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Extrême droite et mondialisation. Vraies solidarités contre faux semblants

janvier 2003, par Pierre Tartakovski

Depuis quelques années, le Front national développe une critique du
« mondialisme » qui rappelle parfois celle que portent les mouvement
« altermondialisation ». Cette similitude entre les termes recèle un
véritable problème pour les acteurs critiques d’un monde inégal. Pierre
Tartakovski, membre fondateur et ancien dirigeant d’Attac, syndicaliste et
journaliste, passe en revue le programme du FN pour saisir ce qui sépare
les deux approches. Un travail plus que jamais nécessaire. Entre la défense
des nations et celle des droits pour tous, le clivage n’apparaît pas
forcément dans les mots utilisés.

« Nous refusons tout gendarme du monde » ; « c’est la division
internationale du travail et l’application du modèle uniforme de
développement industriel agricole intensif ou monocultural, qui a
déstructuré les sociétés africaines ou orientales, créé et avivé les
pressions migratoires. » ; « la recherche du moindre coût et de la
productivité entraîne les délocalisations. » ; « l’environnement et ses
équilibres sont également victimes d’un développement économique
indifférent. »
Ces citations ne sont pas extraites d’un tract d’Attac ou d’une association
de solidarité avec le Sud ; elles sont puisées au programme du Front
national et donnent la mesure de l’OPA lancée dans les dernières années
sur les thématiques du mouvement altermondialiste.
Cet affichage connivent s’enracine dans une double réalité. La première
participe d’une stratégie d’amalgame, classique à l’extrême droite, pour
qui toute critique du ou des pouvoirs établis peut être récupérée. La
seconde c’est la véritable nature du Front, résolument « antimondialiste »,
sur des bases qui lui sont propres.
Alors que l’extrême droite - dans sa diversité d’expression - apparaît
comme une force montante en Europe, il n’est sans doute pas inutile de
revenir sur ce qui fait différence entre ses position s et celles des
forces démocratiques critiques de la mondialisation libérale. Une lecture
attentive du programme du Front, dont les citations qui suivent sont
extraites, s’avère extrêmement instructive à cet égard.

Une vision purement nationale

La vision du monde développée par le Front est d’abord et avant tout une
vision nationale. Alors que des mouvements comme Attac, Greenpeace, les
Amis de la terre ou les associations de développement envisagent la planète
comme une et finie, que les problèmes auxquels elle se confronte sont
globaux et interconnectés, appelant des solutions globales et solidaires,
le Front ne s’identifie qu’au travers de la nation, une nation éternelle et
identifiée par sa victoire face à l’ennemi . Ce message est sans
ambiguïté : « Nous n’avons qu’une vocation : servir la France pour rester
Français. Nous n’avons qu’une politique : la grandeur du Pays. Nous n’avons
qu’un idéal : le salut de la patrie. » Cette triple affirmation conduit à
une quatrième qui la résume : « La voie nationale est désormais la seule
possible. »
Pour être bien clair, cette voie est opposée à deux « illusions »,
renvoyées dos à dos dans une même condamnation : les « utopies socialistes
ou libre-échangistes » ; elle permet également d’identifier la nature des
difficultés que connaît la France : « la perte de l’indépendance et de la
souveraineté, le chômage et la baisse des salaires et des revenus, l’excès
des charges et des impôts, l’immigration galopante, la dénatalité et la
ruine des familles, la disparition de la paix civile. »
Cette approche strictement nationale se décline sur tous les plans. Dans le
domaine des libertés, elle nie l’existence de droits transnationaux ou
universels : « la Nation est, pour tous les Français, le cadre naturel de
leurs libertés et de leur souveraineté. » A partir de là, il devient
logique d’affirmer qu’il faut « libérer la France du carcan européen » et
assimiler toutes les conventions et traités internationaux comme des
« atteintes portées à leurs libertés et souveraineté » (des français, Ndr).
Cette vision de l’extérieur conditionne les priorités de l’intérieur : « Le
monde reste dangereux, nos armées, mieux équipées, mieux préparées aux
nouvelles menaces, se verront affecter chaque année 5 % du produit
national » et « la naturalisation sera acquise si l’étranger qui la
sollicite en est digne. »
Pour le Front, la réalité nationale s’enracine essentiellement dans l’état
de nature et elle doit continuer à s’y enraciner face à « l’idéologie
mondialiste » et à ses périls mortels : « La liquidation des frontières,
en dépit des apparences, renverse une des lois de la vie et de l’histoire.
Une nation a besoin de frontières, comme une maison a besoin de portes et
de fenêtres. Il peut être séduisant, pour exercer une emprise éphémère sur
une opinion désinformée, de prétendre le contraire. Mais quand l’invasion
est là, militaire (les occupants), économique (le libre-échangisme) ou
démographique (l’immigration), il est trop tard : le temps des épreuves et
des larmes est venu ».
Cette exaltation d’ une « nature », d’un « être » éternel et biologique
conduit à une affirmation soft d’un droit du sang : « La constitution des
sociétés politiques doit donc être ordonnée à un seul et même critère : la
continuité spirituelle et physique de la communauté nationale. Toute autre
considération, pour séduisante qu’elle soit, est à terme mortelle. »
Car fondamentalement, le monde, les « autres », l’autre, ne sont pas
« franco compatibles » et toute approche solidaire, transculturelle et/ou
universelle ne peut donc entraîner que des rejets ou des décès.

Un monde de pur rapport de forces

Dans ce cadre, qui nourrit une vision de « complot », les Etats-Unis sont
dénoncés comme chef d’orchestre d’un modèle déstabilisateur : « Leur
volonté d’instaurer un Nouvel Ordre Mondial remet en cause notre
indépendance nationale au moment où la société raciale et pluriculturelle
qu’ils prétendent imposer au monde comme modèle n’engendre que des échecs
sanglants : Bosnie, Kosovo, Rwanda, Afrique du sud, Proche Orient, Caucase,
Inde. » Mais cela vaut également pour le « super-Etat eurocratique qui a
été mis en place par les traités de Maastricht et d’Amsterdam. », et pour
tout ce qui abaisse la grandeur de la France.
Car la conception nationale portée par le Front est héroïque ; il ne s’agit
pas d’un pays mais DU pays, sans cesse trahi et abaissé, vendu à l’encan
par ses ennemis intérieurs ; ici, la nostalgie impériale apparaît sans
limites : « La France a abandonné les amis qu’elle avait dans le monde ;
elle a en revanche aidé ses ennemis ou ses concurrents (.) Au Proche-Orient
la France est totalement hors jeu (.) Cette politique de faiblesse nous
vaut le mépris du monde musulman (.) nous soutenons l’entrée de la Turquie
dans l’Union européenne, contre nos propres intérêts (.) Dans l’Afrique sub
saharienne, la décolonisation bâclée des années soixante a eu pour
conséquences dictatures tribalo-socialistes, guerres interethniques et
famines périodiques (.) Nous avons soutenu l’accession au pouvoir de Nelson
Mandela en Afrique du sud, puis son successeur, qui sont en train de ruiner
le pays en provoquant l’exode des blancs (.) Au même moment, il est vrai,
nous transférions à l’Union européenne notre souveraineté financière : mise
en place de la BCE, « indépendance » de la Banque de France , engagement
dans l’euro. » Bref, « les dirigeants français ont honte de la France » et
partout dans le monde, ils cèdent le terrain à « la ploutocratie marchande
anglo-saxonne. » Ploutocratie : de temps à autre, le Front ne résiste pas
au plaisir de reprendre les termes de l’extrême droite des années Trente ;
à l’époque l’usage de ce terme était très vite suivi de diatribes contre la
« juiverie et maçonnerie cosmopolite », « l’alliance obscène des
communistes de Moscou et des banquiers de Wall street ».
Que peut-on donc opposer à cette politique d’abaissement ? D’abord, une
identité millénaire : « La France, plus vieille nation du monde après la
Chine, incarne, pour tous les peuples du monde, le principe de la
souveraineté, donc de l’indépendance, faculté de choisir librement son
destin ». Et des alliances, soigneusement étalonnées : « Nos solidarités
internationales doivent être cependant hiérarchisées et subordonnées à nos
intérêts réels. Solidarité « de civilisation » avec les pays européens de
l’Ouest comme de l’Est, solidarité linguistique avec nos cousins québécois,
wallons ou valdôtains, solidarité spirituelle avec les Chrétiens du Liban
et les peuples victimes de l’oppression communiste, Chinois, Indochinois,
Cubains, Nord Coréens. »
Il s’agit bien pour le Front de s’enfermer dans ces alliances
préférentielles et bilatérales, en disqualifiant par là même toute approche
globale : « Dans ses relations internationales, la France préférera des
conventions entre Etats souverains aux accords multilatéraux généraux » ;
« Toute déclaration de l’assemblée générale des Nations-Unies, tout projet
d’accord multilatéral qui porterait atteinte à la souveraineté des Etats-
nations en général et de la France en particulier, quel qu’en soit l’objet
(économique, social, environnemental.), sera refusé. La France retirera son
concours au prétendu tribunal de La Haye et refusera son concours à la mise
en place de la future Cour pénale internationale. »

Un populisme fondamentalement libéral

Ce mélange permanent et parfois assez irrationnel de constats justes mais
conduisant à de véritables perversions de l’esprit, se retrouve dans le
domaine économique et social. L’affichage « socialement de gauche »
dissimule superficiellement une préférence libérale dont les termes sont
classiques et mêlent habilement critiques de gauche et options xénophobes.
D’abord et avant tout, l’Etat est évidemment dénoncé comme omnipotent :
« chez nous beaucoup plus qu’à l’étranger, l’Etat se substitue aux citoyens
et aux agents économiques pour dire à leur place ce qui leur convient. Il
restreint les libertés et paralyse les initiatives individuelles, sans que
soit démontré, tant s’en faut, qu’il est le mieux placé pour obtenir la
meilleure affectation des fonds ainsi prélevés. »
Dans la foulée, les entreprises publiques se voient stigmatisées pour
« pratiquer une politique d’embauche discriminatoire : des entreprises
aussi diverses que la SNCF ou la RATP, Aéroports de Paris ou la DCN
(direction des recrutements navals) pratiquent le « recrutement local »
préférentiellement étranger. »
La condamnation du libre échangisme ne sert qu’a avancer des propositions
libérales à cent pour cent, toujours accolées à l’affirmation de principe
d’une « préférence nationale », tout particulièrement dans le domaine
social. Ainsi sous couvert de « désétatiser » la France, le Front propose
le « repli de l’interventionnisme socio-économique » ; pour l’éducation, la
création d’un « chèque scolaire », mesure qui transforme l’éducation en
marché éducatif, dans lequel les individus sont laissé à leur libre arbitre
et. leur capacité d’achat. La formation professionnelle « sera rendue aux
professionnels », c’est-à-dire abandonnée aux entreprises ; la protection
sociale deviendra l’objet d’une « liberté de choix accrue », de même
d’ailleurs que l’âge du départ en retraite, façon particulièrement vicieuse
de soutenir les assurances et fonds de pensions tout en allongeant de fait
la durée du travail .
Tout naturellement, la régression sociale du Front s’avère profondément
patriarcale ; au travers d’une impressionnante série de mesures, le FN
incite les femmes à retourner à la maison et à y rester. A quoi s’ajoutent
l’interdiction de l’IVG, l’abrogation du PACS, un revenu maternel égal à
1,5 fois le SMIC. Favorable à la flexibilité du temps de travail, le Front
ne mentionne jamais les profits des entreprises ; il attribue le bas niveau
salarial à la concurrence des pays du Tiers monde (alors que la France est
excédentaire vis a vis de la plupart de ces pays). Toutes ces propositions
– ce rappel n’en est pas exhaustif - s’inscrivent bien dans une conception
libérale classique, rehaussée d’une démagogie sans vergogne, au service
d’une haine sourde de l’autre.
On mesure, à parcourir ces citations à quel point la vision du monde
développée par le Front est aux antipodes de celles des forces qui se sont
rencontré à Porto Alegre ou à Florence pour affirmer la possibilité d’un
« autre monde ». Là où le Front prône le repli national, les alliances de
cousinage et le refus de toute approche globale, les acteurs critiques de
la mondialisation libérale mettent au contraire en avant la perspective
d’un développement solidaire et durable, fraternel au sens ou il affirme
une communauté de destin entre les composantes diverses de l’humanité. Loin
de tout repli frileux et sectaire, cela passe par la transnationalisation
des droits et des avancées sociales, une solidarité internationale basée
sur des principes démocratiques, bref une approche mondiale des problèmes
planétaire, approche enracinée dans les réalités sociales des populations,
dans l’affirmation d’une économie mise au service de l’humanité.