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Externaliser le contrôle des frontières : la politique européenne d’immigration
octobre 2003, par
L’élargissement de l’Union européenne n’a pas seulement conduit les Quinze à discuter des frontières de l’Europe, mais aussi… de l’Europe des frontières. Spécialiste des politiques d’immigration, Virginie Guiraudon [1] explique comment sont érigés les nouveaux murs de la forteresse.
Au sommet de Thessalonique de juin 2003, les limites géographiques de l’UE allaient être repoussées vers l’Est avec l’adhésion de dix nouveaux membres, mais suite à une proposition de Tony Blair, il fut aussi question du type de frontières que cette nouvelle Europe allait encourager. Souhaitant endiguer l’arrivée de nombreux demandeurs d’asile venus en particulier de pays comme l’Afghanistan et l’Irak, le premier ministre britannique a souhaité que des camps soient établis dans des pays limitrophes de l’Europe élargie tels que l’Ukraine, ou la Roumanie afin d’y renvoyer ceux qui seraient parvenus sur le sol de l’Union et pour que leur cas soit examiné par le Haut Commissariat pour les Réfugiés de l’ONU. La mesure se voulait dissuasive : en plaçant des demandeurs d’asile contre leur gré dans des pays pauvres et non démocratiques, on diminuerait le nombre d’arrivées d’étrangers indésirables. Que l’Europe de l’après-guerre édifiée en opposition au nazisme veuille bâtir des camps à sa périphérie n’a pas semblé absurde à la plupart des Etats-membres. Seuls quelques-uns comme la Suède, l’Allemagne ou la France exprimèrent des réticences.
Le durcissement de la politique de contrôle migratoire et la restriction du droit d’asile en Europe est un phénomène ancien. Néanmoins, un million et demi de migrants arrivent toujours chaque année légalement dans l’Union et quelques centaines de milliers sans doute hors des procédures légales. Les frontières sont donc de facto un peu ouvertes, pour les candidats éligibles au regroupement familial notamment, et en partie poreuses au vu des flux irréguliers. Loin d’assumer ou de gérer cette situation, les institutions de l’Union entretiennent le mythe d’une "forteresse Europe" élevant toujours plus haut les murs qui la séparent de pays plus pauvres et moins démocratiques. Le transfert au niveau communautaire de compétences en matière d’immigration et d’asile n’a pas entraîné de changement d’orientation de ces politiques. Il a plutôt consolidé et légitimé une vision sécuritaire de ces questions en confiant aux ministères de l’Intérieur et de la Justice l’élaboration de politiques communes.
Depuis que les Etats-nations européens ont monopolisé le contrôle du mouvement des personnes sur leur territoire au XIXe siècle, décider qui entre et séjourne sur son territoire est devenu emblématique de la souveraineté nationale, ce que le droit international consacre. Les conventions internationales relatives aux droits de l’homme ne circonscrivent cette prérogative nationale que dans certains cas très précis : pour accueillir les réfugiés et ne pas refouler les étrangers en danger dans leur pays (Convention de Genève), pour permettre aux étrangers une vie familiale normale et pour empêcher que des étrangers soient reconduits dans des pays où ils risquent des traitements dégradants et inhumains (Convention européenne des droits de l’homme). Dans le cadre de la CEE, on avait permis la libre circulation des citoyens des Etats membres. Les objectifs d’Amsterdam et de Tampere sont d’une toute autre ampleur.
Le traité d’Amsterdam entré en vigueur le premier mai 1999 consacre pour la première fois la compétence de la Communauté européenne en matière d’immigration et d’asile. Le Conseil européen d’octobre 1999 à Tampere a déclaré qu’il fallait élaborer dans ces domaines une politique européenne commune, renforçant le partenariat avec les pays d’origine, et établissant un régime d’asile commun, un traitement équitable des ressortissants des pays tiers et la gestion des flux migratoires. A terme, il s’agit également de parvenir à un rapprochement des législations nationales relatives aux conditions d’admission et de séjour des ressortissants des pays tiers.
Mais après Tampere, il y eut le 11 septembre et ses suites, la dégradation de la situation économique, et une vague de succès populistes dans les pays européens. C’est ainsi dans un contexte politique très particulier que se déroulent les négociations européennes sur l’immigration et l’asile. Tout d’abord, les règles du jeu ne sont pas propices à une harmonisation "par le haut" des législations nationales et on observe plutôt la mise en place d’un système d’écluses où les nouveaux Etats membres puis les pays d’origine sont contraints de servir de garde-frontières aux pays européens, ainsi que l’élaboration de solutions "technologiques" à l’immigration conçue comme problème via la constitution de base de données et de système de surveillance.
Une "politique commune" à la carte
Le transfert des questions d’immigration et d’asile dans le cadre communautaire et l’incorporation par le protocole de Schengen dans le cadre légal de l’Union européenne date du traité d’Amsterdam. Cette "communautarisation" est partielle. Tout d’abord, jusqu’en 2004, la Commission n’est pas la seule institution autorisée à proposer des directives mais partage cette compétence avec les Etats membres qui en font usage - de moins en moins, il est vrai - en particulier lorsqu’ils président l’Union. Ensuite, à la demande de l’Allemagne, le Conseil des ministres statue à l’unanimité. C’est aussi le cas pour les directives visant à lutter contre les discriminations raciales. Seule la politique des visas admet le vote à majorité qualifiée. Le Parlement européen n’a qu’un rôle de consultation car la procédure de co-décision ne pourra être adoptée qu’à la suite d’un vote unanime du Conseil, mais pas avant 2004.
Le cadre de prise de décision établi à Amsterdam demeure ainsi plus "intergouvernemental" que véritablement "supranational". Il semble contredire la volonté exprimée de réaliser une "politique commune". En réalité, les Etats membres, en particulier la France et l’Allemagne, se méfient des institutions européennes qui, comme le Parlement ou des unités de la DG "Emploi et Affaires sociales" de la Commission, se sont prononcées par le passé pour une politique généreuse envers les ressortissants des pays tiers. En outre, les autorités nationales responsables de la gestion des flux migratoires, les ministères de l’Intérieur et de la Justice, sans être parvenues à conserver le monopole d’élaboration des politiques d’immigration, se sont prémunies contre des points de vue institutionnels différents du leur. Ainsi, la Cour de justice a un droit de regard limité.
Le cadre défini à Amsterdam ne concerne pas les Quinze. Le traité a consacré "l’Europe à la carte". Par exemple, le Royaume-Uni et l’Irlande ne participent aux politiques d’immigration et d’asile que lorsqu’ils le souhaitent, avec l’aval des autres pays.
La coopération visant à empêcher les arrivées de demandeurs d’asile ou de migrants "indésirables" n’épouse pas les frontières de l’UE. Une multitude de processus multilatéraux existent en parallèle tels que les Consultations Intergouvernementales sur l’asile, les réfugiés et les politiques migratoires, le Comité ad hoc d’experts des documents d’identité et de la circulation des personnes, ou au sein d’organisations internationales telles que le Conseil de l’Europe, l’OCDE, l’OSCE, l’ONU, Interpol, etc.
Le traité d’Amsterdam est sans équivoque : les pays candidats doivent se conformer à l’acquis Schengen. Les questions relatives aux frontières extérieures ont pris une importance considérable dans les négociations. Dix pour-cent de l’ensemble des fonds du programme PHARE destiné à aider les pays candidats (€130,7 millions en 2000) sont destinés à la Justice et aux Affaires intérieures dont la moitié pour améliorer le contrôle aux frontières, en particulier à l’Est de la Pologne. Les pays candidats ont dénoncé la rigidité de l’Union sur ces questions alors que certains pays de l’Union ne participent pas à Schengen, que d’autres comme l’Italie et la Grèce ont mis sept ans pour satisfaire aux exigences de l’accord et enfin que dans la pratique, les directives européennes ne sont pas appliquées à la lettre.
Des politiques sécuritaires peu solidaires
La communication de la Commission de novembre 2000 a souligné le retour de la croissance, les besoins de main d’œuvre et le débat sur le déclin démographique dans plusieurs pays européens. Pourtant les discussions au sein du Conseil des ministres touchaient plus au lien entre migration et criminalité, notamment les réseaux de passeurs et le trafic d’être humains. Les premières mesures adoptées après le traité d’Amsterdam en juin 2001 à partir de propositions françaises incluaient une décision cadre pour lutter contre ce trafic, une directive sur les sanctions contre les transporteurs et une autre contre les "facilitateurs" de l’immigration clandestine. Par contre, les discussions sur le regroupement familial, sur la table des négociations depuis trois ans, s’éternisent et celles sur la libre circulation des douze millions de résidents étrangers durablement installés dans l’Union sont remises à plus tard.
Les pays candidats soulignent ainsi que les Etats membres obsédés par la sécurité intérieure négligent la sécurité dans son autre sens, celui de la stabilité économique et géopolitique de la région.
"Cordon sanitaire" de l’Europe de l’Ouest, ils ont adopté de nombreuses lois sur l’immigration et l’asile sur le modèle ouest-européen et ont développé les moyens informatiques pour à terme participer aux bases de données de l’Union.
Mais ils ne bénéficieront pas pour autant de la libre circulation. En ce qui concerne les contrôles aux nouvelles frontières intérieures de l’Union, ils ne seront levés que lorsque l’évaluation de la mise en œuvre de Schengen sera finie pour les Etats membres et pour les pays candidats après l’accession. En outre, l’Allemagne et l’Autriche ont exigé qu’une période de transition soit établie avant que les citoyens des anciens pays de l’Est et des Etats Baltes jouissent de certains droits de libre circulation des personnes. Pendant cinq à sept ans, le droit de travailler dans un Etat membre ne s’appliquera pas aux salariés même si les ressortissants seront prioritaires sur le marché de l’emploi par rapport aux non-communautaires.
Des raisons institutionnelles expliquent que l’harmonisation juridique sur l’immigration et l’asile soit difficile. Ou que les directives adoptées soient celles qui reprennent l’acquis Schengen comme ce fut le cas de celles proposées par la Présidence française en 2000. En effet, les Etats ont déjà des législations conformes et ces directives "Schengen" ne demandent pas d’adaptation, alors qu’harmoniser les législations nationales en matière de droits d’entrée et de séjour, par exemple le droit au regroupement familial, ou les droits des ressortissants des pays tiers installés suppose un vote à l’unanimité du Conseil des ministres. Or il s’agit de domaines où les législations, les traditions, les intérêts nationaux restent très divers.
Si les Etats membres laissent de plus en plus la Commission jouer son rôle d’initiateur des politiques, cela ne veut pas dire que les Etats les plus influents pèsent moins sur le processus. Par exemple, les Allemands proposèrent un système de vérification des visas au moyen d’une base de données juste après le 11 septembre 2001 "pour lutter contre le terrorisme". Le Conseil des ministres l’inclut dans le Plan d’action contre l’immigration clandestine. Un an plus tard, la Commission reprit l’idée allemande à son compte : "La composante ’retour’ du futur système d’information sur les visas devrait jouer un rôle essentiel afin que les personnes appréhendées sans papiers dans les États membres puissent être identifiées à l’aide de données biométriques".
Les solutions techniques axées sur la surveillance tendent à se développer. Outre le fichier d’empreintes EURODAC pour les demandeurs d’asile et le système de vérification des visas, SIS II est en préparation. La dernière initiative annoncée par la Commission concerne le système GALILEO de radionavigation par satellite européen, comme outil de contrôle des frontières extérieures. Cette reconversion de la technologie militaire à des fins "civiles" établit ce que Didier Bigo a appelé un continuum sécuritaire [2].
En arguant pour "plus d’Europe", la Commission s’appuie sur les traités mais doit aussi montrer que les dispositions communes apportent une "valeur ajoutée" par rapport à des actions nationales non coordonnées. Les documents de la Commission ont donc recours aux argumentaires économiques : si on agit collectivement, on peut reconduire plus d’étrangers. Les charters communs, que la Commission recommande en matière de retour, sont considérés dans le jargon communautaire comme une "best practice" (un bon exemple) grâce aux économies d’échelle réalisées.
Une autre forme d’échange inégal avec les pays d’origine ?
Les mesures déjà adoptées au niveau européen mettent l’accent sur le contrôle des immigrants "indésirables" avant qu’ils ne franchissent les frontières. Des agents publics (les consulats) et privés (les compagnies aériennes) opèrent en amont de l’entrée sur le territoire. Du point de vue des pays d’accueil, cela empêche l’accès au système judiciaire et aux procédures d’asile. Les règlements sur les visas et la directive sur les sanctions contre les transporteurs entrent dans ce cadre. A Tampere, l’idée d’une politique commune qui prendrait en compte les causes de la migration a vu le jour. Un Groupe de Haut Niveau "asile et migration" "transpilier" a été chargé en 1998 d’étudier les possibilités de coopérer avec les Etats de départ et de travailler avec la Turquie pour empêcher l’arrivée de migrants indésirables venus du Moyen-Orient ou des Balkans.
L’immigration figure désormais en bonne place dans la politique extérieure de l’Union. Tout d’abord, les pays candidats ont dû se conformer à l’acquis communautaire en la matière. En outre, les discussions et accords menés par l’Union européenne avec l’Asie, la Chine, la Russie, les Etats-Unis, le Canada, les pays ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) ont tous comporté un volet sur l’immigration. Les accords de réadmission sont désormais une priorité de l’UE dans ses "rapports avec les pays tiers". Ainsi, au risque de faire échouer au dernier moment les négociations lors de la révision de l’accord entre les Quinze et les 71 pays ACP, les ministères de l’Intérieur insistèrent pour qu’une clause standard portant sur la réadmission des étrangers en situation irrégulière soit insérée dans le texte final. Au sommet de Séville en 2002, il a été question de sanctionner financièrement les pays de départ non coopératifs. Des "mesures" pourront être prises contre les pays tiers s’ils ne coopèrent pas pour reprendre leurs ressortissants.
L’immigration et l’asile sont devenus en quelques années des enjeux majeurs de la construction européenne, occupant une place toujours plus grande dans les discussions des sommets des chefs d’Etat du Conseil européen et dans l’activité législative de l’Union. Ils s’intègrent désormais dans la politique extérieure de l’Union sur le mode du "donnant-donnant" avec les pays du Sud. Traitement commercial préférentiel, aide au développement ne seront envisagés par les Etats membres que si le Sud collabore en matière de réadmission des personnes en situation irrégulière. Ce type "d’échange" fait abstraction de la réalité migratoire mais également du contexte géopolitique et de la globalisation. En effet, si l’on examine les régions du monde d’où viennent une grande partie des demandeurs d’asile ou des "illégaux", ce sont des pays en guerre, ou des pays qui subissent de plein fouet les règles actuelles du commerce mondial. En l’absence de politique étrangère européenne et alors que l’UE défend les intérêts du Nord dans les négociations de l’OMC, certaines des causes importantes des flux migratoires vers l’Europe risquent de perdurer. Enfin, l’UE exige beaucoup des pays d’origine mais sans réguler les pratiques dans les secteurs économiques où travaillent les étrangers en situation irrégulière (confection, construction, hôtellerie et restauration, etc.).
[1] chercheuse au CNRS et auteure de Les Politiques d’immigration en Europe, L’Harmattan, 1999.
[2] Didier Bigo, Polices en réseaux, l’expérience européenne, Presses de Sciences-po, 1996.