Accueil > Les dossiers > De l’automne 2003 à l’été 2005, du n° 14 au 17 > N° 14 (automne 2003) / aux frontières de l’Europe > dossier : aux frontières de l’Europe > Quelle Europe pour l’Est ?
Quelle Europe pour l’Est ?
Propos recueillis par Aude Vidal
octobre 2003, par
Qu’est-ce qui a le plus changé ces dix dernières années en Pologne avec l’adoption du système capitaliste ?
Ce qui a changé ? La destruction totale des structures sociales qui assuraient aux gens une certaine sécurité.
La destruction du système médical en premier lieu. Il existait en Pologne communiste des centres médicaux gratuits dédiés à la santé des femmes, qui s’occupaient aussi de la contraception et des avortements. La destruction totale du filet social s’accompagne d’une mainmise de l’Eglise sur le social : les crèches, les écoles maternelles, les garderies, les centres psy et médicaux ultra-fondamentalistes sont désormais financés par le Vatican. L’idéologie de l’Eglise est omniprésente dans la vie quotidienne, les médias, et ce avec la bénédiction de l’ensemble de la classe politique ultra-libérale : la séparation de l’Eglise et de l’Etat n’existe plus en Pologne depuis 1995, l’avortement a été interdit en 1992, et le divorce est mis en cause. Qui apprend à bien obéir au curé, obéit bien au patron !
La destruction de l’obligation et de la possibilité d’acquérir le savoir et le droit au savoir en bénéficiant d’une instruction de qualité. Si les Polonais ont accepté le régime communiste, c’est uniquement parce qu’il donnait droit à une instruction obligatoire pour tous. L’école primaire et secondaire était obligatoire jusqu’à 18 ans. Actuellement, la scolarité est obligatoire jusqu’à 16 ans, mais il n’y a pas de structure pour vérifier si les enfants sont effectivement scolarisés. Les ingénieurs et managers qui travaillent aujourd’hui pour les sociétés mondialisées en Pologne ont majoritairement été formés sous le communisme. Y compris les ténors du libéralisme polonais, comme M. Balcerowicz, ex-ministre des finances chouchouté par l’administration Bush, ils ont tous bénéficié d’études gratuites payées par l’ancien régime et ils crachent maintenant dessus.
Les gens travaillent en Pologne cinq fois plus pour gagner ce que leurs parents gagnaient sous le communisme : pour avoir un appartement, des meubles et une voiture. Les expulsions n’existaient pas parce que les loyers des appartements coopératifs étaient très bas. Maintenant, ils sont si élevés que bien des gens ne peuvent pas payer les charges de leur appartement dès qu’ils n’ont plus de travail, et ils sont donc expulsés. Celui qui ne travaille pas ne mange pas. L’assurance-chômage équivaut à trois mois de salaire, après tu crèves si tu n’as pas de famille qui partage avec toi le peu qu’elle a. Si tu crèves, tout le monde s’en fout, le marché ne retient que les marchandises opérationnelles et toi, tu n’es visiblement pas un agent utile pour le marché.
La destruction du tissu économique polonais par le biais de fermetures d’usines, de privatisations bidon dont le seul objectif est de tuer le concurrent, et aussi de rachat à bas prix de sociétés polonaises sans rien investir dedans et en se contentant de faire du fric. Par exemple, les chocolateries Wedel à Varsovie, fleuron de l’industrie agroalimentaire polonaise, marque ultra-connue, était appréciée de tous les Polonais. Vendue pour un zloty symbolique en 1993 à Pepsi Cola, au mépris des lois sur la restitution des biens confisqués aux entrepreneurs polonais par Staline. La famille Wedel a fait un procès pour récupérer son usine : elle l’a perdu ! Pepsi Cola a complètement modifié les produits Wedel, ils ressemblent plus à ce qu’on peut trouver dans le Middle West américain qu’à ce qu’avaient été les goûts des Polonais.
Avec les fermetures d’usines vient le chômage pour des régions entières ! Depuis la fermeture de la mine de soufre à Tarnobrzeg, en Pologne centrale, 40 % de la population d’une ville de 100 000 habitants est au chômage depuis 10 ans ! Les gens survivent avec des pensions d’invalidité dérisoires et leurs jardinets où ils font pousser des légumes et élèvent quelques poules. Mais est-ce une vie ? Aucun espoir, à part l’immigration.
Pour mémoire, "Solidarnosc" veut dire "Solidarité". Ce n’est pas pour l’égoïsme ultra-libéral que nos aînés ont lutté ! Le libéralisme, c’est la fin des idéaux de Solidarité, c’est la fin de la responsabilité du citoyen face à la collectivité où il vit, c’est la fin du contrat, du lien social. Ce n’est pas l’envie de posséder des biens matériels qui a fait que huit millions de Polonais, au péril de leur vie, ont fait basculer le destin du monde entre août 1980 et décembre 1981 en créant le syndicat libre Solidarité. C’est le besoin de changer la société pour arrêter le matérialisme, le besoin de prendre en main le destin de la nation que les communistes opprimaient. C’est un certain idéalisme qui a été la cause de la fin de la dictature communiste. Dans le programme de Solidarité, le mot "capitalisme" était banni !
Au mépris de la douloureuse leçon de la Deuxième Guerre mondiale, les ultra-libéraux ont persuadé les Polonais que leur intérêt était de se prosterner devant Bush, de faire la guerre et d’occuper des pays comme l’Irak aujourd’hui, qu’ils ne connaissent même pas. L’intérêt de la Pologne, ce serait de transformer l’Europe en quelque chose d’autre que le fer de lance de la mondialisation à l’occidentale, ce qu’elle est aujourd’hui.