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Une Europe des droits

samedi 23 mai 2009, par Dany Cohn-Bendit

Dany Cohn-Bendit, député européen Vert (Grünen) et candidat d’Europe écologie en 2009 (Île-de-France), considère que la raison essentielle et la réussite première de la construction d’une Communauté puis une Union Européenne fut de mettre fin aux guerres qui ont ensanglanté ce continent et par ricochet les autres continents (traite négrière, deux guerres mondiales, colonisation et décolonisation, etc.) Aujourd’hui que les affres de la guerre se sont éloignées de l’Europe malgré les réminiscences meurtrières yougoslaves et caucasiennes, la question des libertés publiques et du Droit en Europe devient une question emblématique. Les restreindre au nom de l’insécurité ou les préserver est pour les Verts – et notamment pour Dany Cohn-Bendit – un enjeu crucial. Le Parlement européen est le lieu de luttes parlementaires difficiles mais qui souvent permettent de s’opposer aux pratiques liberticides des États nationaux.

L’arrestation et l’incarcération le 11 novembre 2008 de ceux que l’on appelle les "Neuf de Tarnac" laisse pantois. De cette procédure aussi inique que médiatique, il résulte toujours le maintien en détention de Julien Coupat, "chef" présumé d’une soi-disant "association de malfaiteurs en vue d’un acte terroriste"… Avec pour seuls éléments de "preuve", un témoignage sous X très controversé et un écrit livresque attribué à l’impétrant. L’institution judiciaire, croyant avoir trouvé les coupables tout désignés d’actions de sabotage de lignes TGV, qui d’ailleurs par leur nature même n’auraient pas pu entraîner mort d’homme, espérait démontrer l’existence d’une nouvelle forme de terrorisme d’ultra-gauche.

Le flou de cette gravissime accusation ne manque pas de rappeler celui qui entoure la Décision Cadre de l’Union européenne, adoptée le 13 juin 2002, en réaction à chaud aux événements tragiques du 11 septembre et transposée entre-temps en droit français. Elle incrimine notamment : "le fait de causer des destructions massives à une installation gouvernementale ou publique, à un système de transport, à une infrastructure, y compris un système informatique, à une plate-forme fixe située sur le plateau continental, à un lieu public ou une propriété privée susceptible de mettre en danger des vies humaines ou de produire des pertes économiques considérables."

Les Verts européens ont eu raison à l’époque de s’opposer avec virulence à cette définition pour le moins excessivement extensive de la notion de terrorisme qui revient en fait à criminaliser de nombreuses formes de contestation sociale et politique qui émanent aujourd’hui de notre société. Nous y voyions alors la porte ouverte à des dérives qui, depuis, se sont malheureusement confirmées.

La question de la protection de nos libertés civiles fondamentales se pose chaque année avec plus d’acuité en Europe et en France particulièrement. La tentative du gouvernement Sarkozy- Fillon, l’an passé, de mettre sur pied le fichier EDVIGE a heureusement avorté grâce à la mobilisation citoyenne. Cet épisode a focalisé toutes les attentions, mais il n’était en fin de compte que l’arbre qui cachait la forêt, car ils sont légions, les fichiers européens et nationaux de contrôle de la population qui intègrent des éléments biométriques et enregistrent des données telles que la religion ou les convictions philosophiques et politiques, l’origine ethnique ou l’orientation sexuelle des personnes.

Jusqu’en 2005, nous sommes parvenus à bloquer le recours à la biométrie dans les fichiers européens. Le Parlement a finalement lâché prise après que la "gauche" ait cédé au diktat de Tony Blair. Nous avons dû nous contenter, faible consolation, d’imposer certaines conditions et garanties et notamment l’interdiction de recueillir les données biométriques des enfants de moins de 12 ans.

L’existence de fichiers n’est pas en soi ce qu’il y a de plus problématique si ceux-ci se limitent à permettre dans certaines circonstances précises de vérifier l’identité des personnes. Leur prolifération, leur systématisation, le fait qu’ils recourent à des technologies de plus en plus sophistiquées, qu’ils permettent de "profiler" les personnes et de déterminer ainsi des "groupes dits à risque" – l’ultragauche, par exemple – et enfin l’absence ou simplement l’insuffisance de contrôles les concernant constituent les points les plus inquiétants du problème.

Il en va de même de la politique de lutte contre le terrorisme. Personne ne remet en cause la nécessité de protéger la démocratie contre ceux qui veulent l’anéantir, mais c’est précisément en appliquant rigoureusement les principes de la démocratie et en ne se contentant pas d’invoquer celle-ci de façon incantatoire qu’on la préserve. Remettre en cause nos libertés fondamentales est le meilleur cadeau que nous puissions offrir aux terroristes. Or la lutte contre le terrorisme sert de plus en plus de prétexte, voire d’alibi, en particulier depuis le 11 septembre pour instaurer un régime de contrôle systématique des citoyens. Gardes à vue prolongées, droits de la défense limités, garanties procédurales et présomption d’innocence remises en cause, renversement de la charge de la preuve…

Nous pouvons, dans ce domaine, regretter l’absence d’une véritable opinion publique européenne capable de peser sur les décisions prises à ce niveau et en définitive d’influencer la construction européenne elle-même, alors que l’érosion des libertés, pour ne parler que de ce problème, se retrouve aussi bien au niveau européen qu’à l’échelle nationale. Inversement, le niveau européen peut se révéler un levier efficace pour conduire et remporter un combat politique. Les Verts l’ont encore récemment prouvé en menant avec succès la bataille contre la "riposte graduée", évitant ainsi que des internautes puissent être poursuivis pour "téléchargement illégal" par des instances administratives, voire privées. La prochaine loi française dite "HADOPI" va ainsi se trouver en contradiction avec la législation européenne.

La constitution du Parti Vert européen représente une réponse, bien sûr encore insuffisante, à ce défi. D’autres forces politiques se sont organisées au niveau européen, mais il s’agit le plus souvent de superstructures bureaucratiques à peu près inopérantes. Face à la mondialisation, les syndicats ont commencé depuis quelques années à s’organiser sur le plan européen et à initier certaines actions à ce niveau, reconnaissant, comme nous l’avons fait, que l’échelle de l’Union européenne représente désormais la dimension la plus indiquée pour relever les grands défis de notre temps.

Il n’est pas superflu de rappeler que tant que le Traité de Lisbonne n’entrera pas en vigueur, la plupart des décisions européennes, et c’est vrai aussi et surtout pour les questions relevant de la justice et des affaires intérieures, se prendront à l’unanimité des ministres nationaux. L’Europe continue ainsi de servir d’instance de blanchiment des décisions nationales. Une des qualités – et non des moindres – du Traité de Lisbonne est de corriger ce déséquilibre en mettant sur le même pied le Parlement européen et le Conseil des ministres. D’où l’enjeu majeur que revêtent ces élections européennes.

Dans le cadre des libertés civiles comme dans le domaine du marché intérieur, l’Union européenne est l’instance de décision. Faut-il jeter le bébé avec l’eau du bain comme le veulent les forces europhobes ou eurosceptiques ? Quelqu’un a-t-il déjà envisagé de mettre en cause l’existence de la ville de Paris, de la région Poitou-Charentes ou même l’État français au seul titre qu’une de ses décisions ou orientations apparaisse controversée ?

Il faut reconnaître que les pays européens figurent dans le peloton de tête international en matière de respect des droits humains. C’est précisément pour cela que les récentes dérives en la matière sont particulièrement inquiétantes. Rien n’est jamais acquis et l’expérience montre qu’il ne suffit pas d’avoir ratifié les grandes conventions internationales et de s’être doté des instruments juridiques censés en assurer l’application. Les droits fondamentaux ne sont pas un sanctuaire qu’il suffit de contempler. Les garantir formellement ne suffit pas. Il faut aussi les promouvoir activement et concrètement. C’est le fruit d’une obstination quotidienne et permanente.

Les droits civils, qu’on appelle aussi "droits de la première génération", restent la pierre angulaire de l’édifice démocratique. Les droits économiques et sociaux, ou "droits de la deuxième génération", sont indissociablement liés aux premiers. Que signifie en effet le droit d’association si une personne ne dispose pas des moyens économiques élémentaires pour survivre et donc d’échanger et de partager avec d’autres ?

Les droits écologiques sont appelés à prendre une dimension incontournable alors que l’on commence à mesurer les conséquences pour la planète, pour le climat, pour la biodiversité et pour la santé, de la surexploitation des ressources naturelles. Il est désormais prouvé que les dérèglements climatiques, la fonte des glaciers et l’augmentation du niveau des mers sont appelés à devenir le premier facteur mondial de déplacement de populations. Le nombre de réfugiés climatiques dépassera bientôt celui des réfugiés politiques et économiques.

Les droits de l’Homme sont au cœur de la construction européenne. Nous voulons une Europe championne des droits humains à l’intérieur comme à l’extérieur de ses frontières. Celle-ci ne peut prétendre à la moindre crédibilité sur le plan externe, si elle n’est pas elle-même exemplaire. Nous ne pouvons accepter la politique du deux poids deux mesures.

Oui, Monsieur Sarkozy, il faut avoir le courage de dénoncer la situation désastreuse des droits de l’Homme en Chine et en particulier au Tibet lorsque vous rencontrez les autorités chinoises. Et que dire des pratiques de la Françafrique - qui n’est pas l’apanage de la droite, elle aussi porteuse de contrats juteux au mépris du développement social, économique et démocratique de ces pays "partenaires" ? Ces pratiques, aussi vieilles que le colonialisme, sont pour une bonne part responsables des flux migratoires Sud-Nord et poussent des populations réduites à la misère et au désespoir à tenter au péril de leur vie une entrée incertaine dans l’Eldorado européen… Et tout cela sans oublier l’état des prisons françaises et des centres de rétention, régulièrement mis à l’index par la communauté internationale.

Ce n’est pas l’existence de l’Europe qu’il faut remettre en cause, mais des orientations politiques et économiques qui ne sont que les reflets des choix nationaux inspirés par l’ultra-libéralisme qui président dans la plupart des pays de l’Union et d’ailleurs bien au-delà de l’Union. La question se pose alors avec une acuité particulière. Que peut l’Europe ? Que peut le Parlement européen et que peuvent les Verts au Parlement européen pour insuffler un modèle équitable, transparent et démocratique ?

Durant toute la législature qui s’achève, comme durant les précédentes, nous n’avons eu de cesse, obstinément, de tenter – parfois avec un réel succès – de bloquer des décisions iniques et liberticides. D’autres fois, nous avons du nous contenter de limiter seulement les dégâts. L’honnêteté nous impose de reconnaître que nous avons aussi essuyé certains échecs. La Directive "retour", directive de la honte, en est l’exemple le plus criant, le plus douloureux. Nous ne sommes pas parvenus à créer une majorité au sein du Parlement européen pour bloquer cette infâme décision. Devant le camouflet que représenterait pour certains gouvernements nationaux un rejet de leurs politiques par les députés européens, leurs pressions sur ceux-ci se font de plus en plus insistantes. Par manque d’autonomie suffisante en matière législative, certains groupes politiques et nationaux au sein du Parlement tendent malheureusement à se livrer à des marchandages douteux avec le Conseil et la Commission. Cela ne nous a pas pour autant fait baisser les bras et nous continuons notre combat dans le domaine de l’asile et de la migration. A l’heure où la plupart des députés désertent encore plus le travail parlementaire au profit de leur campagne électorale, nous nous battons pour que la refonte de la directive sur l’accueil des réfugiés limite drastiquement le recours, aujourd’hui presque systématique, à l’enfermement des réfugiés et leur donne accès à une assistance juridique et linguistique.

Dans leur action parlementaire, les Verts accomplissent un important travail de l’en commission. Il est souvent trop tard de se réveiller en plénière si le combat n’pas été mené au sein des commissions. Les Verts ont également mis sur pied des mécanismes de contrôle de concert avec la société civile et les associations. Nous recourrons également aux organismes officiels existants et notamment la Cour européenne de Justice, la Cour Européenne des Droits de l’homme et, plus modestement, nous faisons appel à des instruments moins connus, moins prestigieux mais pas nécessairement moins efficaces tels que l’Agence des Droits Fondamentaux, le Contrôleur européen pour la protection des données, le droit de pétition et les questions parlementaires. Des actions symboliques devant ou dans l’enceinte du Parlement ont également pu porter leurs fruits.

Que peut faire au Parlement un groupe politique qui actuellement ne représente que 43 députés sur 785 ? De la figuration ? Un poil à gratter aussi symbolique que stérile ? Non. Nous avons une vision trop noble du combat politique, parlementaire pour nous confiner dans des rôles de figurants et servir en fin de compte d’alibi démocratique. Nous sommes parvenus, et cela nous est reconnu par les forces politiques tant alliées qu’adversaires à créer des majorités sur nos exigences. Car c’est un tropisme trop fréquent dans une partie de la gauche en France ou ailleurs que de croire que le combat politique ne se mène que dans la rue.

Est-on sûr que sans la minorité active que représentent les Verts, le candidat commissaire homophobe, Buttiglione, aurait été recalé par le Parlement, accomplissant de fait par cet acte un crime de lèse-majesté sans précédent ? Au-delà du jeu politique et du rapport de force, c’est toute la politique antidiscriminatoire de cette législature qui était en jeu. Plusieurs directives en la matière n’auraient jamais vu le jour ou auraient été vidées de leur substance sans ce coup de force.

Ailleurs, tous les démocrates applaudissent les initiatives du Président Obama en vue de la fermeture du centre de détention de Guantanamo. Outre les ressorts proprement américains, cette décision doit aussi à la pression politique européenne, elle-même fruit du travail d’enquête d’une commission temporaire du Parlement européen qui, en dépit de moyens dérisoires, a mis la lumière sur cette réalité infamante, et grâce aussi au travail du Conseil de l’Europe, de plusieurs ONG et de quelques journalistes courageux. C’est ainsi que la vérité a pu éclater au grand jour sur les agissements de la CIA, les "restitutions extraordinaires", les prisons secrètes, les enlèvements de personnes, la torture, tout cela, avec la complicité plus ou moins active de gouvernements européens – et tout particulièrement du Premier ministre portugais de l’époque, un certain J. M. Barroso. Cet exemple prouve, si besoin en était, que le combat pour le respect des droits fondamentaux est loin d’être un luxe.

Exiger, comme nous le faisons systématiquement, que des clauses droits de l’homme soient inscrites, mises en œuvres et bénéficient d’un mécanisme de contrôle adéquat dans tous les accords commerciaux et de partenariat que l’Union européenne négocie avec des pays tiers, voilà une politique concrète.

Exiger, comme le prévoit la politique de voisinage, que les pays limitrophes de l’Union européenne, dont certains ont vocation à plus ou moins court terme à entrer dans l’Union, à appliquer les critères de Copenhague sur le respect des droits de l’homme et de l’État de droit, voilà un autre combat concret.

On ne dira jamais assez, à titre d’exemple, que la législation des États membres en matière environnementale résulte à plus de 90 % de la transposition de directives européennes. En d’autres termes, on est en droit de se demander ce qu’il en serait de la politique de la France, comme de la plupart des autres États membres, aussi insuffisante soit-elle, en matière de gestion des eaux usées, de tri sélectif, de recyclage, s’il n’y avait pas en amont un droit contraignant européen. Cela vaut, à un moindre degré, dans le domaine de la justice et des affaires intérieures.

L’Europe est et reste un garde-fou contre les dérives anti-démocratiques de nos dirigeants nationaux. Il reste plus que jamais du pain sur la planche. Il faudra exiger un contrôle a priori de la compatibilité de la législation européenne avec la Charte des Droits fondamentaux. Celle-ci devrait devenir contraignante avec l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne. Ce même contrôle devra s’opérer lors de la transposition de la législation européenne en droit national et lors de sa mise en œuvre par les États membres.