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Ni Dieu, ni gène, ou la biologie sur le chemin de sa révolution copernicienne ?

octobre 2002, par Jean-Jacques Kupiec, Pierre Sonigo

Ni dieu ni gène, pour une autre théorie de l’hérédité, publié fin 2000 et
co-écrit par Jean-Jacques Kupiec et Pierre Sonigo, tous deux chercheurs à
l’Institut Cochin de génétique moléculaire (INSERM), est un livre qui
s’efforce d’apporter des éléments à la profonde révolution théorique que
réclament ses auteurs. Tentative d’application rigoureuse du Darwinisme,
remettant à une place plus modeste le rôle des gènes dans la fabrication
des phénotypes (des caractères) et dans les mutations faisant apparaître de
nouveaux génotypes puis de nouveaux phénotypes, cet ouvrage valorise tout
ce qui est susceptible de muter et de se comporter en acteurs "égoïstes".
La fabrication de l’adulte à partir de l’ ?uf (ontogénèse) ne se ferait donc
pas selon un plan rigoureux, prévu par l’organisation des gènes dans
l’espèce (phylogénèse) mais par suite de milliards de sélections
darwiniennes portant sur les molécules et les cellules, répondant au
hasard, et dont seule l’approche statistique à grande échelle peut nous
donner une image d’homogénéité. C’est une véritable compétition pour les
ressources extérieures qui structurerait les populations cellulaires, et
non le programme génétique, comme les écosystèmes se structurent autour des
chaînes alimentaires. Retour avec les auteurs à ce qui s’apparente à un
mini-tremblement de terre dans le monde de la génétique.

EcoRev’ :
Votre livre, qui présente des positions alternatives par rapport aux
théories dominantes de la génétique, s’adresse à la communauté
scientifique, mais aussi plus largement car, dites-vous, il y a des moments
où les enjeux théoriques sont tels qu’il convient de sortir de la
communauté restreinte de ceux qui sont concernés les premiers.

Pierre Sonigo :
Actuellement, nous vivons un tournant de la génétique que l’on peut
qualifier soit d’essoufflement, soit d’effondrement de la génétique. Ce
livre s’inscrit dans ce mouvement de remise à plat du paradigme génétique
classique tel qu’il a fonctionné au 20ème siècle.

Jean-Jacques Kupiec :
Il faut bien voir aujourd’hui que le paradigme génétique est mort.
Quiconque réfléchit un petit peu sur la signification des résultats de
trente ans de recherche en biologie moléculaire et leur adéquation aux
cadres théoriques se rend bien compte que cela ne peut plus fonctionner.
’Ni dieu ni gène’ est la réflexion que l’on a initiée à partir de cette
prise de conscience des résultats réels de la biologie moléculaire qui
paraissent tous les jours.

EcoRev’ :
Plus d’un an après sa parution, quel est l’impact de votre ouvrage, tant à
l’extérieur de votre communauté scientifique qu’au sein du petit monde des
biologistes moléculaires ? A-t-il déjà eu, ou non, des répercussions ?

Jean-Jacques Kupiec :
C’est encore difficile d’en évaluer l’impact mais on perçoit bien qu’il y a
des gens qui sont intrigués, des collègues viennent nous voir, veulent
collaborer. Évidemment ce n’est pas quelque chose qui se fait massivement,
mais c’est perceptible. Cela ne pouvait pas se produire vingt ans plus tôt
où au contraire la biologie moléculaire était dans une phase d’expansion.

Pierre Sonigo :
On ne peut pas imaginer qu’en publiant un livre toutes les recherches
soient chamboulées brutalement. En termes de recherche expérimentale, on
est très tributaire des technologies, il y a donc une certaine continuité
dans le travail.
On essaye de trouver une nouvelle grille de lecture qui s’adapte aux
observations qu’on a accumulées les uns et les autres ces dernières années,
qui permette de les prolonger autrement que ce que l’on aurait fait dans le
cadre des théories actuelles. Il faut aussi le temps de comprendre ce qu’on
a dit nous-même, d’en analyser les conséquences, d’essayer d’appliquer la
grille de lecture que l’on propose à des champs spécialisés plus variés. On
l’a fait pour nos domaines de spécialité, le développement embryonnaire ou
l’immunologie, mais on s’aperçoit en discutant avec nos collègues qu’il y a
un vrai travail de re-théorisation et d’approfondissement des idées qui
n’est pas encore fait. Donc on espère bien un changement profond dans la
démarche expérimentale, même si celui-ci prendra sans doute plusieurs
années.

EcoRev’ :
Ce livre donne l’impression, si on peut dire, que la biologie rentre dans
le ’droit commun de la science’, les systèmes biologiques étant ’enfin’
soumis, comme tous les autres systèmes physico-chimiques, aux lois de la
physique et de la chimie.

Pierre Sonigo :
Curieusement le livre a un succès plutôt inattendu vu son contenu plutôt
spécialisé. Nous avons eu des réflexions d’épistémologues, de sociologues,
d’écologistes, de chimistes qui évidemment se demande comment il est
possible d’imaginer que l’ADN impose sa loi à la physique, à la chimie, à
la cellule, au nom de l’organisme. La chimie est première et donc cette
histoire de programme qui gouverne tout, cela coinçait déjà depuis un
moment. Les évolutionnistes, les paléontologues aussi ont aimé. Les
biologistes ont tardé à réagir, surtout les généticiens. Quant à la
génétique moléculaire, ’le parti au pouvoir’, elle résiste de façon assez
dure.

EcoRev’ :
Si on revient un peu sur cet effondrement de la génétique, il y a de plus
en plus de résultats pointant les limites d’explications du paradigme
génétique. Ce livre donne à penser que l’on pourrait bientôt assister à un
changement de paradigme tel qu’il est décrit par Kuhn [1], qui remettrait
complètement en cause le génome (ou son rôle) et le remplacerait par les
notions de variation et de sélection naturelle.

Jean-Jacques Kupiec :
Tout d’abord et pour aller à l’essentiel, probablement que oui. La
génétique n’est plus aujourd’hui une théorie scientifique, c’est une
idéologie. Elle permet de justifier l’ordre social et c’est là sa force. Il
s’agit d’un problème particulier à la génétique car elle traite de l’homme.
Il faut bien voir que la génétique est d’une certaine manière infirmée
depuis 70 ans. Tout ce qui remet en cause la génétique - par exemple
l’impossibilité d’associer un caractère héréditaire à un gène - avait déjà
été décrit dans les années trente, notamment par Thomas Morgan. Sans
rentrer dans le détail, on est depuis dans une fuite en avant
technologique, il n’y a plus vraiment de théorie mais persistance d’un
discours génétique. Ainsi, en génétique, la pratique scientifique n’est pas
identique à celle développée dans les autres sciences physiques, comme
l’illustre l’absence de remise en cause systématique du modèle. Pour des
questionnements moindres que ceux qu’a connus la génétique dans les années
trente, les physiciens ont remisé trente six fois leurs modèles théoriques.
En biologie, cela ne se fait pas. Le discours biologique a donc vraiment
une fonction idéologique très forte dans la société. Là je fais allusion à
tous les discours socio-biologiques, darwinisme social, .
Aujourd’hui on ne sait plus ce qu’est un gène ! Et on le sait encore moins
depuis le séquençage du génome. Le gène n’est plus défini par rapport à une
théorie sur l’hérédité, mais empiriquement : un gène, c’est un morceau
d’ADN qui code pour une protéine. Mais cette définition ne permet plus de
comprendre la transmissimn des caractères héréditaires. Donc le modèle de
Kuhn a du mal à s’appliquer, le changement de paradigme a du mal à se
faire, mais je pense qu’il va se faire. C’est inévitable, même si on ne
peut pas dire quand.

Pierre Sonigo :
En biologie aujourd’hui il n’y a plus de fondement théorique. Le modèle est
la description avec des flèches, ce qui permet de dire par exemple que
telle séquence est à la fois activatrice et répresseur, qu’il n’y a pas de
déterminisme génétique mais que tel gène détermine le taux de X dans
l’organisme. A l’extrême, s’il y a un bras, c’est parce qu’il y a le gène
du bras. On repousse l’explication dans le gène du bras. Mais, après
séquençage du gène en question, on n’en sait pas plus. Il a y eu ce ’coup’
là avec le gène de l’ ?il, et puis finalement le gène de l’ ?il on le trouve
aussi dans le doigt, le gène du doigt on le trouve dans le pied, bref on ne
sait plus qui est quoi.

EcoRev’ :
Vous avez dit que, dès les années trente, des publications montraient qu’un
gène / un caractère, un phénotype, cela ne marchait pas. Aussi pourquoi un
si grand nombre de scientifiques a quand même adhéré à ce type
d’explications ? Pendant longtemps la science la plus soutenue
financièrement fût la physique, puis, après la seconde guerre mondiale, on
a vu un changement très net : les physiciens se sont intéressés de plus en
plus à la biologie, celle-ci prenant alors la place qu’occupait la
physique. Dans ce contexte historico-économique, n’y a-t-il pas eu une
sorte de ’facilité théorique’, avec l’impression d’un seul coup que la
matière vivante, pourtant d’une grande complexité, se trouvait mise à jour
par le système génétique qui propose un théorie relativement simple ?

Jean-Jacques Kupiec :
La cause profonde, c’est que ceux qui ont démarré la biologie moléculaire,
principalement des physiciens, ont oublié la physique : ’la biologie n’a
pas encore fait sa révolution copernicienne’. La génétique reprend des
modes de pensée très anciens, idéalistes et pré-coperniciens, qui sont une
version moléculaire de la métaphysique d’Aristote. Le point central de la
métaphysique d’Aristote est la notion d’espèce, le concept de spécificité.
La révolution copernicienne s’est faite en renonçant à ce concept. Si on
reste dans une méta-biologie de la spécificité, c’est finalement parce que
le système d’Aristote serait adéquat à la biologie ? Pour nous la raison
est ailleurs. Remettre en cause la notion d’espèce est à la limite faisable
pour les objets physiques. Mais avec la biologie, on se rapproche de
l’homme. Remettre en cause cette notion d’espèce devient alors difficile :
on a l’impression que c’est notre propre identité humaine qui est menacée.
Cela explique aussi pourquoi le rapport à la méthode scientifique telle
qu’elle fonctionne dans les sciences physiques, cet aller-retour permanent
entre l’expérimentation et la théorie, ne fonctionne pas ou mal en biologie
et pourquoi il n’y a pas de grande loi scientifique dans ce domaine.
Dernier point, la génétique est un discours facile qui donne l’impression
d’expliquer ce que sont les gens. On le voit dans les médias notamment : le
bruit perdure bien qu’infirmé scientifiquement.

Pierre Sonigo :
Si on est optimiste, on peut dire que la génétique a permis de travailler
et d’avancer. C’est une des raisons de son succès. Si on est plus
pessimiste, on dira que le programme génétique est avant tout une
représentation de nous-même qui nous rassure quant à notre spécificité et
notre individualité. Et c’est difficile de prendre du recul par rapport à
ces deux notions, contrairement à ce qui se passe si on étudie des ondes ou
des électrons.

Jean-Jacques Kupiec :
L’enjeu est la question du finalisme. En biologie, on a du mal à se
débarrasser de la cause finale parce qu’on a beaucoup de mal à penser
n’être pas la finalité de l’ontogénèse. Pour Pierre et moi, l’on est le
résultat d’un processus dont on n’est pas a priori le but. Pour arriver à
penser cela, il faut un nouveau décentrement par rapport à nous-mêmes.

Pierre Sonigo :
Pourquoi ceux qui critiquent le déterminisme génétique finissent par y
revenir, y compris Henri Atlan ? Tout le monde sait que la génétique est
bancale, mais tant que ce système est le meilleur à ’se mettre sous la
dent’, on le garde. Et quand on commence à entrevoir d’autres possibilités,
à trouver des cohérences ailleurs, l’ensemble se débobine. Le problème est
donc de trouver des ouvertures qui permettent de faire autrement, autant en
termes de programme de recherche expérimentale que sur le plan théorique.
Quand on dit ’la génétique est morte’, on nous répond ’oui mais un chat
fait un chat’. Mais les chats clonés - des ADN identiques dans des ?ufs
différents - n’ont ni la même couleur, ni le même caractère. Pour avoir un
chat, il ne suffit pas d’avoir l’ADN de chat, il faut l’ ?uf de chat, il
faut l’utérus de chat, donc le chat tout entier, donc, au final, il faut la
lignée de chats. C’est une véritable approximation de dire que le chat est
un chat à cause de son ADN.

EcoRev’ :
Et le succès de l’équipe d’Alain Ficher dans la guérison des enfants
bulles ?

Pierre Sonigo :
En ce qui concerne les enfants bulles, les gens considèrent que l’on va
reprogrammer l’organisme au nom de l’organisme. Or le seul essai qui a
marché c’est celui où il y avait, comme le dit Alain Fischer lui-même, des
avantages sélectifs très forts au niveau cellulaire. C’est ce qui pour nous
en a fait le succès et non ce qu’on appelle re-programmation. L’essai
d’Alain Fischer sur les enfants bulle est une démonstration directe de ce
que l’on propose.
La thérapie génique doit être pensée, comme en écologie, en terme de ré-
introduction d’une espèce. Lorsqu’on réintroduit une espèce, il y a trois
issues possibles : soit la nouvelle espèce envahit l’écosystème jusqu’à le
détruire, soit elle ne survit pas, soit un nouvel équilibre apparaît. En
écologie, dans le cadre de cette problématique, on ne réfléchirait
évidemment pas uniquement en termes d’efficacité de réintroduction de
l’espèce dans l’environnement. Pourtant, en thérapie génique on envisage
l’échec uniquement comme un problème d’efficacité de transfert du gène
réparé. Or, l’insertion du gène peut échouer soit parce que l’environnement
n’est pas favorable, soit, au contraire, parce que le gène prolifère de
façon dangereuse. On a vu les deux cas de figure. Généralement, la thérapie
génique rate, entraînant parfois la mort des patients. On doit considérer
l’organisme comme un écosystème et chercher à comprendre comment
l’introduction d’une cellule nouvelle va rééquilibrer l’ensemble.


Propos recueillis par Claudia Neubauer et Marc Robert


[1Thomas Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion,
collection Champs