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L’émancipation salariale contre la doxa travailliste

jeudi 1er mars 2007

Sans aucun doute, il y aurait beaucoup à craindre de voir le thème de la "valeur travail" tomber sous les fourches caudines de la doctrine économique libérale. Entre le mot d’ordre, très en vogue aujourd’hui, "travailler plus pour gagner plus" et l’adage non moins célèbre "tu gagneras ton pain à la sueur de ton front", le passage à la servitude volontaire tient à peu dechose. Comme nous le rappelle Richard Sobel, tout dépend en fait des protections que la "société salariale" se donne au travers de ses institutions.

Les mesures actuelles de lutte contre le chômage peuvent bien être mises en scène comme un nécessaire compromis entre modernité libérale et préservation d’un modèle social, force à nouveau est de constater que le centre de gravité idéologique du débat politique s’est considérablement déplacé vers la droite. Depuis plusieurs années en effet, une véritable doxa "travailliste" s’est tranquillement installée dans le débat public : il faut "revaloriser le travail" en le "récompensant mieux" ! En cause, nous assène-t-on, un contexte institutionnel au sein duquel les "rigidités" de l’emploi stable et les "largesses" de la protection sociale constitueraient finalement sous leur forme actuelle autant d’obstacles à l’épanouissement individuel d’une valeur travail plus en phase avec la modernité économique. Ainsi serait-il grand temps de se mettre enfin vraiment au diapason de la "mondialisation", en conservant bien sûr -humanisme oblige- un filet de sécurité plus (social-libéralisme à gauche) ou moins (libéralisme social à droite) important pour les "inadaptés" et autres "inemployables". Qu’on le veuille ou non, cette doxa devient un lieu commun politique. En soi et en contexte démocratique, c’est évidemment une option politique tout à fait légitime et parfaitement défendable. Le problème à gauche, c’est qu’elle gangrène et décrédibilise progressivement l’option social-démocrate radicale [1], prive la transformation sociale effective de toute posture crédible et finalement menace la biodiversité du débat public.

Il est urgent de contrer intellectuellement cette OPA idéologique sur la valeur travail. Décontextualisé et sous conceptualisé, le discours sur la valeur travail se pervertit et devient profondément régressif. Un peu de sémantique s’impose. Activité, travail, emploi : trois termes souvent mélangés, confusément par tout un chacun pour qui "occuper un emploi" c’est "avoir du travail", sciemment par les réformistes libéraux qui veulent dissoudre l’ "emploi" dans "l’activité" pour mieux précariser le "travail". Or, sauf à vouloir tout confondre, ces termes ne sont pas synonymes. Lorsqu’on occupe un emploi, pour peu qu’il ne soit pas fictif, on travaille, et tout travail d’emploi est bien sûr une forme d’activité. L’inverse n’est pas vrai. Toute activité n’est pas forcément du travail (le jeu) et tout travail ne donne pas forcément lieu à un emploi (travail domestique). Ces distinctions sont indispensables pour mettre en perspective le rapport spécifique que notre modernité a noué, autour du travail, entre identité, intégration et citoyenneté ; et, par là-même, pour mesurer ce qu’il en coûte de le remettre en cause aujourd’hui.

Cette tâche critique ne va pas de soi. La doxa "travailliste" est d’autant plus solidement installée qu’elle intègre -mais de façon totalement superficielle et décontextualisée- certains fondamentaux de notre expérience moderne du travail. D’Aristote à Arendt, on distingue traditionnellement la vita contemplativa (d’essence finalement religieuse) de la vita activa, et à l’intérieur de celle-ci, plusieurs types d’activité spécifiquement humaine, dont les activités économiques (production des conditions matérielles de la vie individuelle et collective), les activités culturelles (élaboration des valeurs et du sens) et l’activité politique (organisation du vivre-ensemble) [2]. Certes, ces activités ont été hiérarchisées et valorisées différemment dans l’histoire. Mais on ne saurait concevoir une forme humaine de vie sociale sans, d’une manière ou d’une autre, leur articulation.
Que certaines sociétés en soient venues à mettre explicitement au centre de la construction identitaire et du lien social, une activité particulière, l’activité de travail, voilà qui ne laisse d’être problématique ! Pour devenir centrale, cette notion de travail doit déjà exister comme produit de ce que Cornélius Castoriadis appelle l’imaginaire social instituant [3]. Or, les recherches ethnologiques ont montré que dans de nombreuses sociétés tribales le travail faisait défaut [4]. Certes, on y trouve bien du "travail" au sens d’effort humain, conduit avec intelligence technique et en vue de la reproduction des conditions de vie. Mais les pratiques concernées ne se subsument sous aucune notion homogène et socialement explicitée en laquelle se joueraient aussi le processus identitaire et le lien social. Ces derniers sont pris en charge par d’autres activités, religieuses notamment. Et même, lorsque le travail fut mieux repéré comme tel, ce ne fut que de façon stigmatisante, comme dans l’Antiquité grecque, où la valorisation sociale consiste en une citoyenneté libérée, via l’esclavage, des nécessités de la vie.

C’est dire si notre centralité du travail est un construit social-historique plutôt complexe et finalement très récent [5]. Comme signification imaginaire instituante, l’essentialisation de l’activité de travail prend véritablement son essor au 18e siècle. Le travail n’est alors plus simplement conçu comme l’emprise de la nécessité (le travail servile de l’Antiquité) ou la marque d’une souffrance (Péché originel des Chrétiens). Au-delà de l’historicité de ses formes et de l’hétérogénéité de ses caractéristiques, il s’enveloppe désormais d’une dimension générique et positive : celle de révéler à l’homme son humanité. Les philosophes du travail -Hegel puis Marx- recueillent cette mutation profonde de notre expérience du travail. Le travail n’est pas seulement transformation de la nature par l’homme pour répondre à la nécessaire satisfaction de ses besoins ; il est aussi transformation de l’homme lui-même par la construction collective d’un monde humain libéré de toute transcendance. Par le travail, l’homme assume la nécessité inhérente à sa finitude, mais en fait l’occasion d’une construction et d’un dépassement permanent de soi, consolidés par la reconnaissance des autres. Cette figure générique se donne comme le paradigme du sens que prennent toutes les activités de travail, quelles que soient les formes sociales dans lesquelles elles sont exécutées et vécues. Il ne s’agit plus de s’émanciper du travail pour s’épanouir uniquement dans d’autres formes d’activité, voire pour s’ouvrir entièrement à la vie contemplative. Il s’agit d’émanciper le travail des multiples aliénations qui obèrent la vérité dont il est universellement porteur [6]..

Pour autant, si en tout travail s’exprime au fond le propre de l’homme, toutes les formes de travail ne sont pas socialement reconnues comme valorisantes. Comme Marx l’a parfaitement analysé, les sociétés où dominent le mode de production capitaliste ont ceci de spécifique : elles assurent l’avènement du travail humain sous sa forme universelle, mais elles ne le font que de façon abstraite et limitée. Les formes de travail exécutées dans un cadre privé, ou de façon informelle, sont distinguées de celles, plus générales et valorisées, qui participent au fonctionnement global du système économique. Seules ces dernières, que l’Economie Politique théorise comme "travail social", constituent ce que l’on va se mettre à appeler "travail" au sens courant du terme. En deux siècles, le travail devient une activité productive spécialisée et rémunérée en fonction de son utilité au système social ; il s’institutionnalise sous la forme de l’emploi [7]. Conséquence sociopolitique décisive : dans les sociétés démocratiques complexes comme les nôtres, l’intégration se complexifie. Au socle traditionnel de l’intégration primaire de type familial ou communautaire se superpose une intégration sociétale, portée par le travail d’emploi, et qui transcende tout un chacun en constituant l’assise de sa citoyenneté réelle. Pour le dire comme André Gorz, "aussi longtemps que le fonctionnement du système social, sa production et sa reproduction, exigeront du travail, si réduit soit le temps qu’il occupe dans la vie de chacun, il sera indispensable à la pleine citoyenneté. En tant que droit de participer à la production du tout social et d’acquérir sur lui des droits et des pouvoirs, le droit au travail doit être compris comme un droit politique" [8].

Bien sûr, cette expérience moderne de la centralité du travail doit composer avec les exigences du développement de la forme économique dominante - le capitalisme-, laquelle déploie sa propre notion de travail productif. De fait, la "société de travail" porteuse d’émancipation pour le plus grand nombre ne va véritablement exister que sous la forme d’un compromis social-démocrate, "la société salariale" [9], société conquise par le monde du travail contre la logique de valorisation et d’accumulation du capital, et qui fonctionne autour d’institutions organisant la consolidation du salariat, notamment le droit du travail et la protection sociale [10].
Faisant fi de l’histoire sociale, l’actuelle "doxa travailliste" prétend retrouver la vérité anthropologique du travail en court-circuitant cette "gangue" institutionnelle qu’elle fait passer du statut de protection à celui de pesanteur. Or, soyons clairs : en contexte capitaliste, la dérégulation salariale ne libère pas la "valeur travail", mais renvoie finalement chaque travailleur à la précarité intrinsèque de son existence. Sans supports collectifs salariaux, la valeur travail n’est qu’un simulacre et ne porte aucune émancipation.
On peut imaginer qu’un jour les hommes inventeront d’autres modes de construction identitaire et d’intégration sociopolitique que le travail d’emploi - après s’être débarrassés de la domination capitaliste, à tout le moins après l’avoir civilisée davantage et durablement. Mais, pour l’heure, dans un contexte de centralité du travail salarié, toute recherche d’un dépassement de nos sociétés salariales serait identitairement, socialement et politiquement régressive pour le monde du travail. Le réformisme libéral joue actuellement avec le feu à vouloir "revaloriser" le travail en le libérant le plus possible de ses "carcans" prétendument démodés. Bien sûr, officiellement, toutes les "réformes" sont faites au nom de la défense de notre modèle social. Mais à faire sauter toujours plus de protections pour ne finalement satisfaire qu’un regain d’appétit capitaliste, on détricote une construction institutionnelle séculaire, certes imparfaite mais qui, dans le capitalisme, offre à la centralité du travail une assise viable pour le plus grand nombre. Et l’on ne voit pas bien ce que l’on propose de mettre à la place pour faire -collectivement, durablement et dignement- société.
En 2005, le résultat du référendum français sur le Traité Constitutionnel Européen a remis au centre du débat politique cette bonne vieille "question sociale" [11] -horizon indépassable d’une vie politique qu’on voudrait tant ne pas voir définitivement réduite en vulgaire vie politicienne. Or, si nous ne disposons que de la doxa "travailliste" pour formuler des réponses politiques -à quelques aménagements cosmétiques près entre la droite et la gauche dite responsable-, il va sans dire que nous courrons tout droit à la catastrophe. La nécessaire reformulation d’un projet social-démocrate radical passe d’abord par une philosophie politique de la valeur travail purifiée de toute doxa "travailliste".

Richard Sobel


[1Au sens que peuvent donner à ce terme deux économistes keynésiens-radicaux français, Liêm Hoang-Ngoc (Refermons la parenthèse néolibérale, La Dispute, 2005) et Christophe Ramaux (Emploi : éloge de la stabilité, Mille et une nuits, 2006)

[2Jean-Marie Harribey, "Travail, emploi, activité : éléments de clarification de quelques concepts", Economies et Sociétés, série AB, n°20, mars 1998

[3C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Le Seuil, 1976

[4M.N. Chamoux, "Sociétés avec et sans concept de travail", Sociologie du travail, Tome 36, HS, 1994.

[5Dominique Meda, Le travail : une valeur en voie de disparition, Aubier, 1995 ; Michel Freyssenet, "Historicité et centralité du travail", La crise du travail (PUF, 1995), sous la direction de Jacques Bidet et Jacques Texier.

[6Richard Sobel, "Economie, travail et liberté chez Marx, Weil et Gorz", in Des économistes et les tâches du présent - Analyse du travail et dialogue des savoirs, Di Ruzza R., Gianfaldoni P. (dir.), Octarès, 2003

[7André Gorz, Métamorphoses du travail, quête du sens, Galilée, 1988

[8André Gorz, "Revenu minimum et citoyenneté", Futuribles, février 1994, page 57.

[9Robert Castel, Les métamorphoses de la question sociale, Fayard, 1995

[10Christophe Ramaux (opus cité) ajoute deux autres piliers (Les services publics et les politiques macroéconomiques keynésiennes) pour donner une épaisseur théorique à ce qu’il appelle " l’Etat Social ", dispositif socio-politique global porteur, au niveau national (et pourquoi pas un jour européen), d’émancipation concrète pour le plus grand nombre.

[11Danilo Martuccelli, Richard Sobel (coord.), "Autour du Non. Le Référendum sur le Traité Constitutionnel Européen : bilan, enjeux et perspectives", Revue Espace Marx, n°23, mai 2006.