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Peut-on civiliser les drogues ? De la guerre à la drogue à la réduction des risques

Anne Coppel, La découverte, 2002

janvier 2003

En septembre 2002, Les éditions La découverte ont publié " Peut-on
civiliser les drogues ? De la guerre à la drogue à la réduction des
risques ". Sociologue, son auteure, Anne Coppel, a également écrit " Le
Dragon domestique " avec Christian Bachmann (Albin Michel, 1989).

" Peut-on civiliser les drogues ? "
De la guerre à la négociation : encore un effort

" Est-ce qu’on est " pour " ou " contre » la drogue ? " Ainsi commence et
recommence sans cesse ce débat, débat que tout le monde croit connaître a
priori, ces questions qu’on n’aurait pas besoin de penser, comme celle de
la prostitution, ou du travail des enfants : il suffirait d’être contre.
Tout le monde saurait, par un bon sens formidable, disent-ils, par des
croyances faiseuses d’anges - et de morts, surtout, pendant trop longtemps.
Tout le monde saurait qu’il faut mener une guerre contre la drogue, toxique
et aliénante. Une guerre pour l’humanité.
Et pourtant. Rien de moins évident, de plus " constructible ", de plus
négociable que l’histoire des drogues. Rien de plus idéologique non plus.
Mais sa négociation, sa re-pensée collective, ne cesse de reprendre chaque
jour le chemin des écoliers. depuis le début du 20e siècle. Il aura fallu
les années 90, les terribles années " sida ", pour qu’un glissement,
d’abord insensible, puis finalement de l’ordre d’une véritable révolution
culturelle, s’opère.
C’est cette mutation, toujours fragile, toujours non-finie dont parle Anne
Coppel dans son dernier livre. Une mutation qui n’a pu exister qu’en
sortant la drogue du diable (souffrance ou perversion) et de la pureté
(abstinence), pour lui rendre sa réalité.

" Personne ne peut être pour la maladie ou la déchéance, mais qui peut être
pour l’augmentation des risques ? " telle est la réponse, la seule, qui,
explique Anne Coppel, stoppa l’hémorragie de discours moraux et permit un
tournant politique enfin en phase avec la réalité.
Mais de ces actes politiques - seringues en vente libre, produits de
substitution,. - et de ces vies sauvegardées, est née également une autre
représentation, parfaitement impensable auparavant, de ces mêmes drogués :
ils étaient capables d’être responsables de leur santé, ils ne voulaient
pas souffrir ni se suicider, ils voulaient vivre et se protégeaient. quand
ils ne devenaient pas des leaders associatifs (cf. l’association ASUD
" Auto support des Usagers de Drogues ") : ils pouvaient être citoyens. On
était sorti, crut-on, de la victimisation, de l’impossible action, du soin
admis seulement après abstinence (après " libération " des dépendances). On
était entré, semblait-il, dans une ère où informer, soigner et prendre en
considération les usagers de drogues était la solution non seulement
humainement convenable, mais efficace, jusqu’à en être admise par les
" ennemis " traditionnels des drogués : des institutions sanitaires aux
moralistes de droite comme de gauche.
Mais rien n’est si simple en douce France, où l’on noie trop souvent les
réalités sous des croyances en forme de berceuses. Ainsi, dix ans plus
tard, endormis que nous étions sur cette politique de réduction des risques - qui a quand même permis " une réduction de 80% des overdoses mortelles " -, on n’a pas vu qu’il y avait toujours des usagers de drogues en prison et
qu’une grande part du travail restait à faire. " La réduction des risques a
démontré que la mortalité n’était pas due au comportement autodestructeur
des toxicomanes ; [qu’] elle était d’abord la conséquence de la façon dont
ils étaient traités, [que] les usagers de drogues ne tenaient pas tant que
ça à mourir ". Et pourtant, on s’était arrêté sur la route.
Parce que la réduction des risques est tout sauf une institution ou,
autrement dit, une fin en soi. C’est une histoire en train de se faire.
Parce qu’elle nécessite tout ce que notre jacobinisme peine tant à
entendre : de l’expérimentation locale et de la négociation avec tous, de
la police à l’habitant en passant par le cracker de rue. Une de ces
réformes radicales qui nécessite un changement de prisme à 180° sans quoi
il ne se passe rien. Voilà ce que retrace ce livre. Au risque d’en choquer
certains : à la différence de l’antiprohibitionnisme, clef finale à
laquelle chaque disciple aspire et qui reste immuable, la réduction des
risques est un processus mouvant, une démarche constante et éphémère. Là où
l’imagination, l’accord, la reconstruction collective est à refaire à
chaque instant. Mais en prenant à chaque étape des mesures systématiques,
intégrées et transversales. De ces mesures qui coûtent de l’argent.

Ce qu’a voulu raconter, je crois, Anne Coppel, sociologue engagée depuis
bientôt trente ans sur ce terrain, c’est qu’en perdant un dogme, elle y
avait gagné une aventure. " Etre favorable à la réduction des risques,
c’est reconnaître qu’il n’y a pas de solution simple, que ce soit dû à la
nature même des produits ou aux conséquences du système prohibitionniste.
C’est accepter d’entrer dans une démarche de changement qui est aussi une
démarche de négociation entre des logiques contradictoires ", explique-t-
elle. Mais là encore, " dans ce domaine, l’expérience montre que les
opinions ne se changent pas par la magie du raisonnement ; elles changent
dans l’engagement dans d’autres façons de faire. " Comment sinon allier les
logiques et intérêts de riverains qui veulent le calme, de parents qui ont
peur pour leurs enfants, les logiques de santé publique, les velléités de
libertés, d’expérimentations des usagers de drogues ? Au fond, fait
remarquer Anne Coppel, ceux qui ont le plus intérêt à cette démarche sont
les usagers de drogues eux-même. Même si, finalement c’est une forme de
contrôle social - mot honni par eux et seuil infranchissable - y compris
par les psychiatres chargés de les " soigner " - pendant bien longtemps.
Car " l’expérimentation des stratégies de réduction des risques est une
alternative à la répression : elle est aussi une condition de la
consommation de drogues elle-même. " La capacité d’autocontrôle doit en
effet pouvoir s’appuyer sur différentes formes de régulations - comme les
produits de substitution aux opiacés, voir l’héroïne médicalisée - quand
l’usage devient difficilement contrôlable.
Plus concrètement encore - et ce livre est très concret - , l’auteure
conclue, comme en clin d’ ?il à nos petits hommes verts en crise : " En
Europe, ce sont les élus locaux qui se sont emparés de cette tâche : ils
devaient résoudre très concrètement la question de la coexistence des
usagers de drogues et de leur environnement. Les élus français sont
nettement désavantagés : il faudrait qu’ils acceptent de se charger d’une
mission supplémentaire dont ils n’ont pas les leviers. Rien, toutefois, ne
les empêche de s’en saisir. Il est d’autres domaines dans lesquels ils se
sont investis volontairement, les contrats locaux de sécurité par exemple.
(.) ".

Une petite remarque enfin : ce livre se lit comme un roman ; pas un roman
noir mais un polar peut-être. A moins qu’il ne s’agisse d’une science
fiction. je ne le crois pas. Histoire personnelle de celle qui fut à
l’initiative du collectif " Limiter la casse " à la racine du mouvement de
réduction des risques, histoire collective d’usagers de drogues et de
politiques enfin, histoire qui ne demande qu’à continuer. Pour entrer dans
la nouvelle planète des usagers de drogues des années 2000 : " l’ère des
psychotropes, drogues de synthèse, cocaïne ou crack. La sagesse serait de
s’en préoccuper. "