Accueil > Les dossiers > Du printemps-été 2009 à l’été 2010 > N° 32 (printemps 09) / Quelle Europe pour quelle écologie ? > Pistes > Une lecture écologiste de la crise, la première crise socio-écologique du (…)

Une lecture écologiste de la crise, la première crise socio-écologique du capitalisme

samedi 23 mai 2009, par Jérôme Gleizes, Yann Moulier-Boutang

La crise actuelle n’est pas la conséquence de la crise financière. 2008, c’est aussi les records mondiaux pour les prix du pétrole, de l’or, de nombreux métaux, de produits alimentaires comme le riz… Mais aussi record de températures, disparition accélérée d’espèces animales ou végétales. Tous ces faits apparemment singuliers s’inscrivent dans des temporalités différentes qui n’ont pas nécessairement de liens causals mais leur conjonction est dangereuse car elle amplifie les différentes crises. Nous sommes dans une crise globale.

L’étincelle de la crise

Le retournement de la croissance américaine
en 2007 a poussé à la hausse les taux
d’intérêt, aggravant la précarité des ménages,
provoquant de nombreux défauts de
paiement, l’insolvabilité des débiteurs et par
ricochet un besoin de refinancement des
banques. Cela a amplifié la crise du bâtiment
et de l’immobilier (la hausse des saisies
augmentant l’offre immobilière dans un
contexte de demande déprimée).

Avec le système des subprimes (crédits
immobiliers aux ménages les plus pauvres),
les créances avaient été titrisées (transformées
en titres financiers), pour mutualiser les
risques tout en préservant des rendements
élevés pour les institutions financières et les
hedges funds. Mais cette dilution des
créances a, au lieu de mutualiser les risques,
provoqué une augmentation de l’incertitude
et paralysé les acteurs financiers et le refinancement
interbancaire, mettant en difficultés
des établissements bancaires. Cette
complexification des marchés financiers a
provoqué une diffusion du risque jusqu’à
devenir un risque systémique par contagion à
d’autres segments de marchés financiers et
d’autres pays.

Les banques centrales ont depuis le début de
la crise jouer leur rôle de prêteur de dernier
ressort pour garantir la viabilité du système
bancaire en intervenant sur les marchés
monétaires contrairement à 1929. Mais
depuis le déclenchement de la crise au mois
d’août 2007, les dépréciations d’actif s’accumulent.
La dernière évaluation par le FMI est
de 4 054 milliards de dollars, soit 4 fois plus
que sa prévision de l’année dernière ! La crise
de liquidité est devenue une crise de solvabilité
 : l’insolvabilité initiale des ménages
américains a contaminé le secteur bancaire et financier mondial. Tel un jeu de domino, les
dettes des uns sont les créances des autres.
La faillite de l’un et le non remboursement de
l’un entraîne la faillite de l’autre. La valeur du
patrimoine et le niveau de revenu des agents
étaient insuffisants pour faire face au volume
des dettes et aux échéances de remboursement.
Pour la première fois depuis 1929, la
Réserve fédérale américaine a recapitalisé
des banques et des institutions financières
pour effacer les dettes de celles-ci jusqu’à son
refus de le faire le 15 septembre 2008 pour la
banque d’affaire Lehman Brothers. Ce refus a
accéléré la crise financière, obligeant la
Banque fédérale et le Trésor nord-américains
à intervenir massivement pour sauver le
premier assureur américain AIG et de
nombreuses banques régionales ainsi que
l’Europe à sauver de nombreuses banques tel
Fortis. Toutes ces politiques de soutien
monétaire sont vaines car nos sociétés sont
confrontées à une crise de régulation économique
depuis 40 ans. La crise est telle
qu’aucune banque n’est capable de prévoir le
montant des pertes à venir. Cette crise s’est
rapidement doublée d’une récession économique,
amplifiée par la financiarisation des
compartiments les plus matériels de l’économie
(construction automobile, grande
distribution, bâtiment...) Toutes les mesures
de politiques économiques (programmes
classiques de soutien à l’activité) échouent
les unes après les autres. La récession se
transforme en dépression impressionnante
(moins 6 % du PIB américain en un an, du
jamais vu depuis 40 ans) car aucune réponse
n’a été apportée aux deux autres dimensions
fondamentales de la crise : la dimension
écologique – qui implique des mesures structurelles
pour changer totalement le rythme
mais surtout la nature de la production sous
peine de voir la planète terre exploser – et le
développement de la production immatérielle
– impliquant une quantité croissante de
travail gratuit, précaire ou invisible.

L’étincelle initiale bénéficiait d’un terrain propice pour ce propager

Le régime fordien de croissance d’après guerre
est en crise depuis la fin des années 60 et la
croissance n’a pu se poursuivre que par un
changement de moteur de la croissance,
reposant désormais plus sur les industries de
services, sur le capitalisme cognitif dans les
pays occidentaux et sur la salarisation industrielle
de plus de 400 millions de personnes
dans les pays émergents. Ce passage à une
économie post-fordiste, flexible, globalisée
n’a pu se faire que par une mutation de la
finance. La croissance mondiale rapide qui
permettait de masquer le caractère très inégalitaire,
a du s’attacher de nouvelles classes
moyennes, qu’on a appelé la creative class,
d’une hyperconsommation (la consommation
interne des États-Unis représentait 73 % de
son PIB), d’un endettement croissant des
ménages et de l’État reposant sur des crédits
revolving et des crédits hypothécaires.
L’hyper-endettement des ménages américains
dans le secteur immobilier est responsable de
1,5 % de la croissance américaine. Cela a
assuré sur le plan macro-économique le financement
à crédit de la première puissance
économique mondiale, les États-Unis, locomotive
de la croissance mondiale (28 % du PIB
mondial).

Une économie financiarisée de contrôle social

Ce modèle d’économie d’endettement s’est
étendu à la plupart des États. Nous sommes
ainsi parvenu à la veille de la crise en 2007 au
besoin pour l’ensemble des États de la
planète de trouver 29 000 milliards de dollars
de financement auprès des capitaux privés. Le
système de l’économie de marché financiarisée
et mondialisée trouve ainsi sa nécessité
structurelle. La dérégulation néolibérale y
compris les paradis fiscaux, les places off
shore dont la plupart des grandes puissances
économiques sont dotées, a été organisée,
planifiée, imposée à des opinions publiques
souvent rétives dans les couches populaires
qui en voyaient la signification en terme de
privatisation des services publics, de transformation
de droits publics à la protection
sociale, en dettes privées. Ainsi, une part du
revenu des agents économiques (actifs
comme inactifs) a été déconnecté de façon
croissante des salaires. Le placement de
l’épargne dans des systèmes de protection
sociale par capitalisation, donc dans ces
produits financiers à haut rendement, et la
constitution de portefeuille d’actions et
d’obligations a compensé pour les classes
moyennes le déclin des salaires. Le revenu de
57 % des américains dépendaient à la veille
de la crise, de ce type de placement. Un
programme d’accès à la propriété de son
logement visant à transformer 80 % de la
population en propriétaires a été menée au
Royaume-Uni, aux États-Unis et poursuivi là où il était déjà bien avancé (France, Espagne).
L’accès au logement favorisant la spéculation
immobilière est devenu un amplificateur de ce
programme. Ce n’était plus seulement les
classes moyennes, disposant d’un emploi et
d’un minimum d’apport en épargne préalable,
c’était la partie supérieure des pauvres, les
travailleurs pauvres qui a été inclus avec les
crédits subprimes. La transformation généralisée
des droits en dette a ainsi nourri
continuellement l’expansion de la finance de
marché qui s’est trouvée investi progressivement
de nombre de fonctions assurées
auparavant par la détention de droits sociaux
organisés et garantis par l’État. L’effet dévastateur
de la crise des crédits hypothécaires
est dû à l’étendue même de la pénétration de
la financiarisation privée dans tous les
secteurs de la gestion des populations. La
montée phénoménale de l’endettement privé
est devenu le système de contrôle de la
population
, en particulier du travail précaire,
flexible. Elle a reposé non seulement aux
États-Unis mais dans tous les États à des
degrés divers, mais davantage dans ceux qui
étaient le plus ouvert à la mondialisation, sur
une croissance régulière de la dette publique,
particulièrement lorsqu’on prend en compte
les collectivités territoriales.

La prochaine étape : la faillite d’un pays

Aujourd’hui, par exemple, la dette américaine
à la fois privée et publique, détenu par
l’étranger dépasse 12 250 milliards de dollars.
C’est un peu moins que le PIB annuel de ce
pays. Ce n’est pas la première fois que les EU
se trouvent surendettés mais cette fois-ci, les
créanciers, dont le premier la Chine et le
second le Japon, ne vont plus pouvoir
accepter de subir une dévaluation de leurs
créances du fait de celle du dollar. La consommation
américaine était rendue possible par
les exportations chinoises et japonaises
,
alimentant la croissance des trois pays qui
permettait aux américains de maintenir leur
mode de vie, à la Chine de maintenir un taux
de croissance indispensable pour éviter une
explosion sociale en donnant du travail à une
population active croissante et au Japon de
faire face à une baisse de sa consommation
interne compte tenu de la baisse de sa
population. Et sur le plan financier, les dollars
du déficit commercial américain sont
réinjectés aux EU en achat de bons du Trésor
et autres titres financiers américains.
Aujourd’hui, le Japon et la Chine risquent de
stopper leurs investissements aux EU, réduire
leurs créances détenues en dollar et ainsi
arrêter de réinjecter les dollars accumulés
suite aux déficits commerciaux et budgétaires
américains. La faillite des EU n’est pas encore
à l’ordre du jour compte tenu de son poids
dans la production mondiale et du statut du
dollar comme étalon monétaire international
mais la nécessité pour les EU de financer sa
croissance par l’achat de bons du trésor par
l’étranger explique les voyages de Hillary
Clinton au Japon et en Chine. D’autres pays
risque d’avoir moins de chance. L’Islande n’a
échappé à la faillite que grâce à une aide
exceptionnelle du FMI, la première fois pour
un pays européen depuis 1974. Aujourd’hui,
ce sont les pays d’Europe centrale et baltes
qui sont les plus en difficultés. Leurs
monnaies ont subies des dévaluations très
importantes. Ces pays qui ont pratiqué des
politiques de dumping sociales et fiscales, ne
bénéficiant pas de l’euro, sont aujourd’hui
rattrapés par la crise et par leurs retards de
développement. Contrairement aux pays
méditerranéens et à l’Irlande qui ont bénéficié
d’importants transferts financiers de l’UE
pour permettre un rattrapage de leurs
économies lors de leur entrée dans l’UE, les
pays d’Europe centrale et de l’Est n’ont pas
bénéficié de cette aide. Et les pays riches de
l’UE se refuse toujours à financer ce rattrapage,
préférant laisser faire le marché.

Une crise du régime de production

À ce problème de financement de la croissance,
s’ajoute une crise interne du régime
de production
, symbolisé par celle du secteur
automobile. Ce régime de croissance était
basé sur le compromis fordien, c’est-à-dire
l’échange d’un pouvoir d’achat par augmentation
des salaires contre une croissance de la
productivité du travail et une "pacification"
des relations salariales. Ce compromis a
permis un rythme soutenu de consommation
permettant d’écouler la production. Cette
production était taylorisée. La concurrence
internationale des produits nationaux était
faible, d’où une faible contrainte extérieure.
L’État intervenait comme stabilisateur de la
croissance à travers son action budgétaire
contra-cyclique ou à travers sa fonction
d’État-providence – de protection des
citoyen-ne-s contre les risques de chômage,
de maladie, d’accident du travail, d’assurance d’un revenu durant la retraite
– et le
crédit bancaire était facile à obtenir.

Comme l’a montré André Gorz, l’informatisation
et la robotisation ont mis à mal ce
compromis en permettant de produire
beaucoup plus avec beaucoup moins de
travail. La production, l’emploi et les salaires
(de tous) n’augmentent plus simultanément.
Aujourd’hui, les gains de productivité du
capital provoquent une baisse des coûts de
production et donc des prix de vente des
produits manufacturés, entraînant celle des
profits et une course accélérée à la réduction
des coûts, à de nombreux licenciements ou
des délocalisations. L’investissement
productif devient de moins en moins rentable,
amplifié en cela par la hausse du prix des
matières premières (et donc des coûts de
production incompressibles). Nous avons
assisté insidieusement à une augmentation
des arbitrages au bénéfice des investissements
financiers et des acquisitions externes
d’entreprises au cours des années 80 et 90.
Avant la crise, le total des actifs financiers
représentait 3 à 4 fois le PIB mondial, générant
"une immense bulle spéculative au cœur
même du système industriel". A ce déséquilibre
capital industriel/capital financier
s’ajoute aussi un déséquilibre entre classes
sociales, une paupérisation croissante des
populations ne bénéficiant plus du compromis
fordien. Aujourd’hui, la croissance repose sur
moins de personnes, ce qui provoque inéluctablement
des tensions sociales tant entre les
pays qu’à l’intérieur de chacun d’entre eux. Et
l’entrée en récession va amplifier les inégalités
et les tensions sociales.

Loin d’être responsable de la crise, les
crédits subprimes étaient une condition du
maintien de la croissance de la consommation
américaine... à crédit, fondée sur une
hausse continue de la valeur du patrimoine
des ménages.
Il a un temps symbolisé le
compromis néolibéral qui s’était substitué au
compromis fordien : l’acceptation d’une
compression de la part des salaires dans la
valeur ajoutée produite contre un accès
facilité à la propriété et à la consommation.
Mais aujourd’hui, ces deux compromis sont
confrontés à la crise écologique.

Crise économique, crise écologique

Une sortie de crise pourrait être envisagée
avec la montée en puissance de la Chine, de
l’Inde comme nouveaux moteurs de la croissance
mondiale. Mais chose inédite dans
l’histoire de l’humanité, le monde se trouve
confronté à l’épuisement de ses ressources
naturelles
, confirmée par la hausse de prix
continue de celles-ci, révélatrice d’une insuffisance
de l’offre vis-à-vis de la demande. Cela
s’ajoute à la crise climatique, due aux gaz à
effet de serre. Cette crise provoque une baisse
des rendements agricoles et de la production,
donc une hausse des prix des denrées
agricoles (hausse amplifiée par la réduction
des terres arables à cause de l’étalement
urbain et d’une politique en faveur des
agrocarburants). Des émeutes ont eu lieu en
Afrique ou en Asie, suite à des hausses de
produits de base comme le riz. Mais cette
inflation n’ayant pas une origine monétaire,
elle ne peut être combattue par une politique
monétaire restrictive. Une relance keynésienne
classique par la hausse de la
consommation n’est plus possible comme
durant les trente glorieuses car cette croissance,
prédatrice en ressources naturelles,
entraîne des tensions sur l’ensemble des
marchés de matières premières, amplifiées
par les marchés financiers de produits
dérivés. De même, l’effet rebond (augmentation
de consommation liée à l’amélioration
d’une technologie) amplifie ce phénomène. La
globalisation des modèles de production et de
consommation font qu’aujourd’hui la croissance
des uns ne peut être compensée que
par l’exploitation des autres. Le seul critère
pertinent, l’empreinte écologique, montre
aujourd’hui qu’il faudrait 3 planètes pour
généraliser le mode de consommation
français ou 6 planètes pour celui des États-
Unis. Actuellement, l’entrée en récession
réduit la demande des matières premières et
une baisse de leurs prix mais toute politique
de relance se trouvera confronté à leur rareté
effective.

Cette crise n’est pas un simple problème de
moralité, même si les inégalités se rapprochent
des niveaux du XIXe siècle. Elle n’est
pas l’unique conséquence des politiques
libérales. Elle est surtout la conséquence du
productivisme effréné de nos économies qui
mène simultanément à la crise financière et
aux crises écologiques.

Une véritable politique structurelle
mondiale, au minimum européenne est indispensable
pour éviter les effets rétroactifs des
différentes sorties de crise.
Il faut modifier le
modèle productif pour réduire la prédation
des ressources de la planète, passer d’une
production majoritairement matérielle à une production majoritairement immatérielle mais
il faut aussi modifier les rapports sociaux.
L’écologie politique fait priorité d’une réforme
de politique de transformation sociale et
écologique à travers une vision territoriale
(respect des écosystèmes, relocalisation des
productions/consommations), la substitution
de la logique concurrentielle de l’économie
marchande par celle coopérative de l’économie
sociale et solidaire, la création d’un
nouveau compromis social à travers l’instauration
de revenu social garanti, un meilleur
partage du temps de travail, et l’introduction
de monnaies de proximité non thésaurisables,
la prise en compte des réfugiés climatiques...
Nous devons à l’échelle européenne faire des
politiques d’investissement ciblés et un
emprunt massif de 1 000 milliards d’euros,
mettre en oeuvre des régulations financières
et institutionnelles sortant de la logique
libérale, revoir la logique des relations
Nord/Sud.

Aujourd’hui, l’humanité se trouve confrontée
à une question politique majeure, exprimée
par André Gorz dans son dernier article très
clairvoyant sur le devenir de nos sociétés :
"La décroissance est donc un impératif de
survie. Mais elle suppose une autre économie,
un autre style de vie, une autre civilisation,
d’autres rapports sociaux. En leur absence,
l’effondrement ne pourrait être évité qu’à force
de restrictions, rationnements, allocations
autoritaires de ressources caractéristiques
d’une économie de guerre. La sortie du capitalisme
aura donc lieu d’une façon ou d’une
autre, civilisée ou barbare. La question porte
seulement sur la forme que cette sortie
prendra et sur la cadence à laquelle elle va
s’opérer."
 [1]


[1André Gorz, "Le travail dans la sortie du
capitalisme" (alias "La sortie du capitalisme a
déjà commencé", EcoRev’, 28, novembre 2007).