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Pour une gouvernance mondiale légitime, efficace et démocratique

janvier 2003, par Pierre Calame

Si tout le monde ou presque s’accorde sur la nécessité de nouveaux modes de
régulation au niveau mondial, beaucoup doutent encore de la possibilité
d’une "gouvernance mondiale" et de sa pertinence à un niveau où ne
régneraient que des flux économiques déterritorialisés et des rapports de
force plus ou moins guerriers. Mais n’est-ce pas se condamner à une sorte
de gouvernance mondiale négative, prompte à se retourner en son contraire,
la violence et la contrainte ? C’est dans cet esprit que Pierre Calame,
directeur de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’homme,
a coordonné un travail collectif d’élaboration de propositions sur la
gouvernance mondiale, dont il rend compte ici.

L’accord est général pour constater les graves défaillances qui affectent
aujourd’hui les relations internationales. Le fossé s’accroît de jour en
jour entre les interdépendances qui relient, de fait, les peuples du monde
entier et les mécanismes de droit censés organiser les relations
internationales. Le village global est sans règle, sans cohésion, sans
redistribution des ressources et sans justice. D’où la présomption, ou la
crainte, qu’il n’existe qu’au bénéfice des plus puissants de ses membres.

L’interdépendance entre l’humanité et la biosphère prend elle aussi de jour
en jour une évidence et une importance plus considérables. L’humanité est
en situation de rompre les équilibres fragiles dont dépend la vie sur la
terre et sans doute cette rupture est-elle déjà opérée. Malgré la gravité
de la situation et le foisonnement des conférences internationales et des
discours, aucun dispositif de régulation efficace à la hauteur des enjeux
n’a vu le jour. Les relations entre Etats se révèlent incapables de
déboucher sur les stratégies courageuses et de long terme que la situation
exigerait.

Après la Seconde guerre mondiale, le traumatisme avait été tel que chacun
avait pris conscience d’un monde radicalement changé, appelant de nouveaux
systèmes institutionnels. C’est dans ce cadre qu’a commencé à se construire
ce qui allait devenir l’Union Européenne et que se sont mises en place les
institutions des Nations Unies. C’est ce souffle créateur et réformateur
qu’il est urgent de retrouver.

La difficulté, depuis cinquante ans, est précisément que le monde a changé
à une vitesse considérable, bouleversant le contexte dans lequel les
institutions internationales avaient pris naissance, sans que des drames de
caractère global ne suscitent un sursaut équivalent à celui d’il y a
cinquante ans. Les signes avant-coureurs, pourtant, ne manquent pas. Le
dernier en date est le terrorisme international qui a frappé les Etats-Unis
et rappelle les liens entre injustice, trafic d’armes, drogue et
financement du terrorisme.

Les grands groupes économiques transnationaux, seuls acteurs à l’échelle
des nouvelles réalités par leur taille et par leurs moyens humains,
techniques et financiers, occupent de ce fait une position dominante. Leur
puissance même confère à ces grands groupes économiques des responsabilités
nouvelles qu’ils n’ont ni la vocation, ni souvent le désir, d’assumer et
ils ne sont soumis à l’échelle mondiale ni à des règles, ni à des
contrôles.

Les agences des Nations Unies ont été conçues chacune pour traiter de façon
multilatérale, par le dialogue entre Etats, une certaine catégorie de
problèmes. L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), par exemple, très
bien adaptée pour aider les nouveaux pays indépendants à mener des
campagnes de vaccination massive, perd beaucoup de sa pertinence quand
chaque pays dispose de ses propres compétences techniques, quand la scène
est dominée par de grands acteurs économiques transnationaux, notamment
dans le domaine de la pharmacie, et quand des défis comme le SIDA ou même
le retour en force de maladies de la pauvreté, comme le paludisme, obligent
à penser simultanément en termes économiques, culturels, médicaux et
politiques. Dans ce nouveau contexte, l’OMS pourrait être un espace
essentiel de réflexion sur les politiques de santé publique, mais cela
supposerait une indépendance de parole qui n’existe pas.

Le risque des institutions à dominante sectorielle est aussi, à tout
niveau, de s’appuyer sur des corps techniques qui se dotent de leurs
propres références et raisonnent en vase clos. On peut observer cette
logique aussi bien avec la "communauté des brevets" qui promeut la
brevetisation du vivant, que pour les instances qui contrôlent l’énergie
nucléaire. Cette approche sectorielle est d’autant plus dangereuse que les
communautés d’experts sont, dans tous les domaines techniques et juridiques
complexes, de plus en plus dominées par les grands groupes économiques qui
financent la recherche-développement.

Les institutions financières internationales illustrent la difficulté à
s’adapter au changement de contexte sans réforme profonde du mandat et de
l’organisation. Par exemple, Banque Mondiale et FMI étaient au départ des
outils de régulation propres aux grands Etats de l’époque : la première
pour financer la reconstruction dans des pays qui disposaient d’Etats de
droits structurés et établis de longue date, le second pour préserver la
stabilité entre les grandes monnaies. Cinquante ans après, ils sont devenus
des outils d’action des pays riches sur les pays pauvres.

Même difficulté pour le GATT (Accord Général sur les Tarifs douaniers et le
Commerce), devenu l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Ce qui était
un accord contractuel entre les parties prend une telle importance que sa
nature devrait changer : il n’est plus seulement greffier d’un accord entre
des parties de force équivalente, il devient véritablement producteur du
droit international mais sans apporter les conditions d’équité d’un tel
droit.

L’Organisation des Nations Unies (ONU) elle-même s’est trouvée dépassée par
ce changement de contexte. Quand elle a commencé avec moins de quarante
pays, une Assemblée Générale de ces pays, selon le principe "un Etat une
voix", pouvait avoir un sens. Avec plus de deux cents pays, aussi
hétérogènes par leur taille et leur richesse que les Etats-Unis et le Népal
et, pour la plupart d’entre eux, infiniment plus faibles que les grands
acteurs économiques, sans maîtrise suffisante du maquis des règles
internationales et sans expertise technique indépendante, l’Assemblée
Générale a perdu toute capacité réelle d’influence. De ce fait, ce sont les
instances d’action ou de concertation des pays riches qui occupent le
devant de la scène.

Le dispositif de sécurité, quant à lui, était conçu pour des situations
d’agression d’un pays contre un autre, donc dans des situations d’atteinte
à la souveraineté. Il est inefficace face aux conflits les plus meurtriers
de notre époque, qui sont internes aux Etats nationaux et touchent avant
tout des populations civiles. Le droit d’ingérence a progressé ces
dernières années, mais à l’aval des conflits et sans pensée globale. Ainsi
l’intervention internationale humanitaire, en pratique faux nez des Etats
(plus de la moitié du financement des organisations non gouvernementales
humanitaires est public), permet aux opinions publiques de se donner bonne
conscience, alors même que les analystes s’accordent à penser que cette
intervention entretient plutôt, en pratique, l’effort de guerre.

Les modes de régulation actuels ne confèrent pas à la gouvernance mondiale une réelle légitimité

L’équité est l’une des conditions majeures de la gouvernance. Celle-ci se
définit notamment comme la possibilité pour les plus faibles de faire
prévaloir leur point de vue face aux plus puissants. Malheureusement, le
système international actuel n’est pas équitable.

La première dissymétrie concerne l’établissement des agendas. Seul l’agenda
des pays riches est pris en compte de façon effective, les pays les plus
pauvres se réfugiant dans des délibérations sans portée réelle. Tant que ce
qu’il est acceptable ou non de négocier est fixé par les seuls pays riches
(par exemple la circulation des biens oui, la circulation des personnes non
 ; les modalités de développement des pays pauvres oui, la remise en cause
du mode de vie des pays riches, non, etc.), la gouvernance mondiale et les
contraintes qui en découlent ne seront acceptées par tous les autres que du
bout des lèvres.

La seconde dissymétrie se manifeste entre acteurs. Ainsi, dans le domaine
de l’énergie, les systèmes énergétiques et les négociations internationales
sont dominées par des entreprises, aussi bien publiques que privées, de
production de l’énergie, internationales et puissantes. Elles promeuvent
des politiques d’offre au détriment d’une mission de service à la
collectivité. L’augmentation massive de la production et de la consommation
depuis cinquante ans ayant beau ne pas s’être traduite par la fourniture
élémentaire d’énergie pour tous, c’est le même discours qui se perpétue lui-
même au détriment de la justice sociale et de la préservation des
ressources naturelles.

La troisième dissymétrie se manifeste au niveau de la maîtrise des systèmes
d’information. Cette maîtrise contribue à délimiter les domaines où une
régulation internationale est préconisée ou imposée. La drogue offre un
très bon exemple de contrôle ou de manipulation de l’information et de ses
conséquences. La drogue est extraite essentiellement de produits agricoles
du Sud, contrairement au tabac ou à l’alcool. Or, les pays riches et
surtout les Etats-Unis ont imposé dans le monde entier la prohibition de la
drogue, "produit des autres", mais pas celle du tabac et de l’alcool,
infiniment plus dangereux pour la santé mais "produits domestiques".
L’expérience montre l’extrême difficulté à construire et faire cheminer une
information plus impartiale sur ce sujet, certains médias eux-mêmes étant
souvent dépendants des sources d’information en provenance des institutions
officielles.

Enfin, la quatrième dissymétrie se manifeste par l’inégalité de traitement
selon qu’un pays est puissant ou non. La "guerre propre", qui n’est propre
que pour ceux qui sont du côté des armes techniques, a réveillé par son
discours même une dissymétrie terrifiante entre le poids et la valeur des
mots selon le côté duquel ils se trouvent. De manière apparemment moins
dramatique mais avec des conséquences à terme aussi désastreuses pour
l’idée même de gouvernance mondiale, le fait que le FMI et la Banque
Mondiale imposent aux pays pauvres des disciplines macro-économiques que
leurs pays actionnaires ne s’imposent pas à eux-mêmes crée un profond
sentiment d’injustice.

La gouvernance mondiale ne peut plus reposer sur la fiction de relations entre Etats souverains

Les indépendances se sont construites en multipliant des Etats présumés
souverains, et sur la base d’un modèle hérité de l’Europe du XVIIe siècle.
Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a été de ce fait assimilé à
l’idée de droit à un territoire exclusif. Sans parler de l’impuissance à
laquelle la multiplication des Etats condamnait l’ONU, cette utopie a
préparé la multiplication des conflits internes aux Etats. Sur la plupart
des territoires cohabite en effet une mosaïque de peuples et cette
diversité de chaque communauté descend bien souvent à l’échelle du village,
du quartier. Affirmer qu’un seul niveau de pouvoir est important, celui de
l’Etat, ne peut conduire de ce fait qu’à la multiplication des conflits
internes à chaque Etat. La seule réponse possible est à la fois
conceptuelle et culturelle. Conceptuelle : toute gouvernance, à quelque
échelle qu’elle soit, doit assurer à la fois l’unité et la diversité de la
communauté. Culturelle : ce qui garantit la sécurité d’un pays, ce n’est
pas son homogénéité, c’est l’apprentissage d’une culture de paix, c’est-à-
dire de la gestion pacifique des différends.

La fiction des Etats souverains a renforcé une représentation du monde où
s’affrontaient avant tout des intérêts nationaux. Là où il fallait voir
dans les Etats nationaux un espace où se confronte une multitude d’intérêts
contradictoires, on n’a voulu voir que de pseudo communautés homogènes,
unies par un intérêt commun, s’affrontant à l’intérêt des autres.

C’est cette conception de l’Etat, son adéquation à la réalité du monde
d’aujourd’hui, qui est en cause. Non pas que l’Etat national soit appelé,
dans l’avenir, à ne plus jouer un rôle majeur. Au contraire, il continuera
à incarner le destin collectif des peuples, il restera certainement le
niveau principal de construction de la cohésion sociale, de délivrance des
services publics, de l’exercice du droit et de la justice, de
redistribution et de solidarité. Mais un Etat conçu sur d’autres bases
comme un niveau, certes essentiel, de la gouvernance, mais un niveau parmi
d’autres, articulé aux autres.

Pour oser une image, dans une gouvernance formée de briques étatiques, non
seulement l’architecture se révèle obsolète, mais les briques elles-mêmes
sont friables. Beaucoup d’Etats, malheureusement, se sont révélés
inefficaces, corrompus et autoritaires. Trop longtemps, critiquer le
fonctionnement de l’Etat pour le réformer et le rendre plus fort était
assimilé à une prise de position anti-étatique. Or, renoncer à cette
réforme, c’était laisser le monopole de la réforme à ses adversaires ! Et,
de ce fait, jusqu’à une date récente, la vision de la "bonne gouvernance",
telle que promue par les institutions financières internationales, était
celle d’un Etat largement ouvert à l’internationalisation des marchés. Ce
biais dogmatique a contribué à déconsidérer le concept de gouvernance lui-
même, au moment où il est le plus nécessaire.

Une architecture nouvelle est nécessaire

La tentation du repli derrière des frontières nationales est illusoire. La
tragédie terroriste de New York et de Washington est là pour rappeler
qu’aucun pays, serait-il le plus puissant, ne peut plus rêver de revenir à
un ordre ancien. La planète est devenue, pour le meilleur et pour le pire,
notre maison commune, l’espace domestique d’une communauté mondiale qui
reste à inventer et construire.

Les adaptations à la marge des institutions actuelles ne sont pas à
l’échelle des problèmes. Casser ces institutions et les régulations déjà
existantes en raison de leurs insuffisances serait par contre un remède
pire que le mal. C’est donc au contraire à une re-fondation, à
l’élaboration d’une nouvelle architecture de la gouvernance mondiale que
nous sommes invités.

Voici les principaux axes que nous proposons pour cette refondation :

1. La "gouvernance mondiale" ne peut plus se réduire à des relations entre
Etats souverains. Il n’est pas possible de mettre en place à court terme un
gouvernement mondial démocratique élu au suffrage universel et il faut donc
inventer un système original, capable de prendre en charge les défis
complexes communs à l’humanité. Ce qui signifie de nouvelles régulations,
un nouveau droit, de nouvelles contraintes. Pour être acceptées par les
peuples, il faut que ces régulations soient légitimes à leurs yeux et, pour
cela, que leurs objectifs soient clairs, qu’elles s’imposent de la même
manière aux pays riches et aux pays pauvres, que tous les peuples
contribuent à les définir et les contrôler.

2. La "gouvernance mondiale" n’est plus un système "à part", fonctionnant
selon d’autres principes que les Etats ou les collectivités territoriales.
Tous les niveaux de gouvernance font partie d’un même édifice, doivent
reposer sur les mêmes principes. Leurs relations sont régies par le
principe de subsidiarité active.

3. La gouvernance mondiale a besoin de fondements communs : a) des
objectifs communs : le développement durable, la réduction des inégalités,
la paix ; b) un socle éthique commun : la Déclaration universelle des
droits de l’Homme et la Charte des responsabilités humaines. Sur ces bases,
on peut définir la hiérarchie des normes et règles s’imposant à tous les
domaines (commerce, environnement, santé, sécurité.), les grandes causes
mondiales auxquelles doivent coopérer les Etats et les institutions
multilatérales.

4. Pour sortir du système actuel de relations entre Etats nationaux, il
faut qu’émerge une communauté internationale consciente de son unité et de
sa diversité. Cette communauté ne se réduit pas à une coopération-
compétition entre "blocs". Repenser la gouvernance, c’est aussi repenser le
"contrat social" qui lie les différents milieux à l’ensemble de la société.
C’est pourquoi la communauté internationale doit se construire : a) par
l’émergence de communautés régionales sur le modèle de la Communauté
européenne ; b) par l’institution de "communautés collégiales"
internationales revendiquant des droits mais se reconnaissant des
responsabilités vis-à-vis des autres.

5. Le monde n’est pas une marchandise. La gouvernance mondiale fixe les
principes permettant de dire ce qui relève du commerce et ce qui n’en
relève pas. Doivent échapper à l’échange marchand : les biens publics
mondiaux, l’usage des ressources naturelles, les biens qui se multiplient
en se partageant, en particulier tout ce qui relève du partage des
connaissances et de l’expérience.

6. La gouvernance mondiale repose sur une nouvelle vision du monde où l’on
prête moins d’attention à l’activité et aux compétences de chacun qu’à
l’organisation des relations et aux modes de coopération entre niveaux de
gouvernance et entre acteurs publics et privés. Finie l’opposition stricte
entre acteurs publics qui gèrent l’intérêt public et acteurs privés qui
servent des intérêts privés. En particulier, un acteur privé dont
l’activité a un impact public assure de ce fait des responsabilités
publiques. C’est dans ce cadre que doivent se construire des relations
nouvelles entre les institutions mondiales et la société civile.

7. Pour qu’une communauté internationale émerge et que le gouvernement
mondial soit démocratique, il faut organiser la scène publique mondiale et
développer les débats citoyens. L’usage démocratique d’Internet peut y
contribuer puissamment. La société civile organisée constitue les contre-
pouvoirs nécessaires, en particulier en interpellant les gouvernements et
en contribuant à un audit permanent des institutions multilatérales.

8. Dans les politiques publiques internationales, il faut dissocier le
"pouvoir de proposition" dont le Secrétaire Général des Nations Unies aura
le monopole, sur le modèle de la Commission Européenne, et le "pouvoir de
décision" qui reviendra à une Assemblée des régions du monde, chaque
communauté régionale y étant représentée de façon équitable.


Extraits de Pour une gouvernance mondiale efficace, légitime et
démocratique
, Cahiers de propositions, n°7, éditions Charles Léopold Mayer,
2003