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Europe : l’heure du tournant vert
samedi 23 mai 2009, par
Pierre Jonckheer, co-président de la Fondation verte européenne et administrateur d’Etopia, centre d’animation et de recherche en écologie politique basé en Belgique, pense que la crise révèle le besoin d’Europe. L’heure est à la poursuite de la construction européenne sur des bases fédéralistes et écologistes, préfiguration d’une démocratie à l’échelle mondiale. Le paradoxe est troublant : alors que la légitimité du projet européen et des institutions auxquelles il a donné le jour paraît de plus en plus fragile, l’évolution contemporaine montre que nous n’avons sans doute jamais eu autant besoin d’Europe et notamment pour déployer les politiques vertes capables de répondre à la conjonction des crises écologique, sociale et économique.
[NDLR : Cet article a été publié par la revue Etopia, n°5 – avril 2009, http://www.etopia.be/spip.php?article1043]
Dans un monde dominé par la "guerre froide", la division de l’Europe et la fin progressive de la période coloniale, la Communauté économique européenne (CEE) est née en 1958. Sous la protection des États-Unis, le projet ouest-européen s’est finalement concrétisé dans une communauté de six pays dépassant les rivalités nationales par l’intégration des marchés. Ses objectifs politiques et économiques initiaux ont été largement rencontrés, aidés par les pactes sociaux de l’après-guerre et une croissance économique rapide.
Aujourd’hui, au vu de l’extension de ses compétences et du nombre de nations qui en font partie, la CEE s’est bel et bien "métamorphosée" en cinquante ans. Son changement d’appellation n’est pas anodin : la CEE est rebaptisée en 1992 Union européenne (UE). L’UE a redessiné l’architecture de l’ensemble du continent européen et existe comme puissance civile et normative qui modèle des systèmes sociaux incluant 493 millions de personnes [1].
A la veille de nouvelles élections pour le parlement européen, il est utile de souligner les succès engrangés par la construction politique et économique du continent européen, sans pour autant masquer ses échecs et les questions ouvertes.
L’innovation politique moteur de la construction européenne
Ce n’est pas le moindre des succès de l’Union européenne que d’avoir pu développer en cinquante ans, malgré les conceptions politiques antagoniques existant entre Européens, une communauté de droits et des politiques communes tout en s’ouvrant à davantage d’États européens aux histoires et cultures différentes [2].
Ces succès sont de nature géopolitique, institutionnelle mais surtout ils sont liés au développement de politiques novatrices. Ainsi, par exemple, l’élaboration progressive d’une politique européenne de l’environnement, née au milieu des années 70, inspire les politiques nationales de beaucoup d’États membres et des pays candidats. On pourrait également citer le rôle de l’Union dans la généralisation d’objectifs en matière d’efficacité énergétique et d’énergie renouvelable à l’ensemble des pays-membres, en s’appuyant sur des succès nationaux (Allemagne, Danemark, Espagne) ou encore le rôle que jouera l’Union dans la négociation internationale "post-Kyoto".
Certes, tout est contradictoire car l’UE finance aussi le nucléaire, et tout est insuffisant car les objectifs ne sont pas assez ambitieux et les lois européennes ne sont pas toujours appliquées par les acteurs ; mais cela est vrai de toute construction politique dont les décisions sont le fruit d’intérêts divergents.
La crise révèle le besoin d’Europe
Toutefois, malgré les succès engrangés, les limites actuelles de la construction européenne sont également évidentes. Nous vivons une période de crises multiples et graves qui font que l’ancien monde (le nôtre !) se délite progressivement – et avec lui nos certitudes – sans que l’on ne voie clairement si nos sociétés trouveront la capacité de rebondir. Il est très clair que les périodes de crises suscitent les peurs et les mouvements de replis identitaires. L’Union européenne en pâtit sur le plan politique et économique : les remises en cause du modèle "communautaire" sont courantes parmi les dirigeants politiques ; la crise financière actuelle révèle une fois encore que la voie de l’intégration politique des États européens par la seule intégration des marchés est insuffisante. Ce n’est pas parce que les États européens ne sont pas les États-Unis et qu’un État fédéral européen n’est malheureusement pas à l’ordre du jour que nous n’avons pas besoin de politiques communes plus fortes et un budget de l’Union plus important. Encore une fois, la crise actuelle nous démontre le contraire !
Dans la perspective des prochaines élections européennes, il est essentiel d’avoir un message sans ambiguïté. Pour mener nos priorités écologistes, nous avons besoin de renforcer l’intégration politique des européens et en particulier de renforcer la solidarité entre les 27 pays de l’Union, comme de l’Union vis-à-vis de son voisinage. La manière dont le conseil répondra à la situation économique actuelle de certains pays d’Europe centrale est un test important pour le futur de l’Union.
Ne pas jeter le bébé européen avec l’eau du bain néolibérale
Renforcer l’intégration politique de l’Union ne signifie évidemment pas donner son quitus à toutes les orientations politiques décidées par les majorités en place dans les institutions de l’Union. De ce point de vue, il est important de lever un malentendu avec la "gauche radicale". Dans la critique de "l’Europe néolibérale", il faut savoir différencier ce qui relève d’une critique du capitalisme dans sa phase présente de mondialisation et ce qui relève spécifiquement de la construction de l’Union européenne. Souvent la critique radicale mélange les deux et réduit "l’Europe" à un pur instrument au service des sociétés transnationales. L’existence d’un régime politique supranational sui generis est confondue avec l’existence d’un courant de pensée et des orientations politiques largement dominées par la volonté de "libérer les marchés", d’œuvrer à la mondialisation sans gouvernance globale, sinon celle des entreprises multinationales.
Cette confusion empêche de penser l’espace politique spécifique qu’est l’Union européenne. Les souverainismes de droite comme de gauche se rejoignent dans une attitude qui est celle du refus de la supranationalité. Alors que pour nous, la réponse à la crise écologique, sociale et économique demande plus de gouvernement et de moyens européens. Être en même temps anticapitaliste et favorable à l’UE ne devrait pas être perçu comme incompatible. Dans une version politiquement plus réaliste on indiquera qu’une autre régulation du capitalisme requiert précisément d’investir aussi le champ des politiques européennes et de renverser les majorités conservatrices libérales au sein du parlement comme du conseil. Idéalement, la crise devrait nous y aider, puisqu’elle est pour partie causée par une régulation insuffisante des systèmes financiers.
L’Europe a un idéal : son unité
Notre adhésion au projet européen va toutefois au-delà d’une approche purement instrumentale ou utilitariste de la politique de l’Union ; notre discours politique ne se limite pas à vouloir démontrer que l’UE est utile mais qu’elle a aussi du sens par son existence même. Il est vrai que la création de la Communauté européenne n’est pas issue d’un vaste mouvement populaire ; elle est le résultat de négociations diplomatiques entre groupes dirigeants. Son développement s’est fait sans définition d’une architecture finale, pour partie en réaction à des chocs et des situations nouvelles, sans autre légitimité que celle que trouvait le consensus des gouvernements de l’époque, et ainsi de suite au fil des réformes des Traités. Or la crise de civilisation que nous connaissons nous invite à refonder le projet européen, à redéfinir son sens.
Le sens de la construction européenne c’est d’abord l’unité des peuples européens, unité qui implique nécessairement la solidarité entre européens ; ce mouvement est nourri par la mémoire de l’histoire, la connaissance des autres, les échanges. Le désir d’unité est la volonté de sortir définitivement d’une histoire qui a fait de l’Europe "un continent des ténèbres" [3].
L’écologie au cœur de l’Europe
Cette vision a été maintes fois exprimée, mais elle doit sans cesse être réaffirmée et renouvelée en fonction de la réalité. Après 50 années, de nouveaux défis sont là. Nous vivons une période particulière de l’histoire humaine où nous savons que si nous voulons tenter de prévenir les crises et les guerres futures nourries par les inégalités inacceptables et insoutenables ainsi que par la rareté des ressources, un autre mode de gouvernance est indispensable, une autre répartition des pouvoirs et une autre manière de vivre sont nécessaires.
L’enjeu écologique est au cœur de notre vision pour l’Europe : consommer moins et mieux, investir dans l’éducation, produire des biens et des services d’intérêt général accessibles à tous, c’est ce modèle de société européenne que nous voulons proposer. Nous voulons une Union sociale qui fasse que l’espace économique européen ne soit pas criblé de paradis fiscaux, où les droits nationaux du travail ne sont pas mis en concurrence au détriment des travailleurs et du respect des conventions collectives. Nous voulons une Union qui mette davantage de moyens dans la recherche, dans la culture, dans la formation, dans une politique industrielle parce que nous en avons besoin pour assurer une transition écologique de nos modes de vie, parce que nous en avons besoin pour développer beaucoup plus rapidement les énergies renouvelables et l’efficacité énergétique, parce que nous en avons besoin pour convaincre demain à Copenhague les autres régions du monde de la crédibilité de nos engagements pour 2020 et 2050.
Reprendre le projet fédéral
Nous voulons une Union solidaire entre les territoires, entre les villes européennes, entre tous les résidents présents en Europe (revendication ancienne des Verts !) pour une mobilité complète, un droit de séjour, de travail, de formation, qui contribue à ce que nos enfants et petits-enfants vivent davantage que nous-mêmes leur citoyenneté européenne.
Cette vision, c’est aussi comprendre l’Union européenne comme une mise en commun qui soit un exemple pour les autres continents. C’est ce qu’Ulrich Beck nomme "l’Europe cosmopolite" [4].
Travailler davantage à l’unité des peuples européens supposera aussi de reprendre un jour ou l’autre le débat institutionnel. Joschka Fischer, dans son célèbre discours à l’université Humboldt en mai 2000, avait indiqué l’épuisement de la méthode de Jean Monnet et avait proposé une refondation de la construction européenne par l’établissement d’une fédération d’États-nations. Les écologistes européens sont majoritairement favorables à cette option et ont considéré que le projet de constitution européenne en était une étape possible compte tenu de la diversité des positions dans les 27 états-membres.
On connaît la suite : le traité de Lisbonne n’est toujours pas ratifié et il ne peut être qu’une étape, tant sont nombreuses les faiblesses qui demeurent, notamment sur l’ensemble de la politique économique et budgétaire de l’Union. Là aussi, nous avons besoin de plus de vision et d’un changement de majorité.
Une étape vers la démocratie mondiale
Pour les écologistes, le caractère global des objectifs de l’Union et des compétences qui lui sont attribuées est essentiel pour gouverner ; l’Union a l’avantage de ne pas être une organisation publique sectorielle comme l’est l’OMC ou le FMI. Nous avons toujours défendu un dispositif intégré pour répondre aux questions écologiques : l’Union européenne représente ce système politique, une "démocratiemonde" qui pourrait préfigurer une organisation régionale des peuples et des États dans un cadre mondial et multilatéral que nous appelons à construire. Nous défendons une démocratie à l’échelle mondiale ; là encore le régime politique de l’Union européenne fait figure d’avant-garde dans l’établissement d’une démocratie parlementaire : le parlement européen est la seule assemblée supranationale au monde élue au suffrage universel direct et dotée d’un pouvoir législatif. L’approfondissement de formes de démocratie participative, que ce soit par l’organisation de consultations/référendums européens sur des sujets précis ou par la mise en oeuvre de "l’initiative citoyenne" telle que prévue par le traité de Lisbonne, peut contribuer à renforcer un espace public européen.
Dans la recherche d’une nouvelle gouvernance mondiale à laquelle nous aspirons, la construction européenne comme institution post-nationale, sans pour autant que ne disparaissent les nations, les États, les régions d’Europe, est une référence.
[1] La Norme sans la force, Zaki Laidi, Sciences po Paris, 2005.
[2] Voir notamment parmi une littérature abondante, la lecture du récent ouvrage de Thomas Ferenczi, Pourquoi l’Europe ?, André Versaille, 2008.
[3] La Démocratie-monde, Mark Mazower, Complexe, 2005 (édition originale 1998).
[4] L’Europe cosmopolite, Ulrich Beck, Aubier, 2006.