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Le citoyen face à la technoscience

lundi 26 février 2007, par Jacques Testart

L’implication croissante des connaissances scientifiques dans le domaine du politique devient une question centrale pour définir les règles du jeu démocratique. Jacques Testart décrypte, dans ce texte extrait de son livre (Le vélo, le mur et le citoyen, Belin, 2006) les mécanismes mis en place par la technocience pour non pas brimer la liberté théorique de choix du citoyen, mais rendre impossible la constitution d’espace de controverse. Dès lors, ce que nous croyons être le fruit de notre propre démarche de compréhension, d’explication et d’action sur le monde, résulte davantage d’une soumission délibérée à une autorité de laboratoires, finalement assez peu conforme à l’idéal d’émancipation du projet scientifique.

Quand la science se fait technoscience, elle devient un moyen d’action plus que de connaissance. Puisque des choix, extérieurs au laboratoire, ont conduit à privilégier certaines voies, la technoscience n’est pas neutre mais elle oriente le futur des hommes et celui de la planète, délibérément. Car la technoscience s’inscrit dans le cadre, crucial pour l’espèce humaine, du sens à donner au "développement" et au progrès technologique. Les critères de ces choix sont essentiellement l’utilité (pourra-t-on créer un marché autour de cette innovation ?), l’efficacité et la rentabilité à court terme. C’est pourquoi les décideurs, soucieux de vendre le "progrès" et de prévenir d’éventuelles résistances, ont soin de préparer l’opinion pour l’amener à accepter, voire à solliciter, des artifices dont elle n’imaginait pas avoir besoin.

Qui décide ?

Ainsi, le système prospère en cultivant les images stéréotypées du savant éthéré, de la science neutre et de la soif de l’homme pour la connaissance, tous lieux communs pour idéaliser la recherche en protégeant la technoscience de questionnements par la société. Si la civilisation industrielle a repoussé le scientifique hors de la sphère intellectuelle [1], c’est que la technoscience a exigé la spécialisation outrancière des scientifiques (ils savent tout sur presque rien), en favorisant leur déculturation et leur dépolitisation (pour apparaître objective, l’expertise se prétend apolitique). C’est aussi, réciproquement, qu’une certaine conception de la culture a repoussé les hommes politiques, journalistes, créateurs ou philosophes à distance de la chose technique, par élitisme ou par paresse, ou seulement par goût. Ce que l’on persiste à nommer "la science", et pour laquelle on aménage des parcours spécifiques de "culture scientifique", n’est pourtant pas socialement méprisé, et nul n’ignore son pouvoir de changer le sort humain. On peut même observer que la société fait largement confiance à la technoscience, en acceptant plus ou moins vite presque toutes ses propositions, lesquelles - merveilleuse coïncidence ! - confortent la machine économique. Quand l’avantage matériel de l’innovation est sérieusement contrebalancé par des atteintes culturelles, comme pour le clonage des êtres humains par exemple, les politiques et les intellectuels reprennent la main par le biais de l’éthique... mais ils confient la gestion de cette question aux scientifiques, technicité oblige !
Alors, les acteurs qui régulent les avancées de la technoscience sont bien les industriels, fermement alliés à des armées en blouse blanche, sous l’œil paternel des élus en charge des consommateurs. Exemple : qui donc a décidé que la génétique plutôt que la santé environnementale méritait d’accaparer presque toutes les ressources disponibles pour les recherches en sciences de la vie ? Certainement pas les citoyens qui, pourtant, financent par l’impôt l’essentiel de la recherche, mais sont tenus à l’écart du processus de décision concernant les orientations qu’on y impulse.

La Mégamachine [2] a plus d’un tour de flic dans son sac à fric. Les coups d’État de la technoscience s’avancent aussi au nom de la modernité, faite de communion sacrée avec les vertus scientifiques (à consommer sans modération), d’efficacité compétitive (la brutalité victorieuse comme but), de mépris des réticences et des générations futures (prendre tout, tout de suite). Nous évoquerons ici l’exemple des OGM. Dans leur version volontairement disséminée de plantes, d’animaux ou de microorganismes, les OGM constituent des ovnis susceptibles d’accélérer les déséquilibres naturels, de perturber les cycles biologiques, la qualité de vie et le fonctionnement des êtres vivants. En se substituant aux commensaux de l’homme, sélectionnés, élevés et gérés depuis 10 000 ans, ils instaurent une relation inédite entre les hommes des champs et des espèces lentement apprivoisées. Tout OGM est propriété d’hommes des villes (hommes de la banque et de la Bourse), propriété déjà défendue par une milice champêtre et, bientôt, pour les Plantes génétiquement modifiées (PGM), protégée de façon radicale et scientifique par un verrou biologique empêchant la graine de germer sans l’autorisation de son propriétaire. Grâce aux concentrations de capitaux, il se pourrait qu’émerge sur la planète, un seul maître de la chaîne agroalimentaire qui va de la graine au supermarché, maître du monde.

Déjà, la revendication d’éradiquer les "nuisibles", plutôt que de négocier avec l’adversité comme l’a toujours fait le paysan, signalait les penchants totalitaires de ces chimères génétiques. Mais la proclamation paranoïaque de créer, de répandre, puis de généraliser du vivant stérile en souligne la malignité. Terminator, super-PGM, pourrait avoir raison des paysans (devenus agriculteurs "en franchise" des semenciers), des terroirs (ramenés à des espaces de productivité intensive), des variétés étranges (supplantées par la semence normalisée), des coutumes et savoir-vivre (remplacés par "l’efficacité compétitive"), et aussi des échanges, convivialités, en un mot des libertés.
Il est peu probable que les populations approuveraient de telles perspectives si on leur demandait leur avis. C’est pourquoi on ne le leur demande pas ! Fascinés par les "retours sur investissement" et les compétitions absurdes, les gouvernants ont inventé la démocratie dirigiste pour faire comme ils le souhaitent, tout en inhibant les rebellions grâce à des discours mensongers et des défoulements programmés. Les défenseurs des PGM fuient de plus en plus les débats contradictoires. Ayant éprouvé la faiblesse de leur argumentation ils préfèrent les soliloques dans la presse bienveillante. De plus, ils reprochent à leurs opposants d‘être presque tous "anti-nucléaires" en même temps qu’"anti-OGM", ce qui démontrerait leur passéisme généralisé. Comme si le souhait d’une humanité épanouie dans une société démocratique et un environnement sain était une conception passéiste ! Mais il y a bien une attitude commune aux pro-nucléaires et aux pro-PGM : ils refusent de reconnaître les faits et les problèmes réels, au risque de créer des problèmes nouveaux et irréversibles, et se persuadent qu’une solution encore inconnue va miraculeusement survenir. Cela explique que les confrontations débouchent stérilement sur l’accusation de "pessimisme" ou "catastrophisme", proférée contre ceux qui ne veulent pas compter sur des miracles pour sauver la planète et ses habitants.

Nous voici, avec les PGM, dans une situation inédite, où le progrès technique n’a même plus besoin de s’appuyer sur la réalité d’un service rendu ou d’un quotidien amélioré pour se prétendre progrès de l’humanité. Certes, des bénéfices sont annoncés mais, pour l’essentiel, ce ne sont que promesses, voire propagande. Car depuis quand devrait-on tenir comme argument scientifique l’énoncé de résultats seulement escomptés ? Peut-être depuis qu’il n’est plus que la technoscience pour faire rêver aussi bien, aussi loin que savaient le faire les anciennes utopies, religieuses ou politiques. Afin de valider les contrats commerciaux qu’elle noue au nom de la science, la technoscience a dû développer un système diversifié, avec ses catéchismes, ses prêtres, ses clercs, ses inquisiteurs, ses réseaux propagandistes, sa police laïque et son veau d’or boursier. Tout ça pour qu’un grand nombre des gens qui comptent (financiers et politiciens) en vienne à se convertir à la nouvelle croyance, les agnostiques étant contenus dans la crédulité passive et les hérétiques maintenus à la marge et sous contrôle.

Alors, sans avoir jamais démontré son avantage, la transgenèse serait capable de s’imposer comme une utopie auto-réalisatrice. Si, aujourd’hui, nombre d’agriculteurs dans le monde se lancent dans les PGM, c’est que, déjà, la multinationale qui leur vend la semence prend en charge le suivi des cultures et la vente de la production, un confort considérable contre les aléas de la nature. C’est aussi qu’il faut "être moderne" et la multinationale, tellement maternante, leur a bien expliqué ce que sera l’agriculture de demain. Elle leur a même proposé des tarifs préférentiels pour initiation. C’est enfin qu’un voisin, déjà converti aux PGM, annonce des gains supérieurs, sans que nul ne sache si la graine qu’il sème serait meilleure parce qu’elle est génétiquement modifiée ou parce qu’elle provient d’une variété supérieure non commercialisée, ou même s’il est subventionné pour tenir ce discours.

Leurres démocratiques

Le souci de nombreux élus, tournés vers "le progrès", est puissamment stimulé par la propagande des multinationales et les espérances des "marchés". Alors, la noble préoccupation de ne pas être ringard en refusant l’innovation se combine avec l’espérance du mieux-économique ainsi engendré, et la plupart de nos hommes politiques deviennent, bon ou mal gré, et tous partis confondus, les propagandistes de la technoscience. Comme pour mieux verrouiller l’issue des controverses sur les technologies, le Parlement en confie le pilotage à une poignée d’élus soucieux de ne pas laisser s’imposer "l’obscurantisme". Pour les PGM, les préposés à la consultation démocratique sont les mêmes depuis le début (Jean Bizet au Sénat et Jean-Yves le Déaut à l’Assemblée Nationale) et sont aussi parmi les plus ardents défenseurs de ces technologies. C’est dire que toute argumentation contraire à la dissémination des PGM est réputée partisane tandis que l’opinion inverse se croit objective, un constat qui concerne tous les lieux de décision, aussi bien les ministères que les institutions scientifiques ou les instances internationales.
Que peut faire un élu de la Nation pour demeurer crédible - il faudra bien être réélu - tout en imposant une politique contraire aux vœux des citoyens ? Plutôt que d’aller vers des conflits périlleux, il peut manier le leurre démocratique en organisant des lieux de défoulement où le public est "consulté". Le double discours est aussi vieux que le monde, mais cette stratégie imprègne fortement notre époque. C’est qu’il y a montée des périls, suite aux tensions qui naissent des développements conjoints de la technoscience et de nouvelles exigences de la société civile, souvent à l’initiative du mouvement associatif.

L’arnaque démocratique est de faire passer la "consultation" sur des décisions déjà prises pour une "concertation" en vue de choisir. Certes, le citoyen averti n’est pas dupe du jeu politicien, mais l’essentiel est que les gouvernants pourront, plus tard, et quel que soit l’avenir réel, plastronner en rappelant aux populations qu’elles ont été consultées.
L’un des aspects les plus déstabilisants des débats concernant les PGM est l’impossibilité de tenir une argumentation véritablement scientifique quant aux performances ou aux nuisances de ces végétaux. Les bilans sont rares, difficilement interprétables et souvent sujets à caution. On sait que 98 % des PGM actuellement cultivées sont conçues soit pour tolérer l’épandage massif d’un herbicide, soit pour produire une protéine à action insecticide, soit encore pour présenter conjointement les deux propriétés précédentes. Ces plantes se trouvent donc logiquement saturées en pesticides : celui qu’elles fabriquent "naturellement" ou celui que l’homme utilise pour les cultiver. Les promoteurs de ces PGM prétendent que ces toxiques sont métabolisés par la plante et deviennent inactifs... mais sans en fournir la preuve expérimentale.

Car on ne peut évaluer les PGM qu’à l’aune de très rares articles scientifiques, d’assez nombreuses communications à l’objectivité douteuse, et d’abondantes opérations publicitaires. Pour preuve du manque de fiabilité de certaines de ces informations, citons un article récent démontrant l’innocuité de l’alimentation de rats avec du maïs génétiquement modifié et publié dans une authentique revue scientifique [3]. Il compte sept auteurs. Six d’entre eux sont employés par Monsanto (le propriétaire du maïs étudié) aux États-Unis, et le septième est un responsable de Covance technologies, une compagnie américaine de services pour le développement des biotechnologies... Voilà une nouvelle référence indiscutable qui ornera bientôt les prospectus de Monsanto... et alimentera l’optimisme de notre Académie des sciences. Il faut également s’interroger sur la validité des analyses de toxicité alimentaire quand les tests ne portent que sur des rongeurs et durant de courtes périodes (de 28 à 90 jours), sans jamais examiner d’éventuels effets sur la descendance de ces animaux.
Il est pourtant arrivé que des travaux conduits a priori dans les règles de l’art amènent à des résultats inquiétants. Mais ils ont alors été relativisés par les experts, ou méchamment critiqués ou ont même valu à leurs auteurs scientifiques, trop audacieux, d’être excommuniés. Les experts à l’origine de la dévalorisation des publications non "politiquement correctes" étaient des universitaires, des membres des Académies, des membres de commissions officielles d’évaluation des PGM, ou encore... des agents d’industriels fabricants de PGM déguisés en savants.
Cette carence en données objectives n’a pas empêché, en décembre 2002, les académiciens français de monter au créneau en faveur des PGM avec un bel ensemble, et de produire des rapports où le label scientifique sert à cautionner cette technologie sans fournir d’éléments démonstratifs. Pour les Académies de médecine et de pharmacie, l’innocuité des PGM est établie et les perspectives ouvertes par les PGM thérapeutiques sont grandioses : encore une fois, c’est la croyance qui l’emporte sur la rationalité. Le lobby des PGM va à la rencontre des fantasmes d’une maîtrise absolue de la nature en agitant à répétition les plus séduisantes fadaises technologiques. Il trouve souvent les relais indispensables dans les médias, au point où nombre de téléspectateurs vous accusent de négationnisme (vu à la télé !) si vous prétendez que les tomates génétiquement modifiées ne poussent toujours pas dans le désert, ni le riz génétiquement modifié dans les marais salants, malgré les promesses du professeur Tournesol il y a 40 ans...
L’important dispositif médiatique qui encadre la génomique - cet art de cuisiner les génomes pour les séquencer et les décrypter - ne cesse de proclamer ses prétentions hégémoniques : la nouvelle médecine sera celle qui enquête sur le génome pour établir son diagnostic, et qui utilise les "gènes-médicaments" pour guérir (voir l’encadré "Technoscience et mystification : le Téléthon" P. 53). Dès lors, tout investissement de recherche hors du génome ne pourrait être que palliatif en attente de la bonne solution, voire gaspillage. L’avenir dira ce que cette attitude comporte d’illusions, mais l’actualité permet de constater sa volonté globalisante, voire totalitaire
Les PGM relèvent vraisemblablement d’un énorme bluff technologique auquel participent les institutions, et, au premier rang, de nombreux chercheurs, malgré un fiasco déjà évident. Mais ce fiasco scientifique ne gênera en rien le succès économique (la "profitabilité") de ce business, pourvu que le monde demeure crédule jusqu’au moment où cela n’aura plus d’importance parce qu’on ne pourra plus faire marche arrière. C’est qu’un vaste marché est en jeu, celui des semences brevetées que les agriculteurs devront acheter cher, et renouveler chaque année puisqu’il est interdit de les re-semer. Que l’on garde à l’esprit que les PGM présentent des risques indiscutables sans que ceux-ci soient contrebalancés par des avantages démontrés. Or la balance risques-avantages constitue la base de la réflexion permettant d’évaluer l’intérêt de toute nouvelle technologie et, désormais, le recours au principe de précaution.

De la responsabilité à la précaution

Dans les années soixante-dix, le philosophe allemand Hans Jonas proposait le principe responsabilité [4] par lequel il valorisait le sens des actes pour l’humanité, sens qu’il estimait prépondérant par rapport aux indices de performance. Significativement, il évoquait deux périls : les manipulations de l’atome d’une part, et celles du vivant d’autre part, grâce, respectivement, au bricolage du noyau des corps physiques (industrie nucléaire) ou du noyau des cellules (industrie génétique). Trois décennies plus tard, le principe responsabilité était rangé au grenier des vieilleries philosophiques sous la pression des "nécessités du progrès". Le principe de précaution, principe juridique plutôt que philosophique, prenait toute la place disponible, en polarisant la vigilance citoyenne et politique sur les "bonnes pratiques" plutôt que sur la portée de la technoscience, jusqu’à s’autoriser à faire ce qui ne fut pas réellement choisi. Émettre des règles de conduite, certes indispensables, revient à assumer la fatalité de l’innovation tous azimuts. Mais de quelles puissances viennent donc les fatalités qui affectent les humains quand elles ne sont ni la tempête, ni la disette, ni la finitude des êtres et des choses ? Si elles proviennent de l’homme lui-même, elles ne sont pas des fatalités mais le résultat des choix, ou des erreurs, ou des paris de certains parmi les hommes.
Le principe de précaution était bien en retrait anthropologique par rapport au principe responsabilité. Mais c’était encore trop ! On a pu voir, lors des débats qui se sont tenus en 2004 autour de l’institutionnalisation du principe de précaution, les Académies, la plupart des mandarins scientifiques, des industriels, et nombre d’économistes s’insurger contre cette entrave à la sainte compétitivité. Alors la technoscience avance ses billes en or, en dépit des discours de précaution, des sondeurs d’opinion et des lanceurs d’alerte qu’on embastille : la "science" aura toujours le dernier mot tant qu’une catastrophe, toujours imprévue, ne vient pas provoquer une large révolte. Pour l’heure, le front est calme puisque l’opinion majoritaire, même quand elle est hostile à la technologie (voir PGM), s’agace de la rébellion des lanceurs d’alerte, faucheurs volontaires et autres empêcheurs de foncer dans le mur.

L’ennemi de l’homme qui est en l’homme, c’est le gogo. La part gogo de chacun, c’est quand il cède à la crédulité sous les assauts puissants et continus de la propagande, de la publicité, de la mise en normes et de la mise en ordre. Souvent, on y cède par lassitude, parfois par goût, mais tous nous craquons à un moment ou à un autre, jusqu’à admettre alors que le conditionnement que l’on nous impose correspond à notre liberté. Cette crédulité n’est pas l’apanage des plus socialement défavorisés ou, plus généralement, des plus démunis. Elle est chez chaque homme et se manifeste quand, face à un problème sociétal majeur, qui engage d’une certaine manière son avenir et celui de ses semblables, il cède à des leurres, s’accroche à des gadgets et se contente de croire des messages faciles dont il est abreuvé : croire que l’on guérira toutes les maladies, croire à la paix sociale en répudiant la politique, croire que l’on saura inactiver les déchets nucléaires, croire que les gens au pouvoir sont les plus intelligents, croire que le développement pourrait être durable, croire que les énergies renouvelables permettront la poursuite du gaspillage, croire que le maïs transgénique poussera avec un filet d’eau, croire que cela ne sert à rien de faire de la politique parce que "tous pourris", croire que l’on sauve la recherche en finançant le Téléthon, etc.. À chaque sottise aussi, le gogo ressurgit : pour partir à la guerre en chantant, ou quand il s’agit de jouer à la loterie, de se disputer devant un match de foot où l’on ne joue même pas, d’acheter cher en pensant que c’est forcément mieux, de lire les publicités qui inondent la boîte aux lettres, de se réjouir des journaux gratuits, de croire aux vertus de la Star’Ac (l’argent facile), etc.

Au point où nous ont menés l’économie libérale et sa fille industrieuse, la technoscience, il existe trois voies possibles pour la suite du monde. La première, qui semble aujourd’hui la plus prisée, consiste à fermer les yeux en priant pour la Sainte Croissance, à consommer et à polluer plus que jamais et, selon toute vraisemblance, à finir dans le mur. À l’inverse, on pourrait tout arrêter, en reconnaissant dans un certain état du monde, passé ou actuel, un idéal auquel s’accrocher. Pourtant, si l’on convient que la Terre ne fut pas donnée à l’homme comme un paradis, et qu’il a été obligé de ramer longtemps pour la rendre plus vivable, rien ne nous permet de croire que le meilleur est déjà disponible et qu’il ne suffirait plus que de se débarrasser du pire. On doit pouvoir continuer à inventer des artifices qui ne contribueraient pas à une croissance suicidaire ou à des gadgets aliénants. Tout le problème est de décider à quoi sert la recherche et à qui sert l’innovation. La troisième voie consiste donc à regarder en face les dégâts, y compris prévoir ceux à venir, à freiner la machine là où elle apporte désormais plus de nuisances que de bienfaits (il en est ainsi dans les pays déjà "développés"), et accepter la règle des vases communicants dans une perspective de mieux universel. Cette voie a peu à voir avec le "développement durable" (encore un slogan pour le gogo qui est en nous), mais plutôt avec "l’épanouissement équilibré et solidaire" [5], expression qui veut marquer que le bonheur n’est pas la consommation et que les besoins des terriens sont hétérogènes.

Une seule solution : la démocratie

Chasser le gogo qui est en chaque citoyen, faire en sorte que ceux qui n’utilisent pas (ou peu) leur citoyenneté se réveillent, prennent conscience des conditionnements aliénants et de l’urgence de vivre autrement, c’est en cela seulement que consisterait la révolution puisque la République que nous avons construite nous propose les moyens de la citoyenneté. Encore faut-il s’en saisir.
Si j’ai souvent fait l’éloge des conférences de citoyens [6], c’est qu’elles me semblent être aujourd’hui le lieu le plus propice où affirmer le droit de savoir dans le but d’aviser selon l’intérêt commun. J’évoquerai ici seulement quelques éléments de la transformation d’une personne ordinaire en super-citoyen [7]. Il faut d’abord qu’elle accepte sans réticence de s’engager en ce sens : cela arrive en moyenne une fois sur trois lors du recrutement des volontaires pour une conférence de citoyens. Mais il est également nécessaire de soigneusement mettre en valeur l’importance de la mission dont les citoyens volontaires vont se trouver investis : souligner que les enjeux sont importants, qu’il s’agit d’une mission de bien public assumée par une poignée de volontaires de l’intelligence et du cœur, et, quitte à théâtraliser un peu, rappeler que, d’une certaine manière, le monde est, même sans le savoir, en attente de l’élaboration de leurs conclusions. Cette "mise en contexte" semble favorable à l’irruption d’une ambition collective pour penser autrement. Cela exige que le citoyen volontaire se sache respecté par la République, laquelle doit lui offrir les meilleurs de ses formateurs et, également, de son hôtellerie. La façon la plus efficace pour faire ressortir l’humanité, pour expulser le gogo qui sommeille en lui, c’est bien de lui faire confiance, et de le pousser ainsi à l’audace intellectuelle et politique, en rompant les amarres de la médiocrité, du manque d’estime de soi, de la résignation à subir que le quotidien peut générer. Ces buts sont plus aisés à atteindre avec un échantillon de la population a priori volontaire pour un tel effort. Car si ceux-là sont volontaires, c’est qu’ils sont, pour la plupart, déjà moins crédules que le citoyen ordinaire.
Ce qui reste du miracle démocratique porté par la conférence de citoyens, outre les traces concrètes d’un travail incomparable, c’est la démonstration que l’homme vaut mieux que ce qu’il accepte trop souvent de lui. Assumons les vertus magiques d’une procédure capable de révéler des dons exceptionnels et inespérés chez toute personne qui se prête à ce jeu sérieux. Assumons aussi l’utopie qui prétend qu’une telle démarche serait capable de réguler des actions variées, en voyant clair parmi de nombreux intérêts contradictoires. Cette utopie-là vaut mieux que l’utopie scientiste qui voudrait se substituer à l’intelligence, à la responsabilité, au consentement éclairé.

Jacques Testart


[1"Technoscience cherche intellos", Libération, 18 novembre 2002.

[2Latouche S., La Mégamachine, La Découverte/MAUSS, 2004.

[3Hammond et al, Food and Chemical Technology 44,147-160,2006.

[4Jonas H., Le principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, éditions du Cerf, 1990.

[5Testart J. (sous la direction de), Réflexions pour un monde vivable, Mille et une Nuits, 2003.

[6Testart J., "L’intelligence scientifique en partage", Le Monde diplomatique, février 2005 ; Testart J., "Science, démocratie et forums hybrides", in : Quelle démocratie voulons-nous ?, A. Caillé (sous la direction de), p. 35-43, La Découverte, 2006 ; voir aussi le site http://www.sciencescitoyennes.org.

[7La République reconnaît, avec une impérieuse raison, que chaque membre de la population est un citoyen, même celui qui use le moins de sa citoyenneté (par exemple qui ne vote pas), et même les plus fréquemment gogos. Dire qu’il existe des "super-citoyens", c’est seulement marquer ce que l’on souhaiterait de tous les citoyens, mais aucunement revendiquer pour ceux-là un statut et des droits.