de protéger
la santé. La liberté d’expression qui eut pour
ambition de permettre une ’citoyenneté’
tournée vers la défense des intérêts des travailleurs,
est utilisée ici dans l’intérêt des
tiers ; il s’agit, en favorisant l’expression des
conflits au sein de l’entreprise, de fragiliser
la loi du silence qui unit les salariés et la
direction, face au reste de la société".

Ces jurisprudences ont préparé le terrain
et il est grand temps que la France se
dote d’une loi spécifique de protection,
comme l’ont fait les pays anglo-saxons
depuis plusieurs années, car toutes les
affaires de lanceurs d’alerte ne se terminent
pas aujourd’hui, loin s’en faut, de
façon victorieuse. Cependant le bilan des
lois anglo-saxonnes ne doit pas conduire à
les copier sans réfléchir forcément.

La protection des whistleblowers

Le whistleblower [2] est devenu un personnage
reconnu d’intérêt public. Une loi
américaine permet en effet à tout citoyen d’agir au nom des Etats-Unis, et d’intenter
des procédures, en cas de fraude ou de
détournement de biens publics, survivance
d’une loi anglaise médiévale, dont les premiers
mots latins, "qui tam", ont donné le
nom de cette loi.
La plainte est reçue quand l’information
permet à l’administration de prendre
connaissance de la fraude. Une enquête
confidentielle est menée. L’anonymat de
l’informateur est protégé, ainsi que sa sécurité.
Le fraudeur avéré, outre des amendes,
est astreint à verser à l’Etat le triple du préjudice
subi. Sur cette somme, l’informateur
reçoit un pourcentage de l’ordre de 15 à
30%. Cette loi touchait principalement dans
les années 1980, des affaires concernant
l’industrie militaire, mais depuis les années
1990, les affaires de santé publique sont
dominantes.

Il existe une autre loi, le Whistleblower
Protection Act, mais celle-ci ne peut être
invoquée que par des employés du secteur
public. Son champ est celui de la corruption
et des détournements de fonds public et
toutes les divulgations de cas de violation
de la loi, de façon générale, que les "fonctionnaires"
peuvent constater à leur poste
de travail (abus d’autorité, mauvaise gestion,
mise en danger de la santé ou de la
sécurité publique, gaspillages, etc). Elle
contient des dispositions visant à protéger
le "lanceur d’alerte" et le mettre à l’abri de
toutes représailles.
Deux agences gouvernementales sont chargées
d’appliquer la loi de protection des
lanceurs d’alerte : l’Office of the Special
Counsel (l’OSC) [3] et le Merit Systems
Protection Board (le MSPB) [4]. L’OSC agit à
la manière d’un procureur auprès d’un juge,
pour ce qui est de son rapport avec le MSPB.
L’OSC est un organisme indépendant d’enquête
et de poursuite judiciaire. Il enquête
sur les plaintes des personnes ayant subi
des représailles à la suite de la divulgation
de dysfonctionnements tels que violations
de la loi, mauvaise gestion, gaspillage de
fond, abus d’autorité et mise en danger de
la santé et de la sécurité publique. Le MSPB
est une agence indépendante, établie pour
protéger le système fédéral contre les pratiques
partisanes et assurer la protection
des employés contre les abus du management.
Pour améliorer le fonctionnement du
système, de nouvelles dispositions permettent
aux fonctionnaires de saisir directement
le MSPB de leur affaire, sans passer par
l’OSC. Celui-ci est alors habilité à trancher la
mesure et à agir au nom de l’employé qui a
interjeté appel.
A la suite des scandales financiers du type
Enron, la loi Sarbanes-Oxley en 2002 a renforcé
les pénalités contre les escroqueries
financières, mais aussi prévu l’instauration
d’un dispositif de protection des lanceurs
d’alerte contre les représailles. Cette loi a
des répercussions sur toutes les entreprises
cotées à New York, et donc sur leurs filiales
françaises. Curieusement, cette transposition
en France a été bien vite qualifiée d’appel à
la délation, comme si la délinquance financière
pouvait être légitime.

Le dispositif de la Grande-Bretagne

A la suite des accidents survenus au
Royaume-Uni, qui auraient pu être évités si
des salariés avaient alerté sur les entorses
à la sécurité qu’ils avaient constatées, l’organisation
"Public Concern at Work" [5] a
milité pour la mise en place d’une loi entrée
en vigueur en juillet 1999 : le Public Interest
Disclosure Act (PIDA) [6].

Cette loi concerne tous les employés, du
public comme du privé, y compris les stagiaires,
les personnes qui travaillent sous
contrat ou pour des particuliers, sans restriction
d’âge ou de durée minimum au poste
de travail. Les motifs de plainte peuvent
être tous cas de négligence, le non respect
du droit, le danger pour la santé, la sécurité,
l’environnement, etc. Les agences habilitées
à recevoir les plaintes ou divulgations sont
au nombre de 37. La loi prévoit que, sous certaines réserves, puissent être alertés la
presse, les parlementaires, la police.

C’est en grande partie sur le modèle du
PIDA anglais qu’ont été élaborées les lois
en Afrique du Sud, Australie et Nouvelle
Zélande. Une innovation dans ces deux
pays est le rôle confié à un médiateur
(ombudsman), qui dispose des moyens
d’investigation et de protection des divulgateurs.
Du bilan de fonctionnement de la
loi néo-zélandaise, publié en décembre
2003 [7], il ressort que la loi a été très peu
utilisée et n’a permis la révélation d’aucune
affaire importante. Le rôle assigné
aux ombudsmen est facteur de confusion,
car leur mission particulière de conseil et
d’assistance les place dans une situation
centrale, sans toutefois leur attribuer la
responsabilité de superviser le déroulement
du processus de divulgation. Aucune
agence ou autorité n’est désignée pour la
coordination et la supervision du processus.
La conclusion du rapport est que les
objectifs ambitieux du Public Disclosures
Act n’ont pas été atteints et qu’il n’y a
pas eu d’allègement significatif des difficultés
qu’un lanceur d’alerte trouve sur
son parcours. Ce bilan est à prendre en
considération pour imaginer aujourd’hui un
dispositif de protection en France.

Vers une loi de protection
de l’alerte et de l’expertise

L’idée est défendue par la Fondation Sciences
Citoyennes depuis sa création. L’objectif est à
la fois d’assurer une protection individuelle,
mais aussi d’agir en amont, par une protection
du processus d’expertise. La proposition
est aussi, à la différence des lois des pays
anglo-saxons, de cibler l’alerte sur le champ
de la sécurité sanitaire et environnementale,
sans l’élargir à toutes les situations de
dénonciation de la corruption, mais en prenant
en revanche en considération toutes
les questions relatives à l’expertise, jusqu’à
la production des connaissances. Cela
n’exclut pas, bien au contraire, qu’un dispositif
similaire soit construit pour lutter
contre la corruption dans les entreprises,
mais les contextes sont différents et nécessitent
des dispositifs spécifiques.

Une telle loi doit mettre mette en place
des actions touchant :
1. aux aspects de liberté d’expression individuelle
et collective de tout citoyen ou
groupe de citoyen. Le Code Civil et le Code
du Travail doivent être modifiés en s’inspirant
de l’évolution de la jurisprudence, des
propositions de l’association "Transparency
International" et de la clause de conscience
de l’APSAB sur la protection individuelle des
lanceurs d’alerte (création d’un statut de
salarié protégé et définition de sanctions
contre ceux qui se livrent à des représailles) ;
2. à la création d’une Haute Autorité De
l’Expertise en Sécurité Sanitaire et
Environnementale (HADESSE). Sur le
modèle de la Commission Nationale
Informatique et Libertés, cette autorité
administrative indépendante aurait la mission
de renouveler les modes d’expertise,
pas seulement sous un angle technique ou
utilitaire mais aussi en termes d’impact et
de projet sociétal, de définir les conditions
de l’expertise, en établissant une charte de
l’expertise et en veillant à sa bonne application.
Elle devra définir le droit d’accès
aux données des comités d’experts, vérifier
les déclarations de conflit d’intérêt et les
conditions de composition des comités
d’experts. Par exemple, toute personne
ayant postulé à un comité d’expert aura le
droit de faire appel auprès de la Haute Autorité, au cas où elle ne serait pas retenue.
La Haute Autorité devra veiller à la
mise en oeuvre des rapports d’expertise.
De la même façon qu’une loi peut être bloquée
par l’absence de publication de
décrets, il n’est pas acceptable qu’un rapport
d’expertise ne soit pas pris en compte.
S’il ne l’est pas, une justification devrait
être fournie dans un délai relativement
court. Une autorité ayant reçu un rapport
d’expertise sera tenue de faire savoir ce
qu’elle compte en faire. La Haute Autorité
organisera la réalisation des lignes directrices
pour servir de guide à la réalisation
des expertises, en lien avec l’échelon européen
et mondial.
La mission de cette Haute Autorité sera
aussi de définir les principes d’une charte
d’éthique et de déontologie pour les organismes
de recherche et d’expertise, et de
contrôler sa mise en oeuvre. Elle sera dotée
d’une capacité d’autosaisine. Un bureau
rattaché à la Haute Autorité sera mis en
place dans les grands organismes d’expertise
ou de production de connaissance
publics et privés. Elle veillera à la protection
des personnes. Un chercheur sanctionné
directement ou indirectement (fermeture
d’un laboratoire ou baisse des crédits)
pourra saisir la Haute Autorité et recevoir un
soutien, y compris juridique.
Cette Haute Autorité aura aussi vocation à
définir les conditions des relations entre les
organismes de production d’expertise et les
citoyens, et à veiller à leur mise en oeuvre :
droit à l’information du public, notamment
sur les conditions de présentation des résultats
de l’expertise (dissociation des éléments
avérés, des éléments incertains, présentation
des différentes hypothèses et des raisons
pour lesquelles elles n’ont pas été retenues).
Elle recevra les plaintes relatives aux
conditions d’expertise ou de prise en
compte de l’alerte lancée par une personne
ou une association. Ce travail pourra être
prolongé par la mise en débat public et l’organisation
de conférences de citoyens, sous
l’égide de cette Haute Autorité.
La Haute Autorité élaborera enfin un rapport
annuel examiné par le Parlement, fera des
propositions sur les domaines de recherche
qui, au vu des demandes d’expertise,
nécessitent d’être développées, et gèrera
un fonds d’intervention pour ce faire.

La campagne d’opinion autour des procès
de lanceurs d’alerte a permis de sortir d’une
vision du lanceur d’alerte perçu comme une
victime et à faire comprendre que la protection
de la santé et de l’environnement
passe par la reconnaissance de la légitimité
des lanceurs d’alerte scientifiques mais
aussi citoyens. Il reste maintenant à transformer
l’essai du Grenelle pour faire en
sorte que la France se dote d’un dispositif
ambitieux et original.

André Cicolella


[1Procès prévu le 6 juin

[2On doit à Francis Chateauraynaud et Didier Torny,
sociologues à Ecole des Hautes Etudes en Sciences
Sociales, la traduction du mot whistleblower en "lanceur
d’alerte" à l’occasion de leur livre Les Sombres
Précurseurs. Une sociologie pragmatique de l’alerte et
du risque, éditions EHESS, 1999.

[6Sur le PIDA anglais et les lois similaires dans les
pays anglosaxons, voir le livre de Guy Dehn (directeur
de "Public Concern at Work") et R. Calland,
Whistleblowing Around the World. Law, Culture and
Practice, éditions IDASA, 2004.