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Le dopage généralisé
mardi 1er mars 2011, par
Soyez en bonne santé : c’est un impératif martelé jusque sur des emballages de pruneaux d’Agen. Le discours thérapeutique omniprésent appelle à se dépasser, à être toujours dynamique, mobilisé, jeune, sportif et per-for-mant. Ce culte engendre exclusions et dépressions. Reprendre le contrôle de nos vies suppose de refuser cette course et de reconnaître les limites de son corps.
Dans le froid d’un mois de février, un jeune bellâtre maîtrise une vague verte déchaînée. Il fuse, souriant, dynamique, bronzé, athlétique. Pendant que des mines grisâtres sortent de la bouche d’un métro. « Surfer sur la vitalité tout l’hiver », ordonne l’affiche publicitaire. Buvez Nestlé, et vous péterez la santé.
Prescription indispensable dans notre société obnubilée par la croissance, le dopage s’est généralisé. Il s’est infiltré jusque sur les emballages des produits de consommation les plus ordinaires. Le lavage de cerveaux commence dès le saut du lit. « Pour être bien et de bonne humeur », prenez du Ricoré. Quand Tropicana vous promet un « réveil fruité des tropiques », Nestlé vous secoue : « Devenez du matin ! ». Prenez une barre « Gep up » ! Hors de question de paresser. Nous sommes exhortés à nous lever enthousiastes pour briller au travail, plein d’ardeur.
« Equipez votre corps »
Les barres de céréales comme les pruneaux d’Agen, « concentrés d’énergie », assurent vitalité et équilibre. Avec Gerblé, « rayonnez au quotidien ». Quelles tisanes s’injecter ? Jambes légères, ligne svelte, infusions bien-être, relaxation & anti-stress, pause vitalité, drainage et élimination ? Même l’eau doit fouetter notre corps : Isostar « high energy » ou « high protein » ; Powerade, « équipez votre corps » ; Vichy, « minérale et active » ; Vittel, « entretenir son capital osseux », « nettoyer votre corps », « recharger en minéraux ». « Avec un corps tout neuf, on voit la vie d’un œil neuf. »
Gel douche Inde stimulante
Impossible d’échapper à l’impératif de performance. Nous sommes poursuivis jusque sous la douche. Les cadres en marketing nous harcèlent de gels « vivifiant », « fortifiant », « énergie », ils promettent une douche tonifiante, euphorisante, régénérante. Avec Ushuaïa : « votre peau est stimulée », « vous vous sentez comme revigoré ». Un shampoing ultra-nutritif « dynamise », « apporte tonus, vitalité et brillance », et même « performance professionnelle ».
Après un rasage fulgurant, assuré par des Formule Un quatre lames, des Power fusion ou autres Mach 3 turbo, déboulent les après rasage « énergisant », « réveil express », « anti-fatigue, anti-cernes, anti-rides ». « Effet ultra-frais », comme un dentifrice « fraîcheur » et « haleine pure » qui entretient le « capital bucodentaire ». L’eau de Cologne, c’est plus que du parfum, c’est le « bien-être ». Un déodorant, c’est l’énergie, l’efficacité, le caractère sport. Pur ani-mâle. Mieux : team force, cool kick, pure game. En s’piquant inegliche on fait d’autant plus dynamique.
Les concepteurs de boissons dopantes en abusent sur toutes leurs doses hors de prix. Burn intense energy (avec des flammes sur la canette), Ginger energy (avec des flammes sur la canette), Energy drink... Monster energy khaos, Monster ripper, « de la taurine et de la caféine pour garder la patate ». Red bull « vivifie le corps et l’esprit ». Ce marché a proliféré ces dernières années, après le feu vert de l’Etat, qui n’a pas jugé utile d’interdire des produits nocifs pour la santé.
Quant aux vitrines des pharmacies, elles nous enjoignent de nous bouger. « des états grippaux vous empêchent d’avancer ? » (Sur l’affiche est représenté un homme fatigué, les yeux cernés, en pyjama près du lit). Prenez une pilule. Un rhume ? « Faites vite, Fervex », pour rester dans les starting blocks. Dépression ? Un cacheton. Vous vieillissez ? Achetez des tubes de crème. « Anti ride, anti tâche, anti relâchement : l’anti âge absolu. » « Huile prodigieuse : nourrit, répare, adoucit. » Kibio : « Crème intemporelle intense […] soin jeunesse absolue […] le bio défie enfin le temps. » Au rayon cosmétique, « silhouette amincie et retendue », « anti-vergetures », « anti-cellulite », « perfect slim »...
Contre le culte de la performance
Ces injonctions permanentes, nichées partout, nous appellent à être toujours plus puissants, performants et mobilisés. Souriants, en bonne santé, jamais défaillants, jamais fatigués. Le moindre shampoing nous est vendu comme une substance providentielle, qui améliorera nos capacités physiques. Dans un contexte de concurrence généralisée, nous sommes condamnés à foncer, quitte à se défoncer.
Exhortés à dépasser nos limites physiques, nous devons nous conformer à un modèle surhumain. Ce culte de la performance [1] exalte plus qu’un corps jeune : un corps mutant, beau, sportif, dynamique, décérébré, imberbe, gagneur, robot sans défaut, parfaitement lissé sur Photoshop. Cette idéologie méprise et exclut les trop ridés, les trop bedonnants, les trop lents. Tous des ratés. Elle inculque la détestation de soi, répand le sentiment d’impuissance et d’échec, et donc la dépression [2].
Accepter la fatigue et la maladie devient alors subversif [3]. S’arrêter quand on est malade, dormir quand on est fatigué, se traîner au lieu de se bourrer de pilules et de vitamines, c’est refuser d’être une petite fourmi travailleuse hyperactive. C’est s’opposer à l’exigence de productivité insatiable, revendiquer son inadaptation. C’est reprendre le contrôle de nos vie.
Pierre Thiesset
La convalescence selon Jérôme K. Jérôme
Loin de la course à la performance, voici comment Jérôme K. Jérôme, écrivain anglais adepte de la paresse, conçoit la convalescence offerte par la maladie :
« Je me dépeignais un séjour idyllique – quatre semaines de dolce far niente avec un soupçon de maladie. Point trop, juste ce qu’il faut – suffisamment pour conférer à la chose un parfum de souffrance et la rendre poétique. Je me lèverais tard, siroterais du chocolat, et prendrais mon petit-déjeuner en robe de chambre et pantoufles. Je m’allongerais dehors dans un hamac, au jardin, et lirais un roman sentimental avec une fin mélancolique, jusqu’à ce que le livre tombe de ma main lasse, et je me reposerais là, à contempler rêveusement le bleu profond du firmament, regarder les nuages duveteux flottant comme des bateaux aux voiles blanches dans son immensité, écouter le chant joyeux des oiseaux et le bruissement des feuilles dans les arbres. Ou, lorsque je serais trop faible pour franchir les portes, je m’assiérais, soutenu par des oreillers, à une fenêtre ouverte sur la façade, au rez-de-chaussée, avec l’air dévasté et intéressant, si bien que toutes les jolies filles soupireront en passant. »
Jérôme K. Jérôme, De l’oisiveté, éditions Allia, 2001, pp. 7-8 (édition originale : Idle thoughts of an idle fellow, 1896).
[1] Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Calmann-Lévy, 1991.
[2] Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi, dépression et société, Odile Jacob, 2000.
[3] Tom Hodgkinson, How to bo idle, Penguin books, 2005.