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Agir pour une science citoyenne : l’exemple du Loka Institute

octobre 2002, par Richard Sclove

Pour Richard Sclove, auteur de Choix de technologie, choix de société
paraître chez Descartes & Cie), "la science et la technologie sont des
forces motrices à l’échelle globale, et toute tentative de démocratisation
qui ne les inclurait pas ne pourrait que tourner à vide". Mal connue en
France, la réflexion du fondateur du Loka Institute est précieuse au moment
où, dans la lignée du colloque organisé par EcoRev’ en novembre 2001, est
lancée la "Fondation Sciences Citoyennes".

EcoRev’ : En 1987, vous avez fondé le Loka Institute, une organisation dont
l’objectif est de "faire en sorte que la recherche, la science et la
technologie répondent à des priorités sociales et environnementales
décidées de manière démocratique". Dans un secteur dominé par l’Etat et les
grandes entreprises, qu’est-ce qui vous a fait penser qu’il pouvait y avoir
un espace pour une telle initiative, émanant de la société civile ?

Richard Sclove : La naïveté en premier lieu. Je pensais alors (et je pense toujours) que le
développement scientifique et technologique, tel qu’il est conduit par
l’Etat et les entreprises, est largement irrationnel et destructeur d’un
point de vue humain, social et environnemental. Il me semblait donc évident
qu’il y aurait un espace politique pour une approche plus démocratique,
plus sensible aux aspects sociaux, et tout simplement plus sensée. Et puis
il me semblait que je n’avais rien à perdre. L’alternative pour moi, étant
donné mon parcours et mes qualifications à l’époque, aurait été de
travailler pour le gouvernement ou une entreprise. Sachant j’aurais été à
l’encontre de mes convictions, je ne l’ai jamais envisagé sérieusement.

E. : Quels ont été dans ce contexte vos premiers moyens d’action ?

R.S. : Au début, je travaillais seul chez moi, écrivant des textes que personne ne
publiait. Ronald Reagan était encore président, suivi par le premier George
Bush. Ces deux gouvernements de droite, de fait, ne me laissaient pas
beaucoup de marge de manSuvre au niveau national. La situation a commencé à
changer radicalement en 1992. L’administration Clinton était plus ouverte,
et certaines commissions clé se trouvaient tout à coup présidées par des
hommes de centre-gauche. De plus, avec la fin de la Guerre Froide, la
plupart des institutions et des programmes scientifiques et technologiques
des Etats-Unis n’avaient soudain plus de raison d’être. Au moins en
principe, il y avait donc un certain espace qui s’ouvrait pour des
alternatives.
Enfin, c’étaient aussi les débuts de l’Internet, un moment unique pour la
communication des idées et la coordination politique. Certes, beaucoup de
monde n’avait pas encore d’accès à l’Internet, mais ceux qui y avaient
accès ne recevaient pas trop de courriers électroniques (le spam n’ayant
pas encore vraiment été inventé), et donc lisaient en général tous ceux
qu’ils recevaient, et prenaient souvent la peine de répondre.
Avec quelques collègues, j’ai commencé par approcher quelques fondations
privées, et je suis entré en contact avec le nouveau président de la
commission scientifique du Congrès, George Brown, Jr., qui était désireux
de collaborer. J’ai pu participer à l’organisation d’une conférence de
presse au Congrès pour présenter les idées du Loka à des fonctionnaires
fédéraux et à des journalistes nationaux. Nous avons commencé à apparaître
dans les médias. Nos revendications de l’époque étaient assez larges, par
exemple de compléter le système des laboratoires nationaux (dominé par les
laboratoires travaillant sur l’armement nucléaire) par un réseau national
de centres de recherches communautaires, de mettre en place des incitations
sociales et environnementales dans la distribution des budgets fédéraux de
Recherche et Développement (R&D), d’introduire des méthodes participatives
au sein du Bureau Fédéral d’Evaluation de Technologies, etc. J’ai également
suggéré de faire participer des représentants de groupes écologistes, de
travailleurs, de consommateurs ou d’habitants dans toutes les instances
consultatives de l’Etat sur la science et la technologie,
traditionnellement dominées par les hauts responsables industriels,
universitaires ou militaires.
Je me suis rendu compte que lorsque je publiais une tribune dans la presse nationale, deux ou trois lecteurs peut-être essayaient de me contacter, tandis que si je prenais le même texte et que je l’envoyais par courrier électronique à des amis et à des collègues, beaucoup répondaient et le transmettaient souvent à d’autres personnes, qui répondaient aussi. Finalement, en quelques années (disons vers 1997), près de 14000 individus ou groupes dans le monde entier recevaient les "Loka Alerts" (les articles du Loka diffusés sur Internet). Une sorte de communauté s’est donc créée, grâce à laquelle il est devenu possible de réunir des équipes de collaborateurs pour travailler sur des actions et des projets spécifiques.

E. : A-t-il été difficile d’acquérir une légitimité et de trouver une place dans les débats institutionnels ?

R.S. : Etant donné que les moyens du Loka ont toujours été minuscules par rapport à ceux des acteurs dominants de la politique scientifique des Etats-Unis, il n’a pas été si difficile que cela d’accéder à une certaine légitimité. Comparé au mode de pensée dominant, nos idées représentaient une bouffée d’air frais. Il existe une minorité d’analystes et de décideurs dans le domaine de la politique scientifique, surtout parmi les plus âgés, qui sont ouverts, ne serait-ce que pour les écouter, à des alternatives bien argumentées. Un autre facteur positif est qu’au cours des dernières décennies, le nombre de femmes et de personnes de couleur a augmenté petit à petit dans ce secteur, et ces nouveaux venus ont été particulièrement réceptifs à la pensée du Loka et prêts à faire entendre notre voix dans les prises de décision. Une minorité significative des journalistes scientifiques nationaux se sont également montré réceptifs, et eux aussi ont ajouté à notre légitimité.

E. : Les débats sur l’impact des technologies se sont multipliés au cours des dernières années. Le modèle danois des "conférences de consensus" [1], par exemple, s’est répandu à travers l’Europe. Cela montre combien les procédures traditionnelles ne semblent plus adaptées, mais ces nouveaux dispositifs ne sont souvent utilisés que comme instruments de "gestion de crise". Comment en faire de véritables outils de démocratisation de la science et de la technologie sur le long terme ?

R.S. : Le mieux est probablement de regarder ce qui se passe au Danemark, puisque c’est là que le développement et l’institutionnalisation de ces méthodes est le plus avancé. Bien qu’il soit vrai que les autres pays ont tenté d’organiser des "conférences de consensus" à la danoise en réaction à des controverses publiques, ce n’est pas le cas du Danemark. L’organisation, à la demande du Parlement, de conférences sur des questions scientifiques, qui souvent ne sont pas encore très politisées, y constitue presque une routine.
Il y a beaucoup d’avantage à démocratiser les décisions de politique scientifique sur cette base "routinière". En impliquant la société civile avant que les enjeux soient surpolitisés, il est généralement possible d’infléchir les décisions dans une direction plus conforme aux aspirations et aux besoins de la société, et ce à un coût relativement bas. Au contraire, lorsqu’un sujet est devenu l’objet de controverses publiques, il a généralement d’ores et déjà fait l’objet de larges investissements financiers et institutionnels, et le coût du changement et donc la résistance institutionnelle au changement est très nettement supérieur.
La clé pour rendre de telles méthodes participatives plus efficaces est donc de développer une conscience et une base politiques suffisantes pour que ces méthodes soient institutionnalisées et que, une fois adoptées, elle soient soumises à un contrôle démocratique continu et effectif.
Il est frappant, à ce propos, que tandis que l’investissement de nos sociétés dans l’innovation technique est quasi illimité, nous n’avons pas l’habitude d’investir dans l’innovation démocratique. C’est pourtant important. Les conférences de consensus, par exemple, sont une institution très prometteuse. Mais des investissements sont nécessaires pour améliorer la méthode, l’adapter aux divers contextes, voire développer d’autres méthodes alternatives.

E. : Dans votre livre Choix de technologie, choix de société, vous soulignez que l’impact des technologies sur la société va bien au-delà des questions environnementales. De quelle manière influencent-elles aussi des thèmes sociétaux tels que l’organisation du travail, voire même l’état de la démocratie elle-même ?

R.S. : Je ne donnerai qu’un exemple : non régulé, le commerce électronique c’est-à-dire la vente de produits et de services sur Internet risque de drainer de l’argent et des emplois sur le dos des économies locales. Peuvent en résulter des dommages sérieux à la vie sociale, aux espaces publics et au rôle de tampon que peut jouer une économie locale robuste face aux caprices de forces économiques globalisées et impersonnelles& Autant de conditions vitales pour qu’une société soit capable de s’auto-gouverner de manière démocratique.

E. : Un autre aspect important des activités du Loka Institute est le community-based research network, réseau d’initiatives locales de recherche citoyenne. De quoi s’agit-il ?

R.S. : Il s’agit de construire un réseau national et international d’organisations et de centres qui mènent des recherches répondant à des besoins et des demandes locales, en collaboration directe avec des groupes de la société civile. Il en existe plus d’une cinquantaine aux Etats-Unis. Notre idée était que le système de recherche des Etats-Unis dépense plus de 200 milliards de dollars tous les ans pour répondre aux besoins des entreprises, de l’Etat et des universités. Puisque c’est la société elle-même qui, en dernière instance, paie pour tout cet investissement, pourquoi une partie significative de cette recherche ne serait-elle pas menée directement en réponse à ses propres demandes ?
Il y a plusieurs raisons pour créer de tels réseaux. Par exemple, les centres locaux peuvent éviter de refaire un travail qui a déjà été fait par d’autres, ou mutualiser leurs ressources pour collaborer à des projets complexes ou intrinsèquement translocaux. De plus, une telle fédération est cruciale pour constituer la base politique nécessaire pour détourner quelques ressources vers des alternatives sociales.

E. : Comment a évolué la politique scientifique des Etats-Unis depuis la création du Loka ? Y a-t-il eu des changements positifs pendant la période Clinton, et ont-ils été annihilés par l’administration Bush et sa politique extérieure ?

R.S. : Globalement, oui : l’administration Clinton a opéré quelques transferts de R&D du domaine militaire vers le civil (notamment vers les Instituts nationaux de Santé). Et l’administration Bush, particulièrement après le 11 septembre, en revient à faire de la R&D militaire une priorité. Indépendamment des alternances politiques, on est passé globalement depuis la fin de la Guerre Froide d’une R&D dominée par les considérations militaires à une domination des considérations économiques.
Mais si l’on regarde de manière plus précise, il y a également quelques signes positifs. Ainsi, le financement fédéral pour la recherche citoyenne a fortement augmenté au cours des dernières années. La U.S. National Science Foundation, une institution publique, a financé trois conférences de consensus à hauteur de $160 000 et un atelier scénario [2] à hauteur de $210 000. Et plusieurs publications émanant d’institutions officielles ont recommandé l’adoption par les Etats-Unis de méthodes telles que la recherche citoyenne et les Panels délibératifs de citoyens. De telles déclarations ne constituent pas encore un changement réel, mais elles constituent une étape dans la création de la base politique nécessaire pour atteindre des changements dans le futur.

E. : L’Institut Loka collabore avec de nombreux partenaires au niveau global. Pensez-vous qu’un tel réseau soit partie prenante (ou devrait l’être) des mouvements "anti-globalisation" ? Le niveau global est-il (ou devrait-il être) déterminant dans les politiques scientifiques et technologiques ?

R.S. : Les réseaux transnationaux de la société civile sont essentiels pour atteindre une gouvernance globale démocratique, et non plus basée sur les intérêts des multinationales. Etendre ces réseaux pour y inclure le domaine des sciences et des technologies est essentiel pour plusieurs raisons. D’abord, la science et la technologie sont des forces motrices à l’échelle globale, et toute tentative de démocratisation qui ne les inclurait pas ne pourrait que tourner à vide. D’autre part, un réseau de recherche citoyenne transnational, tel que le réseau Living Knowledge en cours de constitution [3], pourrait constituer une capacité de recherche décisive pour soutenir et renforcer les initiatives de la société civile globale.
En ce qui concerne votre question spécifique sur le niveau global : ce sont les gouvernements nationaux et régionaux principaux, les grandes universités et, avant tout, les multinationales qui sont les acteurs dominants de la science et de la technologie au niveau mondial. En comparaison, des organisations comme l’Unesco ou même les Nations Unies n’ont pas de rôle significatif. La question de savoir si de telles organisations devraient, dans le futur, devenir centrales dans un système scientifique et technologique humanisé et démocratisé est intéressante et mérite d’être étudiée plus avant.


Propos recueillis et traduits de l’anglais par Olivier Petitjean.

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Site Web : http://www.Loka.org

On trouvera aussi des liens et informations sur le site de la Fondation Sciences Citoyennes.


[1Les conférences de consensus consistent à réunir un panel représentatif de citoyens pour qu’ils émettent, après avoir été formé et avoir débattu avec des experts et différents groupes d’intérêt, un avis motivé sur une question de politique scientifique, souvent l’adoption ou non d’une nouvelle technologie (organismes génétiquement modifiés, clonage). D’origine danoise, elles se sont multipliées dans le monde au cours des années 90. Deux ont été organisées en France, en 1998 sur les OGM et en 2002 sur le réchauffement climatique.

[2Les ateliers scénario sont une forme de conférence participative où un groupe de citoyens délibère sur la base de différents scénarios technologiques et sociaux. La dimension prospective des choix de technologies est donc mieux "outillée" que dans les conférences de consensus traditionnelles. Voir par exemple : http://www.cordis.lu/easw/home.html.