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Hackers ouverts

Savoir faire, expertise et coopération dans la communication alternative

samedi 17 avril 2004

Animateur du collectif d’information et de communication alternative sur Internet samizdat, Aris Papathéodorou nous raconte son expérience, placée sous le signe d’une importante cohésion entre les problématiques politiques et l’expertise des hackers sur les outils de communication. Ainsi est né un nouveau modèle de production de savoir, de circulation de l’information, de transmission des compétences techniques, de partage de vécus...

Lorsque nous avons initié l’expérience de samizdat.net, il y a une décennie, notre intention pouvait se résumer à une idée simple : « être acteur de notre propre communication ». Slogan maintes fois répété pour signifier que les réseaux offraient aux mouvements sociaux et aux activistes la possibilité concrète de contourner la toute puissance des médias, pour accéder à des moyens de communication à grande échelle pour un coût dérisoire, et avec un minimum de médiation. Là où les "vieux" médias comme la presse, la TV ou la radio, nécessitent des moyens techniques importants et des investissements lourds et constant, les réseaux télématiques se contentent effectivement d’un ou deux ordinateurs, d’une ligne téléphonique et d’un peu de savoir-faire.

L’expérimentation et la mise en place concrète de dispositifs d’information et de communication alternatifs, en particulier dans des situations de mobilisation et de lutte - comme le mouvement des sans-papiers (1996) ou le mouvement des chômeurs et précaires (1998) puis les mobilisations "altermondialistes" après Seattle (1999) -, devait nous conduire à aller au-delà de cette simple affirmation, somme toute générique et abstraite, pour interroger à la fois le processus constitution de formes d’expertise des usages et des usagers d’une communication en réseaux, et d’autre part les processus possibles transmission de celles-ci dans le cadre de pratiques sociales de communication.

Cela nous a conduit dans le même temps aussi à une forme d’hybridation culturelle -que je crois tout à fait particulière - entre notre culture politique autonome et libertaire d’origine et une culture technoscientifique autour de l’Unix en général et du logiciel libre en particulier. Aujourd’hui, notre conception et notre pratique de l’information et de la communication dans et pour les mouvements sociaux est inséparable de l’idée d’un nouveau rapport aux savoirs, y compris au savoir technoscientifique, comme forme d’expertise de l’usage et de l’usager.

De l’appropriation à l’autonomie

Au départ, comme n’importe quel d’utilisateur, nous nous sommes contentés d’une exploitation tout à fait intensive des nombreuses ressources commerciales gratuites disponibles sur l’Internet, en ces temps de boom de la "nouvelle économie". Tout comme nos ordinateurs personnels se sont rempli de logiciels "gratuits" (sharewares ou freewares), voire tout simplement "piratés", pour pouvoir traiter du texte, travailler des images, envoyer des e-mails ou transférer des fichiers.

Très rapidement cette logique de réappropriation et de récupération s’est révélée limitée et limitante, en particulier lorsque nous avons fait le choix de donner une véritable autonomie matérielle à notre projet... à savoir créer notre propre serveur Internet pour y héberger des services que nous puissions configurer et contrôler pleinement en fonction des besoins politiques d’une communication alternative, et non en fonction des possibilités même du logiciel, conçu à la base comme un produit commercial devant répondre aux besoins supposés d’une "cyble commerciale".

Un peu par hasard, et surtout par commodité, la première version du serveur samizdat.net aura été un simple PC de bureau, équipé d’une copie illicite de Windows NT, la version "pro" du système de Microsoft. Et il en était de même pour les logiciels serveurs, que ce soit pour le Web, le courrier électronique ou le transfert de fichiers (FTP), etc. Accessible et peu coûteuse, cette solution ne nous permettait cependant pas de bénéficier des mises à jours des logiciels, ni même, par exemple, d’avoir accès à une documentation complète, et encore moins à une quelconque forme d’assistance "technique".

Il devint en particulier évident, au-delà du simple aspect des moyens financiers, que l’utilisation d’outils modelés pour des serveurs d’entreprises, ne pouvait totalement satisfaire nos propres besoins - ceux d’un usage collectif, non-commercial en particulier -, même détournés de leur fonction première, et risquait même de les formater et les limiter.

« Être acteurs de notre propre communication » devenait soudain, au-delà de la formule, donc aussi la revendication d’une maîtrise de ses instruments "techniques" De ce point de vue la "rencontre" avec le logiciel libre, et le système GNU/Linux en particulier, aura été déterminante. Là où, avec les logiciels et les systèmes informatiques propriétaires, nous sommes toujours condamnés à être de simples utilisateurs passifs, sans possibilités d’interagir sur les outils utilisés, le logiciel libre nous offre au contraire la possibilité, à la fois de s’appuyer sur des communautés de développeurs et d’utilisateurs, et en même temps d’intervenir sur les logiciels utilisés pour les adapter aux spécificités d’une activité militante (ou pour le moins de bénéficier de modifications et enrichissements produits par la communauté des utilisateurs).

Pour le coup, notre choix d’appuyer le projet de samizdat.net sur notre propre serveur Internet, où nous avions une maîtrise totale des dispositifs de communication mis en place, signifiait aussi -et sans doute avant toute chose- la nécessitée d’acquérir pour nous même un minimum de compétences nécessaires, et donc de participer à diverses communautés d’utilisateurs de logiciels libres pour bénéficier du formidable processus de circulation de savoir-faire qui caractérise ce milieu. Après plus d’un an de travail collectif, d’autoformation et d’expérimentations, le serveur samizdat.net est devenu en 2001 un véritable serveur 1U (et non plus un ordinateur "de bureau" faisant "office de"), tournant sous GNU/Linux, et équipé exclusivement de logiciels libres... ceux-là même qui sont au cour des agencements du réseau des réseaux, comme Bind, Apache ou Sendmail, plus quelques autres grands classiques des serveurs Internet. Nous avons aussi les uns et les autres commencé à devenir utilisateurs réguliers de GNU/Linux et/ou, plus largement, de logiciels libres (c’est-à-dire y compris lorsque nous étions contraints d’utiliser des systèmes propriétaires). L’entité collective samizdat.net s’est elle-même métissée en intégrant toujours plus les préoccupation technoscientifiques à sa démarche politique.

Transmission et production de savoir

L’autre aspect important, et complémentaire, de ce processus, renvoi à notre rapport aux "utilisateurs" de samizdat.net. Je ne parles pas ici de ceux qui viennent consulter des pages Web ou sont abonnés à une liste électronique, mais des activistes et militants qui hébergent un site Web ou des mailing lists sur notre serveur comme support de leurs activités politiques, syndicales ou associatives.

En effet, il nous est aussi apparu très rapidement que les dispositifs de communication ne se suffisent pas en eux-mêmes, encore faut-il qu’il en existe un usage effectif et des utilisateurs réels. Ce que nous avions appris (par) nous-même, il nous fallait désormais aussi nous poser la question de le partager et de le transmettre, pour en faire du savoir collectif et une intelligence diffuse des outils de communication en réseau.

Il nous a fallu répondre de façon articulée à ce besoin "nouveau" : d’un côté par une démarche de formation et d’assistance (au sens le plus classique de ces termes), c’est en quelque sorte incontournable ; de l’autre, en tentant d’inventer des espaces de coopération technoscientifiques, où puissent circuler les savoir-faires, les usages et l’expertise entre activistes des médias et des réseaux.

« Être acteur de notre propre communication » ne saurait se limiter uniquement a avoir accès à des ressources gratuites ou peu coûteuses, et encore moins à consommer du service alternatif produit par d’autres : c’est surtout acquérir l’autonomie de communiquer, tant au niveau matériel que cognitif, justement dans cette hybridation de désir politique et de savoir-faire technoscientifique. Une autonomie qui passe forcement par une réduction de la séparation entre l’expert et l’utilisateur, justement par la diffusion de l’expertise.

C’est en ce sens que nous avons toujours essayé d’associer l’accès aux "services" hébergés sur samizdat.net d’un minimum de coopération et d’échange technoscientifiques, de façon à donner à chacun un maximum d’autonomie dans l’utilisation des différents dispositifs. A quoi pourrait bien servir d’équiper un collectif avec une liste électronique ou un site Web s’il ne se trouve personne parmi ses membres pour s’en occuper ? Cette démarche a donc pu prendre la forme de séances de formations (principalement autour du système de publication sur le Web Spip ou du gestionnaire de listes électroniques Sympa), d’ateliers comme au cours des rencontres d’activistes des médias de type Zelig (2000, 2001) ou MetallosMedialab (2003), ou encore l’ouverture d’espaces électroniques thématiques dédiés à l’entraide entre utilisateurs comme avec la liste admin-list qui concerne les administrateurs de listes hébergées sur samizdat.net.

Dans chacun de ces moments nous essayons ainsi de privilégier un principe d’échange -et non simplement de transmission -, qui peut devenir coopération effective lorsqu’il s’agit, par exemple, de produire de la documentation, ou de monter un dispositif de communication à l’occasion d’une mobilisation particulière (contre sommet de Gênes en 2001 ou Evian en 2003) ou d’un projet précis (projet de portail vidéo autour du MetalosMedialab).

Ainsi nombre des "mode d’emplois" que nous avons mis en place à l’usage des utilisateurs de samizdat.net, sont le fruit d’un savant cut-up entre de la documentation existante sur le logiciel libre, des éléments issus de notre propre expérience et des échanges avec ces utilisateurs, et parfois même des échanges entre eux. Un mode de "rédaction" de la documentation que l’on retrouve dans de nombreuses communautés d’utilisateurs de logiciels libres et de groupes d’utilisateurs de Linux (LUG).

De fait, dans ce processus, la coopération entre "utilisateurs", activistes manipulant un certains niveau de technicité et "geek" s’intéressant aux usages alternatif de l’informatique et des réseaux, la transmission de savoirs devient aussi - par nécessité pourrait-on dire - production de savoir, de savoir transmissible, de savoir immédiatement réinvestis dans des pratiques politiques et communicatives. Partis d’une simple utilisation de dispositifs logiciels disponibles - tant du côté "client" que serveur - à des fins politiques, nous en sommes venus à intégrer la question des savoir-faires nécessaires à leur utilisation, mais aussi la nature même de ces logiciels à notre réflexion et à notre pratique politique.

Un processus qui ne consiste pas uniquement à intégrer des thématiques technoscientifiques à une politique de la communication, mais qui se nourrit des éléments de pratiques alternatives dont l’une comme l’autre ils sont porteuses. C’est notre conception même de la communication alternative qui subit une mutation politique : elle s’attache plus seulement au principe d’un prima de la diffusion d’un contenu "différent" (par son positionnement politique et/ou idéologique), mais de contenus produits différemment, avec des outils différent, et comme autant d’éléments d’un savoir libre.

Car, outre d’avoir appris à utiliser des logiciels, le "libre" nous a aussi appris l’importance de préserver la liberté de ceux-ci, tout autant que le savoir faire qu’ils impliquent. La production d’un savoir autonome, en tant qu’utilisateurs, d’une intelligence des usages, d’une expertise diffuse et disponible, sont des enjeux inséparable de la mise en place de dispositifs de communication fondés sur du logiciel libre. et dont l’aboutissement est bien de produire un savoir qui n’appartient à personne puisqu’il est la production de tous.

Notre expérience, comme celle des Hacklabs ou de nombreux groupes mediactivistes, ne suffisent sans doute pas à définir en soit une politique des savoirs, elle sont par contre une contribution pratique à la définition d’une expertise des usages alternatifs, d’une expertise qui vit autant dans la production de textes politiques que dans la rédaction de manuels, d’une expertise qui se réalise à chaque fois qu’un dispositif d’information et de communication se constitue de façon autonome, hors du rapport de consommation et hors des séparations entre technique et politique, entre spécialistes et usagers, entre forme et contenu, entre sens et subjectivité.

Aris Papathéodorou

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