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Petite promenade dans l’Europe philosophique

octobre 2003, par Olivier Petitjean

On a vu ces derniers mois fleurir les prises de position de philosophes sur l’Europe. Ces interventions s’inscrivent bien sûr dans un double contexte politique : celui de l’élaboration d’une constitution européenne d’une part, et d’autre part celui de la guerre en Irak, des contestations qu’elle a suscitées et de ses répercussions sur l’ordre géopolitique mondial. Elles peuvent également être lues comme autant de réponses à l’intellectuel néo-conservateur américain Richard Kagan, qui avait précisément envoyé promener toute cette "idéologie européenne" en opposant aux rêves kantiens de droit cosmopolitique la réalité "hobbesienne" des rapports de force et de la politique de puissance.

Ces interventions ont donc pour point commun de ne pas dissocier la construction politique interne de l’Europe et son rôle au niveau international. Le problème général qu’elles abordent peut être formulé ainsi, en reprenant les termes travaillés par Etienne Balibar : quelle politique pour l’Europe qui ne soit ni une politique de la faiblesse (une Europe qui s’appuierait hypocritement sur les Etats-Unis tout en prétendant les condamner - c’est l’accusation de Kagan -, ou qui resterait repliée sur elle-même, refusant de s’engager au niveau international), ni une politique de puissance, au sens où l’Europe se voit appelée par certains à devenir une "superpuissance" capable de rivaliser avec les Etats-Unis (perspective qui n’est ni réaliste, ni très plaisante, pour les Européens autant que pour le reste de la planète). Ou, pour le dire plus simplement : quelle "vision attrayante" (Habermas/Derrida) d’une Europe "qui en vaille la peine" (Negri) ?

Persiste et signe

A bien des égards, la cible principale de Kagan était le philosophe allemand Jürgen Habermas. Celui-ci lui a répondu en faisant paraître simultanément en Allemagne et en France un article/manifeste, au reste étrangement contresigné par Jacques Derrida. Le philosophe allemand et le philosophe français semblaient ainsi s’unir pour réaffirmer, en dépit des controverses qui les avaient jadis opposés, un certain nombre de valeurs communes, au premier rang desquelles la nécessité d’une Europe politique unie et combattive, revenue de son passé impérialiste, qui aurait pour vocation de faire prévaloir le droit sur la force et de "faire pièce à l’unilatéralisme hégémonique des Etats-Unis". Ce qui passerait au premier chef par la mise en œuvre d’une politique étrangère commune, au besoin provisoirement restreinte au noyau historique de l’Europe (autrement dit, on l’aura compris d’après la mise en scène, l’Allemagne et la France).

Au fond, donc, rien n’a changé pour Habermas. Fi des critiques de Richard Kagan : à la "politique de puissance", il oppose la "puissance molle des calendriers de négociations, des relations et des avantages économiques". Surtout, c’est l’Europe des Trente Glorieuses que souhaite apparemment ressusciter Habermas, une Europe social-démocrate qui se trouve depuis les années 80, admet-il en un bel euphémisme, "sur la défensive" et dont le ressort semble cassé, mais qui aurait survécu dans les mentalités des citoyens européens, comme l’auraient montré les manifestations anti-guerre de février 2003. Le terrain serait donc libre pour la promotion d’un sentiment d’appartenance civique "relevé d’un cran", du niveau national au niveau européen, condition d’une Europe enfin capable d’agir efficacement, en se basant sur le meilleur de son identité et de son héritage historique (le refus de la violence, la protection de l’Etat, etc..).

Pour peu "attrayant" que soit en fait son contenu, cette position relève d’un imaginaire politique actuellement largement répandu en Europe. Elle n’en reconduit pas moins la plupart de ses limites, notamment dans sa tendance à faire comme si les principes étaient déjà là, qu’il n’y aurait qu’à les appliquer, tout le problème résidant dans l’impéritie de quelques gouvernants acoquinés avec Bush. D’où un certain aveuglement sur les facteurs et les conditions matérielles sur lesquels achoppent ces belles idées, et une certaine incapacité de cette pensée de l’Europe à produire une politique dotée d’un contenu réel, qui ne se limite pas à une sorte d’Etat de droit minimal et idéalisé.

Politique de puissance, puissance de la politique

Ce sont ces blocages qu’Etienne Balibar essaie de contourner en mettant l’accent sur la notion de "frontières", à la place de celles d’unité et d’identité, qui empêchent de penser l’Europe sous une autre forme que celle d’une sorte de super-Etat-nation. Tel est le sens de la relecture de l’histoire européenne qu’il propose : avant d’être une entité soudée par une même mentalité et une même identité, l’Europe est une superposition de frontières (culturelles, sociales, religieuses, etc..) et une région-frontière (entre l’Orient et l’Occident, le monde arabe et les Etats-Unis, etc..). Et c’est dans la manière de traiter ces frontières bien plus que dans les mécanismes d’intégration institutionnelle que réside la consistance et le "ressort" de l’Europe.

Ces présupposés permettent de transformer l’inexistence politico-militaire de l’Europe dénoncée par Kagan en chance et nécessité pour elle de porter une autre logique de l’action internationale. Balibar oppose donc à la politique de la puissance, selon laquelle il faudrait d’abord se doter de cohésion et d’unité, acquérir de la puissance pour ensuite pouvoir agir (et imposer soit son hégémonie, soit ses belles idées), une "politique de l’im-puissance" qui ferait primer les exigences de l’action sur la construction d’une identité collective, et où précisément l’action politique consisterait à altérer, déjouer ou modifier les rapports de puissance existants. Et Balibar de convoquer les énoncés de Foucault : la politique est toujours action sur d’autres actions, action sur et modification de la puissance de l’autre. Cette politique serait aussi peut-être paradoxalement plus efficace et plus "réaliste", à l’opposé de la prétention à imposer sa "puissance" sans prendre en compte les conditions concrètes où son action s’exerce (voir la situation actuelle des Etats-Unis en Irak), parce qu’ainsi une dynamique proprement politique se constituerait à partir des conditions, des rapports de force et des obstacles que rencontrerait et travaillerait l’action.

La position défendue par Etienne Balibar mêle donc des considérations conceptuelles sur la manière dont nous devons comprendre la politique avec des analyses et des propositions concrètes. Sa thèse est au fond que les deux sont inséparables et que l’urgence politique actuelle est peut-être justement ce "changement de lunettes". Le modèle qu’il propose s’avère certainement plus efficace pour concevoir l’implication réciproque de "l’intérieur" et de "l’extérieur" dans les politiques européennes. Il n’en reste pas moins que cette position ne constitue qu’une sorte de "prolégomènes à toute politique européenne future". Les changements conceptuels n’ont d’efficace que s’ils se traduisent en pratiques sociales et en politiques institutionnelles (dont il propose quelques linéaments dans le domaine de la politique de défense et de sécurité). Mais justement, au lieu d’un appel à appliquer les idées élaborées par les philosophes, c’est justement les forces sociales et politiques qui se trouvent ici rappelées à leur responsabilité et à leur rôle.


A lire (entre autres) :

– Etienne Balibar, L’Europe, l’Amérique, la guerre. Réflexions sur la médiation européenne. La Découverte, 2003 (cf. aussi la recension de ce livre dans EcoRev’ n°13).
– Jacques Derrida et Jürgen Habermas, "Europe : plaidoyer pour une politique étrangère commune", Libération, 30 mai et 1er juin 2003.
– Richard Kagan, La puissance et la faiblesse, Plon/Omnibus, 2003.
– Antonio Negri, "Stratégies possibles pour l’Europe", Le Passant Ordinaire, n°43, février-mars 2003.

On lira également avec profit le numéro 14, consacré à l’Europe, de la revue Multitudes, à paraître cet automne.