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Les technosciences entre marché et espace public
Comment penser une politique aujourd’hui ?
samedi 17 avril 2004, par
Directeur d’Etude à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Dominique Pestre vient de publier Science argent et politique, un essai d’interprétation (Paris, INRA Editions, 2003). Il nous livre ici un regard d’historien sur les transformations des relations entre sciences, Etat, marché et espace public depuis 1945 et en tire des pistes pour repenser la place de la science dans nos sociétés.
Nous sommes aujourd’hui les témoins d’une recomposition profonde qui affecte depuis un quart de siècle le social autant que le scientifique, l’économique autant que le politique. Un nouveau régime de production et de régulation des savoirs se met en place dans le cadre d’un nouvel ordre social et économique. La place de l’Etat et du cadre national sont en régression forte, la protection des plus démunis se réduit et de nouvelles techno-sciences et pratiques de savoirs en sont venues à occuper l’espace public. Après avoir caractérisé ces changements, compris ce qui a basculé des années trente glorieuses aux années 1970-2000, on essayera de penser ce qui pourrait fonder une politique en ces matières.
1- Les transformations en cours
On peut avancer trois éléments caractéristiques des transformations auxquelles nous devons maintenant faire face.
– Le reflux de l’Etat Providence et les entrepreneurs de science
La première grande transformation, qui est bien connue, est celle des régulations productives, économiques et politiques. Nous sommes passés, en gros, de systèmes massivement régulés par des Etats démocratiquement élus dans le cadre national - régulations macro-économiques, régu-lations des relations sociales et de travail par des législations nationales et des formes de co-gestion, politiques de partage des bénéfices de la croissance, etc. - à des systèmes régulés à des niveaux différents et par des instances dont certaines n’ont plus de relations simples au vote po-pulaire. Je pense aux régulations du commerce et des rapports Nord / Sud par l’OMC, le FMI ou la Banque mondiale, aux régulations européennes par la Commission, à l’explosion des marchés financiers déconnectés des règles nationales, etc. Nous sommes aussi passés de volontés d’intégration politique, sociale et économique dans le cadre démocratique national à des logiques dont les cohérences ne relèvent plus d’un centre privilégié - qu’il s’agisse de l’Etat, du bien public ou de la nation - mais d’une variété d’acteurs locaux, nationaux et internationaux.
Ce passage à un régime libéral à dominante financière et Etat faible - dont les effets peuvent être durs pour ceux dépendant de l’état providence mais aussi ouvrir des espaces nouveaux aux pratiques démocratiques - s’accompagne bien sûr d’une transformation des modes de production des sciences et des savoirs. L’université et ses disciplines constituées ont perdu leur centralité dans les sciences dures aux profit de pratiques plus directement liées aux exigences marchandes. La recherche industrielle s’est émancipée des intérêts nationaux et s’est internationalisée (la localisation de la recherche des grandes compagnies est maintenant définie à l’échelle planétaire, tel laboratoire étant installé en Inde, tel autre aux Etats-Unis ou en Europe, au gré des potentialités). Les intérêts présents dans le champ de la recherche se sont multipliés et ont conduit à une prolifération d’institutions nouvelles (qu’on pense aux start-ups, pôles de créativité scientifique et de croissance financière). Finalement, les définitions de la propriété intellectuelle et du brevetable ont été transformées, conduisant à une rupture historique avec le siècle précédent. Des droits de propriété sont maintenant accordés sur des recherches de plus en plus fondamentales et en amont de l’innovation proprement dite, les contraintes d’utilité et d’usage justifiant du dépôt d’un brevet ont été rendues très lâches - et ceci s’applique maintenant aux résultats du séquençage du génome comme aux softwares. Ceci a commencé aux Etats-Unis dans les années 1980, est en passe d’être imposé en Europe, et a conduit à une autre définition du scientifique comme être social, à une extension du contrôle marchand sur les savoirs eux-mêmes (très vite traduit en brevets, ils de-viennent des biens à acquérir financièrement), à une autre dynamique de savoirs - ce qui conduit à devoir repenser ce que peut signifier une politique en ce domaine.
– Nouveaux objets et nouvelles pratiques scientifiques
La seconde grande transformation concerne les sciences elles-mêmes - ou plus exactement le champ très varié des techno-sciences industrielles et universitaires. Je me limiterai ici à deux nouveautés. La première concerne le vivant et sa maîtrise au niveau moléculaire - une maîtrise dont les prémices datent du milieu des années 1970 avec les premières manipulations génétiques américaines. Si la maîtrise de la matière inanimée par les physiciens remonte aux années 1890 avec la découverte et la manipulation de l’électron, les biotechnologies moléculaires ne datent que des dernières décennies. Les conséquences en sont toutefois beaucoup plus décisives puisqu’elles impliquent le rapport à notre propre corps, à la reproduction humaine, à la définition de la vie et de l’espèce ; qu’elles mettent en jeu notre rapport à l’agriculture, aux animaux et à l’alimentation ; qu’elles sont décisives pour les questions environnementales et les équilibres du système Terre - et en ceci, surtout, qu’elles nous offrent une capacité de maîtrise sur le monde qualitativement supérieure et largement inconnue dans ses conséquences.
La seconde nouveauté dans les sciences est celle des outils mathématiques et des moyens de calcul dont nous disposons et qui ont conduit à la création d’un nouvel univers de jugement - je veux parler des modélisations des phénomènes complexes. Le cas le plus connu est certainement celui des simulations du climat - qui incluent les effets de nos activités sur ces évolutions, et une estimation des conséquences de nos politiques sur ces effets. Ces gigantesques programmes offrent une manière d’appréhender le complexe humain / nature qui est sans contre-poids (je veux dire que ces modélisations disent ce que sont le problème et ses solutions, et qu’il n’existe pas d’autre moyen pour le citoyen ordinaire d’en juger), ils conduisent à dire ce qu’est le réel (il existe un effet de serre et on peut le maîtriser à certains coûts, disent ces représentations) - ils conduisent à redéfinir les choix politiques qui s’offrent à nous.
Bien évidemment, le champ politique en est radicalement affecté. Les experts scientifiques sont plus que jamais au cœur du politique, les politiques ont à décider en situation d’incertitude plus grande, et les citoyens ordinaires semblent perdre confiance dans des régulations qu’ils voient comme peu transparentes. Face à ces questions, et parce que les questions sont pressantes, de nouveaux concepts ont émergé - comme celui de développement durable ou le principe de précaution.
– La montée de la société civile
Depuis trois décennies, les transformations de fond ont aussi été le fait du social - ce dont rend compte la réémergence de la notion de "société civile". Cette mutation se repère autant dans l’analyse de la "composition" de la société et de sa géographie (montée des groupes à fort capital scolaire, recul des populations de cols bleus, etc.) que dans la transformation des subjectivités sociales et politiques (montée des exigences des "bobo" et "lili", pertes d’identités douloureuses dans la classe ouvrière, etc.) Le compromis des Trente Glorieuses repose sur une vision largement classiste de la société et ce sont les représentants des divers intérêts définis en termes socio-économiques (patronaux, ouvriers, commerçants, etc.), groupements dûment identifiés par la science sociale (via les CSP en France), qui structurent la vie politique et le fonctionnement de l’Etat (pensons aux commissions paritaires par exemple). Les experts (qui viennent surtout des grands corps) militent pour le bien commun mais leurs décisions (décrites comme techniques) ne relèvent pas du débat public.
Aujourd’hui, les certitudes sociales ne sont plus les mêmes. La croyance au progrès continu et naturellement positif est érodée ; le bien supérieur du collectif incarné par les grands commis de l’Etat tend à se raréfier devant l’attraction du "marché" et de ses rémunérations ; et les rationalités de la science et de l’action publique sont contestées : on se défie de bien des évolutions techno-industrielles (nucléaire, clonage), on craint les déficiences des modes de régulation en place (notamment car les marchés et les modes industriel de production suivent des logiques incontrôlables), et on récuse le bien-fondé de décisions prises par des experts ne rendant compte de leurs décisions qu’aux seuls gouvernants (gestion des dossiers de l’amiante ou du nucléaire). Les militantismes et les solidarités sociales se transforment, leurs formes d’action se différentient (Restos du Cœur, Act-up, DAL) et les politiques de développement glissent massivement, au niveau international, des acteurs d’Etat aux ONG.
La revendication individualiste devient une valeur première même si elle reste très variée : elle va en effet de l’individualisme bien compris du PDG exigeant des fortunes en stock options à la revendication d’une totale liberté de se faire cloner ou de vendre son corps, du refus du statut d’assisté (que dispensent les Etats dans les Trente Glorieuses) à l’exigence de "participation" à tous les niveaux des décisions publiques (organisations de conférences de citoyens ou de consensus) et à des formes d’existence psychique nouvelles. Ces transformations sont donc contradictoires mais beaucoup offrent des ouvertures vers des pratiques de la démocratie qui sont neuves et fort intéressantes.
2- Quelles politiques scientifiques aujourd’hui ?
Ces hypothèses de travail signalent une rupture probablement très significative à trois niveaux : la nature du cadre socio-économique qui est maintenant le nôtre (et en quoi il affecte la définition même des savoirs), la nature des productions de science elles-mêmes, et l’émergence de nouvelles exigences sociales. Venons-en donc maintenant à ce qui pourrait fonder une politique dans ce contexte. Globalement, mon sentiment est qu’il faut apprendre à agir à tous les niveaux : imaginer d’éventuelles alternatives à une marchandisation excessive des produits de la science ; ouvrir la question des conséquences sociales des nouveaux champs de pratiques scientifiques (qu’elles soient éthiques, de régulation ou autres) ; enfin s’attarder sur les modes de gestion démocratique des savoirs et des produits technoscientifiques.
Face à la marchandisation des savoirs : autonomie et pluralité
Commençons par le premier point - le moins souvent abordé. Parce que la technoscience industrielle a la capacité de transformer radicalement le monde naturel et humain, la question des formes et rythmes de son déploiement en société est une question politique qui ne peut rester du seul ressort des marchés et des personnels d’Etat. Concevoir un cadre politique anticipant l’inattendu et l’incertitude propre à nos systèmes techno-scientifiques (au fait qu’ils transforment le monde sans être capable d’en anticiper les conséquences) pourrait reposer sur le principe premier de la démocratie - à savoir qu’il est bon de garantir le plus possible la pluralité - en l’occurrence la pluralité des institutions productrices de savoir et des systèmes de valeur qui les fondent. Si l’on admet la tendance à une hégémonie croissante des règles du marché sur l’univers de la production des savoirs, et que les connaissances tendent à devenir d’emblée des biens privés, imaginer les moyens de redonner de l’hétérogénéité et de l’hétérodoxie aux multiples programmes de recherche semble de bonne politique.
Dans le contexte actuel, et de façon pragmatique, ce principe pourrait se traduire au moins par :
– une défense de l’autonomie institutionnelle et financière des structures universitaires classiques, une insistance sur la nécessité de ne pas trop vouloir diriger ou orienter les recherches qui s’y déroulent - ou du moins d’être ouvert à la multiplicité des demandes sociales.
Cela implique de ne pas s’aligner systématiquement, au nom d’une compétitivité mondiale étroitement conçue, sur les seules demandes du marché et de penser des liens multiples avec d’autres acteurs sociaux (associations, ONG, etc.)
– pour les institutions officiellement en charge du bien public, cela peut signifier d’être attentif aux domaines délaissés car de faible intérêt marchand.
Un exemple canonique est ici celui des maladies chroniques des pays du Sud, une autre la production des connaissances en biotechnologie végétale. D’un côté, Montsanto ou Novartis disposent de milliers de chercheurs développant un OGM après l’autre - produits qu’ils souhaitent mettre sur le marché le plus vite possible ; de l’autre, quelques poignées de généticiens des populations essaient de juger des effets de ces nouveaux produits en contexte - un travail de longue haleine qui requiert des années de travail sur le terrain avant d’aboutir. A l’évidence, si les "pouvoirs publics" ne s’approprient pas ces recherches et ne les soutiennent pas activement, elles disparaîtront et l’ensemble social en pâtira.
– le soutien aux centres de recherche de type associatif, dépendants de groupements divers de la "société civile" ; je pense à l’importance qu’a eu historiquement la CRIIRAD en France en matière de veille nucléaire face à un complexe militaire et industriel partial, ou au cas de l’épidémie d’ESB où la rétention d’information a été systématique dans les milieux scientifiques officiels (au détriment de la santé publique).
Démocratiser les choix scientifiques
Face aux volontés qui s’expriment dans le corps social pour demander un "droit de regard" sur la régulation des techno-sciences, il faut réaffirmer que ce mouvement n’est pas négatif, qu’il ne relève pas d’un anti-scientisme primaire (comme nous l’entendons souvent dire). Il est au contraire riche des plus grandes potentialités, il est signe d’une volonté démocratique positive. Nous devons donc prendre acte de trois choses. A savoir :
(a) que les questions posées de ou dans la société à propos des sciences surgissent de l’extérieur du champ bien contrôlé de la science, qu’elles sont donc sans solution univoque et simple, et que la science affronte là des problèmes dont elle ne peut avoir qu’une connaissance imparfaite ;
(b) que les problèmes soulevés dans ces circonstances sont organiquement pris dans des questions politiques et éthiques (quel avenir pour nos enfants, voire pour l’espèce), mais aussi dans des enjeux techniques et financiers et qu’il faut admettre l’existence d’intérêts bien compris dans ce qui se fait : la science est moins que jamais dans une tour d’ivoire isolée du monde ;
(c) que plusieurs voies peuvent être empruntées, qu’elles diffèrent selon les engagements de chacun (pour une agriculture biologique ou productiviste par exemple) et que les appréciations portées sur nos capacités, scientifiques mais aussi sociales, de les réaliser sont centrales. Le débat public et démocratique reste donc encore la solution la meilleure que nous connaissions. Il convient donc de promouvoir des formes d’expertise variées et contradictoires et d’imaginer des formes sociales nouvelles d’appropriation des savoirs et des produits technoscientifiques et industriels.
La place manque pour passer en revue d’autres aspects tout aussi importants, notamment les questions éthiques ou celles des modalités de l’action publique à l’échelle internationale (politique de droits négociables en matière environnementale par exemple).
Je pense toutefois en avoir suffisamment dit pour indiquer l’axe de réflexion qui me semble devoir être suivi. Le temps de l’action publique n’est pas mort, la solution n’est pas dans un laissez-faire généralisé, laissez-faire dont on sait d’avance quelles personnes, groupes ou nations en seront les victimes. Laisser la dévolution des biens et l’invention des solutions aux seuls acteurs du marché serait à mon sens une mauvaise chose (pour le Sud comme pour bien des populations du Nord) - comme le serait, symétriquement, le fait de vouloir tout distribuer à travers des votes et des débats partisans.
Il me semble que l’histoire nous a en effet appris qu’une démocratie vit de la multiplicité de ses modes de distribution et d’affectation des biens (par le marché, par l’éducation, par la méritocratie, par une redistribution collectivement assumée) comme de la multiplicité irréductible des opinions et choix - je veux dire irréductible à une raison unique, et donc seulement passible d’un débat. Débattre de ce qu’on souhaite déplacer dans ce délicat équilibre qu’est une société constitue aujourd’hui le point central. Le balancier se déplace vite depuis 30 ans, à partir d’une position que nous connaissons bien, qui avait ses excès et qui n’est plus viable sous cette forme. Penser une politique aujourd’hui consiste à tenir compte de ce desserrement du rôle des Etats, à se réjouir des libertés que les agents individuels ont pris, à apprécier la résurgence d’une société civile hors de l’Etat. Mais c’est aussi tenter d’imaginer les hégémonies nouvelles qui s’instaurent dans les divers ordres d’action, les modes de déstructuration sociale qui s’en suivent, de débattre des formes collectives de régulation susceptibles d’intervenir - notamment en matières techno-scientifiques, si déterminantes aujourd’hui.
Dominique Pestre