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Penser globalement, agir localement, et basta ? Pourquoi nous avons besoin de plus pour construire une Europe à la fois sociale et écologique
samedi 23 mai 2009, par
Extrait d’une intervention donnée par le philosophe à la conférence « équité sociale et développement durable – Pour une Europe verte et sociale » de la Commission européenne, Bruxelles, le 24 février 2009.
D’un certain point de vue, je ne devrais pas être surpris d’avoir été invité à ouvrir cette conférence
impressionnante. D’un autre point de
vue, je devrais être stupéfait.
Je ne devrais pas être surpris, parce qu’il y a
maintenant dix-huit ans je publiais deux
ouvrages, une monographie sur Qu’est-ce
qu’une société juste ? et un volume collectif
sur La Pensée écologiste [1]. Depuis plus de
vingt ans, je m’intéresse à la fois aux
questions de justice sociale et d’écologie, on
peut donc à juste titre imaginer que j’ai pensé
aussi la relation qu’elles entretiennent. On ne
sera donc pas surpris de me trouver ici.
Et pourtant ma présence reste déconcertante :
en quoi une respectable institution comme la
Commission européenne peut-elle avoir besoin
d’un philosophe, c’est à dire de quelqu’un qui
fait profession d’être un non-expert, et que les
personnes sérieuses décrivent souvent comme
dangereusement enclin à une pensée improductive
? Et pourtant je suis ici. Peut-être parce
quelques-uns des membres hautement cultivés
de cette institution se sont souvenus de la
citation du marquis de Condorcet, selon lequel
"toute société qui n’est pas éclairée par des
philosophes est trompée par des charlatans",
et ont pensé que ce qui s’appliquait à une
nation du XVIIIe siècle ne s’appliquait que
mieux encore à l’Union européenne du XXIe. Ou
peut-être simplement parce que quelqu’un a
éprouvé le besoin de prendre du recul, pour
considérer les choses d’un peu plus haut.
C’est donc le but que je me propose
d’atteindre, à ma façon. Parce que je suis un
de ces philosophes qui pensent qu’il ne suffit pas d’adopter une grande hauteur de vue, qui
permet de voir plus loin. Mais qu’il faut aussi
regarder où nous posons nos pieds. Si nous
ne le faisons pas, nous risquons de trébucher,
peut-être même de finir le nez dans la boue.
C’est la raison pour laquelle j’ai écouté avec
beaucoup de plaisir et une grande attention la
plupart des rencontres d’hier avec des
experts. De manière explicite ou non, je me
référerai fréquemment, dans mon propos
d’aujourd’hui, à ce que j’y ai entendu.
Permettez-moi d’aller de l’avant après ce
préambule. Je me poserai deux questions
simples. 1 : quel est le problème ? Et 2 :
quelle est la solution ? En réponse à la
première question je considérerai les deux
expressions qui donnent son titre à cette
conférence, et les relations entre elles :
"équité sociale" et "développement durable".
Et en réponse à la seconde, je considérerai ce
grand classique des slogans du mouvement
écologiste : "Penser global, agir local".
1. Le problème
Y a-t-il une contradiction, un conflit, ou au
moins une tension entre une "Europe sociale"
et une "Europe écologique", entre l’"équité
sociale" et le "développement durable" ? Et
s’il y en a une, est-ce une caractéristique
nécessaire des relations entre ces deux
objectifs, ou une caractéristique contingente
des moyens par lesquels nous les poursuivons
l’un ou l’autre, ou les deux à la fois ? Ou
y a-t-il au contraire une alliance naturelle, une
harmonie préétablie entre l’Europe écologique
et l’Europe sociale ? Et là encore, s’il y
en a une, est-ce pour des raisons nécessaires
ou contingentes ? Les opinions ont largement
divergé pendant les rencontres avec les
experts. Qui a raison ? et qui a tort ? Pour
répondre à cette question, nous aurons
besoin d’un nettoyage conceptuel des deux
côtés de cette tension supposée.
Un mode de vie durablement généralisable
Prenons d’abord l’expression "développement
durable". Voulons-nous vraiment du
"développement durable" ? Je ne dois pas
être la seule personne dans la salle qui pense
que cette expression rend compte de notre
souci pour l’environnement d’une manière à
proprement parler déroutante. Certes,
"développement durable", ou "soutenable",
vaut mieux que "développement" tout court,
lequel vaut mieux que "croissance". Mais
pouvons-nous réduire notre objectif à une
expansion toujours soutenue ? La soutenabilité,
je le pose ici, est essentielle, mais le
développement ne l’est pas. Ce que nous
recherchons, c’est avant tout un mode de vie
dont la généralisation est durable. Par
"généralisation", j’entends l’adoption dans le
monde entier d’un tel mode de vie. Et par
"durable", j’entends que cette généralisation
pourrait être maintenue d’une génération sur
l’autre. Quant au "mode de vie", il est à
entendre dans des termes à la fois compréhensibles
et souples. Il ne s’agit pas
seulement d’un niveau de vie, c’est à dire d’un
niveau de revenu réel. C’est une manière de
produire, de consommer, de bouger, de
construire, d’habiter ensemble, de passer ses
vacances, de procréer, et ainsi de suite. Cette
définition compréhensible doit aussi être
souple. Elle ne doit pas impliquer que tout le
monde finisse avec le même panier de la
ménagère, ou le même appartement à la
même distance du même genre de travail avec
les mêmes horaires pour le même nombre
d’années, pour ne rien dire du même nombre
d’enfants avec le même type de partenaire.
Mais la condition pour que sa généralisation
soit durable est une contrainte significative
sur la limite en-deçà de laquelle notre mode
de vie pourra varier de manière acceptable.
La justice globale en tant que vraie liberté
pour tous [2]
Passons au deuxième terme de cette tension
supposée, l’"équité sociale". Avons-nous
besoin ici d’un renforcement conceptuel ?
Certainement. Le point-clef, qu’il ait été
souligné ou pris pour acquis par quelques-uns
des participants lors des rencontres avec
les experts, est que nous ne pouvons plus
aujourd’hui limiter ou donner priorité dans
notre conception de la justice ou de l’équité à
la solidarité au sein de chacune de nos
sociétés. Nous devons nous confronter à la
question d’une justice globale. Le défi du
changement climatique, la pression mondiale
des migrations, l’impact rapide, massif et
global de la crise financière américaine,
l’interconnexion communicationnelle sans
précédent offerte par Internet, tout cela rend
nécessaire, et de plus en plus évident, de
concevoir le problème de la justice dans un
cadre global.
Cela ne signifie pas que les États-nations, et
en particulier les pays où s’exerce une solidarité nationale, n’ont plus de rôle à jouer. Cela
signifie plutôt que nous devons renverser
notre façon de penser habituelle sur la justice.
La justice ne peut plus être appréhendée
d’abord dans le cadre national, puis entre
nations ; nous devons dans un premier temps
considérer les exigences de justice entre tous
les membres de l’humanité, et penser dans un
second temps, sur ces bases, le niveau auquel
les différents outils politiques doivent se
distribuer, de l’échelon municipal au global,
sans fermer les yeux sur ce niveau intermédiaire,
en constante expansion, que
constituent les pouvoirs sui generis, tels
l’Union européenne.
Quel doit alors être le fond de cette justice
sociale ? Laissez-moi exprimer ici, de manière
très dogmatique, ma conviction selon laquelle
les demandes de justice globale ne sont qu’un
élargissement mondial de cette conception de
la justice qui semble circonscrite au niveau de
sociétés particulières. De cela découle qu’un
arrangement institutionnel juste donne à ceux
qui s’en sortent le moins bien les chances
d’une vie meilleure, de meilleures possibilités
pour mener leurs vies que celles dont ils
pourraient profiter durablement sous
n’importe quel autre système. Pour le dire
plus brièvement, la justice distributive, qu’elle
soit nationale ou globale, a à voir avec la
maximisation durable du niveau minimum de
liberté réelle.
Une règle gagnant-non-perdant
Ces deux éclaircissements à l’esprit, comment
devrions-nous concevoir la relation entre
soutenabilité et équité sociale, entre une
Europe écologique et une Europe sociale,
entre un monde écologique et un monde juste
? La réponse est simple au premier regard :
l’une est la condition de l’autre. Une généralisation
durable est la condition nécessaire à la
justice globale. Nous ne pouvons pas parvenir
à notre but de justice sans parvenir à notre
but écologique, parce que, si la généralisation
de notre mode de vie n’est pas durable, nous
faisons une injustice soit au reste de l’humanité
en ne pouvant pas le généraliser, soit aux
générations futures car il ne pourra pas être
soutenu.
Cela signifie-t-il qu’il n’y ait ni tension, ni
conflit, ni négociation (trade-off ) entre la
construction d’une Europe plus écologique et
celle d’une Europe plus sociale ?
Certainement pas. Il y a tout d’abord des
mesures qui amélioreraient considérablement
la généralisation durable de notre mode de
vie, mais au coût de l’approfondissement
d’inégalités injustes. Pensez par exemple au
licenciement sans dédommagement des
mineurs dans des industries minières
hautement polluantes, ou à une forte et
soudaine hausse du coût du chauffage
domestique, sans incitations financières à
l’isolation. Il y a ensuite, et inversement, des
mesures qui seraient capables de réduite des
inégalités injustes, tout en accroissant le
caractère insoutenable de notre mode de vie.
Imaginons des subventions pour le transport
aérien bon marché des ménages les plus
pauvres, ou une réduction du taux de
chômage grâce à la construction massive de
nouvelles infrastructures routières.
D’où le fait que, bien que l’idée soit séduisante,
tout ce que nous mettons en œuvre
pour augmenter notre soutenabilité ne fait
pas forcément le monde plus juste, et tout ce
que nous faisons pour réduire les injustices
ne rend pas forcément notre mode de vie plus
soutenable. Il y a donc place pour des
négociations et des tensions. Et de fait, il n’y a
que ça. Nous ne pouvons pas les ignorer, de
même que nous ne pouvons ignorer qu’il est
souvent compliqué (tricky) de dire quelle part
d’un objectif nous accepterions de sacrifier
pour le bien de l’autre objectif. Mais cela ne
doit pas nous paralyser.
Qu’est-ce qui doit donc nous guider ? Le
principe gagnant-non-perdant (win-no-loss)
me semble une règle générale utile, et un
garde-fou important contre les réactions mal
adaptées et potentiellement désastreuses
face à la crise économique. Adoptons des
mesures qui réduisent des inégalités injustes,
mais n’aggravons pas notre insoutenabilité,
que ce soit directement ou à travers les incitations
ou les attentes qu’elles créent. Et
adoptons des mesures qui augmentent notre
soutenabilité, mais qui sont accompagnées
de mesures compensatoires qui évitent
l’aggravation des inégalités injustes. En
d’autres termes, ne nions pas la négociation
entre soutenabilité et justice, mais cernons-la.
2. La solution
Voici donc, d’une certaine manière, la réponse
à la deuxième question que je proposais de
traiter : "Quelle est la solution ?" Mais tout cela est vague et général, et je voudrais
maintenant compléter mon propos, même si
ce ne sont que des illustrations, en mettant
l’accent sur un nombre d’implications spécifiques
– certaines surprenantes je l’espère – et
spécialement pertinentes dans le cas de
l’Union européenne. Je ferai cela sous la
forme d’un commentaire critique de ce
fameux slogan, qui a accompagné le
mouvement écologiste depuis son émergence
dans les années 1970 : "Penser globalement,
agir localement".
Penser globalement ? Oui, mais à travers les
domaines autant qu’à travers les pays
Avons-nous besoin de penser globalement ?
Oui, certainement. Si un doute avait subsisté,
après quatre décennies d’analyse et de
plaidoyer écologistes, le bruit médiatique
autour du changement climatique l’aurait tué.
Mais attention : "penser globalement" ne
signifie pas seulement "penser à travers les
frontières nationales", mais aussi "penser à
travers les frontières des domaines de la vie".
Laissez-moi vous en donner un exemple.
A certains moments, pendant les rencontres
d’hier avec les experts, et encore aujourd’hui
dans le discours liminaire, l’expression "justice
environnementale" a été utilisée, suggérant
que pour penser dans un même temps la justice
et l’environnement il faille ouvrir un nouveau
champ d’études nommé "justice environnementale".
C’est fait sans mauvaise intention,
mais c’est mal pensé. Pourquoi ? Il est bien
entendu d’une importance cruciale que l’on
comprenne que la justice distributive n’est pas
seulement une question de distribution du
revenu monétaire ou de l’accès au pouvoir, et
qu’elle n’est pas moins une question de distribution
de la qualité de l’emploi, de l’éducation,
de la santé, de l’espérance de vie ou de la
qualité de l’environnement. Penser globalement
exige que nous prenions en compte
toutes ces différentes dimensions, qui sont
interconnectées et souvent même indiscutablement
corrélées. Mais j’aurais tort de couper en
tranches ces questions de justice qui affleurent
autour de ces dimensions, comme autant de
"sphères de la justice" : justice fiscale, justice
sur le lieu de travail, justice éducative, justice
sanitaire, justice environnementale, etc. qui
devraient être traitées chacune séparément.
La justice sociale doit plutôt être conçue
comme consistant en la distribution de véritables
choix entre les membres de la société
considérée. D’une façon équitable, c’est à dire
de façon à ce que les choix de ceux qui on le
moins de choix soient maximisées. Et c’est
alors aux individus et aux communautés
d’assurer leurs propres négociations, à la
lumière de ce à quoi elles donnent prix.
Certains individus iront vivre dans des centres-villes
pollués et surpeuplés, ceci étant le prix
à payer pour une vie urbaine électrisante, ou
bien ils iront vivre dans des maisons bon
marché proches des aéroports, et garderont
leur argent pour des vacances exotiques. Ou,
pour utiliser un exemple mis en avant par un
participant hongrois, des communautés
entières deviendront "PIMBY" ("please, in my
back yard" : "s’il vous plaît, dans mon
jardin") parce qu’elles préfèrent faire avec des
industries polluantes plutôt que d’émigrer en
masse et d’accepter la délocalisation de leur
Lebenswelt, ou monde vécu. Les inégalités
environnementales ne doivent pas être
isolées ou conceptualisées comme des injustices
environnementales, gouvernées par des
principes éthiques distincts. Elles doivent être
au contraire approchées "globalement",
comme un parmi les nombreux composants
des inégalités dans les opportunités de vie
qui peuvent être injustes.
Agir localement ? Oui, mais aussi penser localement
Continuons : devons-nous agir localement ?
Là aussi, c’est oui, et en commençant par
nous-mêmes en tant qu’individus, organisations
ou communautés locales, et
particulièrement si nous nous permettons de
dire aux autres ce qu’il faut faire pour
atteindre – tous ensemble – un mode de vie
durablement généralisable. Nous ne pouvons
pas dire aux Chinois, aux Indiens ou aux
Congolais de faire du vélo plutôt que de
circuler en voiture si nous n’adoptons pas
nous aussi franchement le vélo.
Jusqu’ici, tout va bien. Mais attention : le
slogan "Penser global, agir local" ne nous fait
pas que ces deux recommandations. Il dit
aussi, ou à tout le moins suggère, qu’il y a
deux autres choses que nous ne sommes pas
tenus de faire, ou qui n’ont décidément pas la
même importance. La première, c’est "penser
localement". Un peu de réflexion devrait
pourtant vous convaincre que penser localement
n’est pas moins important que d’agir
localement. Considérez cet exemple non ne
peut plus local.
Ceux d’entre vous qui travaillent ou vivent
ici auront remarqué que les cinq dernières
années ont vu un usage accru du vélo dans
ce quartier de Bruxelles. Pourquoi ? Une
explication de taille est la création de pistes
cyclables de chaque côté de la rue de la Loi.
Le jour de l’inauguration, en septembre
2003, j’ai rencontré Neil Kinnock, qui était
alors vice-président de la Commission
européenne, avec deux de ses petits-enfants.
Il ne comprenait pas pourquoi il
avait fallu pour cela supprimer l’une des
cinq voies de circulation à sens unique, alors
qu’une rue parallèle était déjà dotée d’une
piste cyclable. Mais une chose lui
échappait : la rue de la Loi fait un véritable
pont, alors que les rues parallèles s’enfoncent
dans une vallée.
La différence entre une vallée et un pont ne
saute pas aux yeux d’un grand-père en forme
et de ses deux petits-enfants, à vélo par un
dimanche après-midi ensoleillé. Mais elle
détermine la quantité de sueur que l’on va
dégager lors d’une réunion, après s’être
précipité sur son vélo entre deux rendez-vous.
Elle déterminera aussi votre bonne volonté à
faire du vélo pour aller travailler si vous êtes
un honorable employé de la Commission
européenne. Donc, certainement, agir localement.
Mais si vous voulez que vos actes, vos
initiatives, vos politiques fassent la différence,
si vous voulez qu’ils entraînent dans
des cercles vertueux, et non plus des cercles
vicieux, alors prendre le temps de penser
localement (et avec les locaux) est aussi
important.
Cet exemple d’action locale concernait la prise
de décision au niveau local, plus précisément
la politique des transports dans la région de
Bruxelles Capitale. Mais le besoin d’action
locale pour construire une Europe plus écologique
reste aussi pertinent pour le
fonctionnement et la conduite de certaines
organisations, parmi lesquelles les institutions
de l’Union européenne. Un exemple extrême,
souvent mentionné – par les eurosceptiques
notamment, qui s’en délectent – est le
déménagement mensuel, à un coût écologique
exorbitant et pour une semaine, du
Parlement européen de Bruxelles vers
Strasbourg, son siège officiel. Comment peut-on
prêcher la soutenabilité à l’Europe entière
quand on s’obstine dans ces allers-retours qui
pèsent, selon une estimation faite en avril
2007 par une équipe de l’université de York,
20 000 tonnes de CO2 par an.
Les symboles ne peuvent pas être pris à la
légère, et Strasbourg est décidément le
symbole franco-allemand de l’entreprise intelligente
et courageuse qui a été initiée dans
des circonstances difficiles par des personnalités
françaises et allemandes exceptionnelles.
Sans elles, à l’évidence, l’intégration
européenne n’aurait jamais pu décoller, et
nous ne serions pas ici aujourd’hui. Mais pour
honorer ce symbole on doit pouvoir adopter
des façons de faire moins absurdes, sur les
plans financier et écologique, que ce qu’on
appelle le "cirque itinérant". Il serait tout
aussi correct que les événements d’importance
eussent lieu à Strasbourg (la ratification
finale d’un traité, l’admission d’un nouvel État
membre, par exemple), pendant que le travail
de routine serait cantonné à Bruxelles.
La folie de ce cirque itinérant n’illustre pas
seulement l’importance de l’action locale en
soi, car ici, autour du fonctionnement des
institutions européennes, l’action locale est
aussi une occasion formidable de montrer le
bon exemple. Cela nous servira aussi à
illustrer l’autre élément qui a disparu du
slogan écologiste : "agir globalement".
Agir globalement ? Certainement, et créer
rapidement les conditions pour une action
globale efficace
Là où le slogan écologiste classique pèche
foncièrement, à mon avis, c’est quand il
suggère que la possibilité d’agir globalement
ne compte pas. Nous avons le besoin urgent
d’une action globale, et donc d’institutions
globales, capables de répondre aux défis
globaux. Et à cette aune, l’Union européenne
est un ressort essentiel, à la fois car nous
avons besoin d’elle pour gérer des problèmes
qui sont mieux, voire seulement, pris en
compte "globalement" à l’échelle de l’Union,
mais aussi parce qu’elle annonce le genre
d’institutions dont nous avons besoin au
niveau mondial, pour pouvoir atteindre nos
buts de justice sociale et de soutenabilité
écologique.
Au niveau européen comme au niveau
national, des politiques environnementales et
sociales adaptées ne tomberont pas toutes
prêtes du bureau d’un bureaucrate, pour ne
rien dire du cerveau d’un philosophe. Elles
surgiront de nombreux conflits contre l’inertie
et les intérêts particuliers. On ne peut pas
imaginer que ceux qui défendent les intérêts
des plus faibles et des plus fragiles parmi les membres de nos sociétés, et des plus faibles
et des plus fragiles de tous – les générations à
venir – pourront constituer les lobbies les plus
redoutables. Pour s’assurer d’avoir une action
"globale" appropriée au niveau européen,
nous avons besoin d’un renforcement de ces
lobbies qui défendent les intérêts des plus
vulnérables.
Pour des raisons qui devraient être évidentes
dans les cercles auxquels vous appartenez, il
y a au moins deux facteurs qui pourront
renforcer structurellement les capacités et
l’efficacité des lobbies pan-européens en
faveur des plus faibles, car ils faciliteront et
économiseront les efforts pour se coordonner
et de mobiliser. L’un est la convergence vers
une capitale unique. Bien plus important que
le gaspillage écologique qu’elles entraînent,
les allées et venues entre Bruxelles et
Strasbourg constituent un handicap pour les
lobbies des plus vulnérables, et pour cela
elles doivent cesser.
Le second facteur et le plus important, que je
mentionnerai brièvement, est l’adoption
d’une seule lingua franca. Le progrès vers la
soutenabilité et la justice sociale ne requiert
plus (pas plus qu’il n’exclut ?) que nous
protégions le trésor de notre diversité linguistique,
comme une analogie superficielle avec
la biodiversité pourrait le laisser penser. Ce
progrès exige que nous démocratisions
énergiquement la lingua franca au sein de
l’Union européenne, certainement pas pour
pouvoir tous jouir des plaisirs de la culture
britannique, mais plutôt pour renforcer au
niveau trans-national les organisations et les
associations qui parlent et qui luttent pour les
plus vulnérables.
Pour conclure : Agir aussi globalement est
d’une importance cruciale pour l’accomplissement
de nos objectifs sociaux et
environnementaux. Pour la plupart d’entre
nous ici, cela signifie dans un premier temps
agir au niveau de l’Union européenne. La
convergence vers une seule capitale et une
seule langue contribuera pleinement à une
action efficace dans cette direction, en renforçant
structurellement les groupes qui
promeuvent les deux objectifs qui nous
occupent aujourd’hui. D’où l’erreur du slogan
écologiste classique, qui néglige l’importance
de l’action globale. Mais le fait même qu’une
politique linguistique puisse être pertinente,
d’une façon indirecte et étonnante, pour
accomplir notre but de soutenabilité illustre
néanmoins combien ce slogan est juste quand
il insiste pour que nous adoptions une pensée
globale.
Traduit par Aude Vidal
[1] Qu’est-ce qu’une société juste ?
Introduction à la pratique de la philosophie
politique, Le Seuil, Paris, 1991
La Pensée écologiste. Essai d’inventaire à
l’usage de ceux qui la pratiquent comme de
ceux qui la craignent (Frank De Roose & Ph.
Van Parijs éd.), De Boeck Université,
Bruxelles, 1991
[2] Voir Ph. Van Parijs, Real Freedom for All.
What (if Anything) Can Justify Capitalism ?(Oxford University Press, 1995), dans la lignée
étendue d’une approche libérale-égalitaire de
la justice inaugurée par John Rawls (A Theory
of Justice, Harvard University Press, 1971,
traduction française Le Seuil, 1987).