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Brésil : les savoirs traditionnels font polémique
samedi 17 avril 2004, par
La reconnaissance des savoirs traditionnels des communautés autochtones est au cœur de plusieurs négociations internationales en cours depuis la conférence de Rio (1992). La Convention sur la Diversité Biologique qui en était issue confèrait alors un rôle de "conservateurs" de l’environnement aux Traditional ecological knowledges. Mais quels droits et quels avantages accorder aux auteurs de ces connaissances ? Les intérêts commerciaux déterminent les débats juridiques, le tout sur fond de joutes politiques : affrontement Nord-Sud sur la gestion de la biodiversité ; revendications des peuples autochtones. Autant de clivages particulièrement sensibles au Brésil, le plus grand "spot" de biodiversité de la planète.
Comment seraient perçus le brevetage des procédés utilisés dans la production de la nourriture kasher, ou dans celle de la très catholique ostie ? C’est en ces termes plutôt insolites qu’en 2001, les chamanes de 20 tribus indiennes du Brésil ont interpellé les instances internationales, OMC et OMPI (organisation mondiale de la propriété intellectuelle) en tête. Les 20 "sorciers" étaient conviés à São Luis, ville du nord du Brésil, à l’initiative de l’Institut national de la propriété industrielle (INPI) brésilien. L’initiative inédite illustrait une jonction d’intérêts : l’Etat, les représentants des populations indigènes et les ONG qui les défendent s’inquiètent du pillage et de l’exploitation à leur insu des ressources génétiques et des connaissances traditionnelles qui y sont associées.
Dans un pays qui abrite de 15 à 25% de la biodiversité mondiale, la "biopiraterie" est en effet un méfait redouté depuis le début de ce siècle. Le vol de graines d’hévéa avait alors permis d’introduire le caoutchouc en Asie, au grand bénéfice des producteurs britanniques, mettant ainsi fin au monopole brésilien. Le Brésil est chatouilleux pour tout ce qui touche à sa souveraineté sur l’Amazonie. Derniere polémique en date : l’enregistrement par une firme japonaise du nom d’un fruit de la région, le cupuaçu... Et les médias relatent fréquemment les histoires d’étrangers interpellés à leur sortie du pays, des insectes, graines ou fleurs au fond du sac. Quelques affaires impliquant des chercheurs et laboratoires ont particulièrement défrayé la chronique. Et choqués les indiens dans leurs croyances. Le Conseil des organisations indigènes d’Amazonie, qui représente 400 tribus de 9 pays, a ainsi déclaré "ennemi public" l’américain Loren Miller. Ce chef de laboratoire pharmaceutique californien avait fait breveter la Huyahuasca (Banisteriopsis caapi), une plante aux vertus thérapeutiques et hallucinogènes, utilisée au cours des rites chamaniques de 42 peuples. En 1996, les indiens saisissaient l’office des brevets américain (le PTO). quatre ans plus tard, les droits de Miller étaient suspendus au motif que la variété n’était ni nouvelle ni distincte d’autres espèces. Cependant, l’argument culturel n’était pas pris en compte, au grand dam des chamanes.
Mythes du "bon sauvage" ?
Un exemple parmi tant d’autres. Mais ils ne donnent pas lieu, pour la plupart, à des conflits juridiques, car les communautés "spoliées"sont rarement informées de l’utilisation de leurs savoirs. Et insuffisamment fortunées pour s’offrir des avocats. Pourtant, en pleine course aux brevets entre start-ups, scientifiques et entreprises sensibles aux sirènes "biotech" se sont rués vers "l’or vert". Il faut dire que 70% des médicaments sont produits à partir d’essences naturelles ; or des études du Jardin Botanique de New York montreraient que l’utilisation des connaissances traditionnelles (CT) multiplie par 4 l’efficacité des recherches sur les propriétés d’une plante. Selon cette même étude, 75% des 120 principes actifs utilisés aujourd’hui par l’industrie pharmaceutiques ont pu être isolés grâce aux CT. Comme le développement d’un nouveau médicament coûte entre 350 et 500 millions de dollars pour plus de 10 ans de recherches, nouer des contacts avec des peuples indigènes ou explorer la littérature scientifique les concernant peut s’avérer rentable. Ethno-biologiste et directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), Christian Moretti reconnaît avoir été assidûment courtisé par de grands laboratoires. Mais selon lui, les progrès du criblage informatique font que leur intérêt pour les CT est moindre. « En revanche, les entreprises de cosmétiques et de para-pharmacie misent beaucoup là dessus, car leurs ressources consacrées à la recherche et développement sont plus limitées que celles des labos pharmaceutiques ».
Heureusement, toutes les entreprises ne se comportent pas comme des sauvages. Par exemple, Shaman pharmaceuticals se targue d’associer ses partenaires indigènes tant à la réalisation de ses produits qu’au partage des bénéfices, notamment sous forme d’aides matérielles. Le laboratoire évoque ces médicaments livrés aux indiens Yanomami pour lutter contre la malaria transmise par les chercheurs d’or... Face à l’accélération des échanges commerciaux, la Convention sur la Diversité Biologique (CDB, élaborée au Sommet de la Terre en 1992 à Rio) a prévu le "partage juste et équitable des avantages tirés de l’exploitation des ressources génétiques". Signé par 189 Etats, ce texte reconnaissait pour la première fois l’intérêt d’assurer la préservation des "connaissances, innovations et pratiques des communautés autochtones et locales".
Certaines tendances ont alors le vent en poupe. La communauté internationale est soucieuse de préserver la biodiversité, dont les modes de vie traditionnels semblent avoir jusqu’à présent garanti la survie. « Les traditional ecological knowledge (TEK) ont reçu une attention toute particulière dans l’ambiance qui a été celle de la Conférence de Rio, où l’on peut parfois déceler des relents du mythe d’un "bon sauvage", chargé désormais de toute les qualités écologiques requises par notre modernité », note Franck-Dominique Vivien [1].
D’autres part, les peuples autochtones, principalement Amérindiens et Aborigènes, affirment leurs revendications face à des Etats qui les maintiennent souvent en position d’infériorité juridique. « Les savoirs locaux [leur] permettent d’affirmer la personnalité culturelle de leur nation, de leur groupe ethnique et de disposer d’un outil de négociation », estime-t-on à l’IDDRI (institut du développement durable et des relations internationales) [2]
Joutes diplomatiques
Si la CDB suggère la création de nouvelles formes de droits de propriété intellectuelle, il incombe toutefois aux parties signataires d’en fixer les contours. Les rencontres se multiplient : en février dernier, la 7e conférence s’est achevée à Kuala Lumpur sans que des avancées notables aient été enregistrées sur les thèmes débattus (définition des "communautés autochtones et locales" ; recommandations sur les évaluations d’impacts des activités menées sur leurs terres…). Les réunions tiennent aussi lieu de forum, où le Brésil et les 11 pays dotés de la plus importante biodiversité (Inde, Indonésie, Kenya...), le groupe de Cancun, exigent des mesures internationales contre la "biopiraterie". Les droits de propriété intellectuelle qui protègeraient la biodiversité en s’appliquant aux savoirs traditionnels, sont une arme en ce sens.
Aussi, depuis 2001, la réflexion est également menée sous l’égide de l’OMPI (agence spécialisée des Nations Unies) par un Comité intergouvernemental sur la propriété intellectuelle, les ressources génétiques, les savoirs traditionnels et le folklore. Autant de questions qui pour certains Etats relèvent de l’Organisation mondiale du commerce : les Etats Unis, qui n’ont pas ratifié la CDB, estiment ainsi que ce sont les accords sur la propriété intellectuelle relatifs au commerce (Trips en anglais, Adpic en français) qui doivent primer. Les négociations font actuellement rage sur les modèles de protections transposables dans tous les pays membres de l’OMC. Et sur les limites de la propriété intellectuelle : le vivant peut il être breveté, sur le modèle américain, comme l’envisage l’article 27.3(b) ? Les pays africains, notamment, refusent. Ils réclament en outre que les savoirs traditionnels figurent formellement dans les règlements de l’accord sur les Adpic : tout enregistrement de brevet devrait obligatoirement divulguer l’origine du matériel génétique et des TEK entrant/utilisés dans les inventions.
Les européens sont prêts à avancer sur ces points mais sans caractère obligatoire ni mécanismes de répartition des bénéfices ; certains pays riches proposent d’ailleurs la création d’une base de données où seraient enregistrées les connaissances traditionnelles. « Ils estiment qu’une telle documentation permettrait de vérifier l’origine des connaissances afférentes lors d’une demande de brevet. Mais les TEK tomberaient alors dans le domaine public et sous la coupe du système international en vigueur à l’OMPI », analyse l’Instituto Socioambiental, une ONG brésilienne de défense des indiens et de l’environnement. « Les pays pauvres défendent pour leur part un système de protection novateur et indépendant. Les peuples indigènes exigent quant à eux d’être reconnus comme les titulaires souverains des droits à leurs connaissances, et que l’accès à celles-ci ne soit autorisé qu’avec le consentement préalable, libre et informé et dans le respect des us et coutumes de chaque communauté ».
Les communautés autochtones sont en fait peu mobilisées (souvent faute de ressources pour suivre les débats) et divisées. La CDB est « un poison pour nous », a ainsi déclaré Lorenzo Muelas Hurtado, de l’ONG Actividades indigenas de Colombie. « Elle va à l’encontre de la profondeur de la pensée indigène parce qu’elle n’est pas fait pour nous et nos besoins. » Les chamanes du Brésil (du moins ceux réunis par l’INPI...) sont plus pragmatiques : ils sont ainsi favorables à un système de banque de données sur les ressources génétiques et les savoirs, similaire à celui mise en place par les tribus du Venezuela. Les chercheurs qui souhaiteraient s’y référer devraient ensuite verser des royalties en fonction de l’aboutissement de leurs travaux.
L’agro-business aux manettes
Si elle ouvre la porte aux revendications autochtones, la CDB a d’abord confirmé la souveraineté des Etats sur la biodiversité. La mesure provisoire, qui a intégré en 2000 la CDB à la législation brésilienne, ne dit pas autre chose : "or vert" et gisements souterrains sont sur le même plan, celui de l’intérêt supérieur de la nation.
Certes, l’avis des indigènes semble mieux pris en compte depuis l’arrivée au pouvoir de Lula et de sa ministre de l’environnement, Marina Silva. Sénatrice de l’état amazonien de l’Acre, elle était proche de Chico Mendès, le leader seringueiro (récolteur de caoutchouc) assassiné par les grands propriétaires en 1988. En 2000, elle s’était insurgée contre l’adoption du décret provisoire, formulé à la hâte afin d’autoriser la vente à Novartis de milliers de micro-organismes par une société brésilienne de recherche publique. Une fois nommée, la ministre a invité les représentants des communautés à siéger au Conseil de gestion du patrimoine génétique : indigènes, mais aussi villageois, riverains du fleuve Amazone ou des quilombos (descendants des esclaves évadés). Beaucoup désirent mener eux même des recherches scientifiques, afin notamment de reconstituer des collections de semences (manioc, maïs, bananes…) disparues après des années de monocultures commerciales.
Le Conseil de gestion doit se prononcer sur la Loi sur les ressources génétiques actuellement à l’étude. Un dossier sur lequel Marina Silva s’oppose au lobby pro-OGM, incarné par les ministères de l’agriculture et de la recherche, et qui vient d’obtenir une victoire éclatante : l’autorisation provisoire de planter des cultures transgéniques a été accordée par Lula, au mépris de ses engagements électoraux. Le soja OGM part à la conquête de l’Amazonie… Les ONG ont beau dénoncer la menace d’érosion des ressources génétiques et des savoirs associés, l’assujettissement aux grands semenciers qui guette les petits paysans, elles ne pèsent pas lourd devant la balance commerciale du pays.
Les lois de la concurrence pourraient elles aussi gagner les tribus amazoniennes désireuses de marchander leurs savoirs ? Elles sont conscientes que le brevetage systématique, le secret industriel qui en est la règle et les conflits d’intérêts qui en découlent sont susceptibles de réduire à néant la condition même de production de leurs connaissances, et de leur existence : l’échange permanent de biens et d’expériences entre populations.
Simon Barthélémy
[1] Biodiversité et appropriation : les droits de propriété en question, Paris, Elsevier, 2002
[2] Les documents de travail de l’Iddri, n°1, 2004.