Accueil > Les dossiers > De l’hiver-printemps 2011 à l’automne 2011, du n° 36 au 38 > N° 36 (hiver/printemps 11) / Crise sanitaire, la quatrième crise écologique > Contre la culpabilisation des malades
Contre la culpabilisation des malades
mardi 1er mars 2011, par
Ne pas fumer, ne pas boire, faire du sport, du yoga, avoir une alimentation saine et un mode de vie hygiénique : chacun doit se prendre en main pour être en bonne santé. Et quand il tombe malade, il ne doit s’en prendre qu’à lui-même. Mais les malades n’ont pas fait le choix d’être en mauvaise santé. A l’opposé de cette idéologie de la responsabilisation, une politique de santé émancipatrice devrait reconnaître l’expertise des patients et ne pas les réduire à de simples consommateurs de soins.
Hier victimes de la malchance, les malades sont aujourd’hui considérés comme responsables en grande partie de leur état de santé. S’ils sont malades c’est qu’ils ont manqué de prudence ou qu’ils n’ont certainement pas suivi les prescriptions des campagnes de prévention : ils ont fumé, bu, trop ou mal mangé, ont eu des relations sexuelles non protégées… la liste est longue. Leur irresponsabilité aurait un coût pour la société : fraudes à la carte Vitale, surconsommation de médicaments (et notamment de psychotropes) et d’examens médicaux très chers, ils sont, à en croire les responsables politiques en charge des questions de santé, coupables de tous les affres que traverse le système de soins et en premier lieu du déficit jugé abyssal de la Sécurité sociale.
Une biopolitique des corps [1]
Le discours de culpabilisation des malades n’est pas sans évoquer une forme de morale sanitaire [2] qui dépossède l’individu de son corps et de ses choix en l’incitant fortement à répondre aux injonctions sociales relayées par les campagnes de prévention. Soumis à une pression normative de plus en plus forte en matière de santé, nous sommes tous et toutes incités à adapter nos comportements, y compris ceux qui relèvent de la sphère la plus intime, de manière à nous placer du bon côté de la barrière.
Ainsi, nous assistons progressivement à une catégorisation des malades selon qu’ils sont jugés plus ou moins responsables de leur état de santé. Aux malades "in" sont opposés les malades "out", les premiers relevant encore du champ de la fatalité et donc dignes de notre compassion et d’une prise en charge par la société (Alzheimer, Parkinson, Leucémie…), les seconds responsables de ne pas avoir pu éviter par le "bon" comportement des maladies jugées connues et donc évitables (cancer du poumon, obésité, sida, etc.) Pour ces derniers, point de salut, ils ont fauté !
L’individu est désormais seul responsable de la gestion des risques qu’il est amené à courir tout au long de sa vie, y compris dans sa vie professionnelle. C’est cette idéologie de la responsabilité qui entraine aujourd’hui la remise en question de l’indépendance de la médecine professionnelle à une époque où elle est pourtant indispensable.
Cette forme de morale sanitaire pèse tout particulièrement sur les femmes. Aux injonctions sociales et médiatiques de se conformer aux canons de la beauté actuels (jeune, mince et rayonnante) s’ajoute la remise en question du droit à disposer librement de son corps. La fermeture de nombreux services pratiquant les IVG (Interruptions volontaires de grossesse) et la mise en difficulté récurrente du Planning familial montrent une régression inquiétante en matière de droits. Les pays voisins de la France témoignent d’ailleurs du très grand nombre de femmes qui viennent faire pratiquer un avortement chez eux faute de pouvoir le faire en France. Limiter l’accès à l’avortement et de manière plus générale à la planification familiale, c’est rentrer dans une logique pénalisante qui pointe la responsabilité des femmes et uniquement d’elles- car ce sont rarement les hommes qui en subissent les conséquences- et donc adopter une vision particulièrement moralisatrice de la question.
Si l’on n’y prend garde, cette posture de responsabilisation aboutira à faire entrer la maladie dans l’anormalité, en considérant qu’elle n’est plus une composante possible (et probable) de la vie. Cette illusion de toute puissance, révélée par de récentes études montrant notamment le très faible poids des comportements individuels dans les inégalités de santé [3], relative à des événements qui ne relèvent pourtant pas de choix individuels mais bien d’un certain nombre de déterminants extérieurs et notamment sociaux-environnementaux, est bien connu des pédagogues et des psychologues. Elle est attendrissante quand il s’agit de comportements d’enfants en phase de développement, elle est inquiétante quand elle devient le postulat qui fonde une politique de santé publique.
Piégés dans la boucle des inégalités
Les tenants d’une vision libérale de la santé voudraient nous faire croire que l’on a le choix de ne pas tomber malade, comme s’il suffisait d’affirmer sa volonté d’être en bonne santé pour que cette assertion se réalise dans un mouvement performatif.
Or, des études récentes ont pu révéler de façon indiscutable l’existence de très fortes inégalités du fait de l’origine sociale face à la mort, à la maladie, au handicap et à l’accès aux soins [4]. Les inégalités environnementales, sociales et de santé se répondent dans une boucle des inégalités. Elles sont à l’œuvre dans la dégradation du niveau de santé des individus subissant un cumul des facteurs de risque. Comment en effet rester en bonne santé quand on a une situation sociale et financière dégradée, quand on habite un logement insalubre, quand on travaille dans un environnement stressant ? L’individu malade est très souvent pris dans cette boucle qui le place face à des choix intenables : payer son loyer ou se soigner ?
La France appartient désormais aux pays de l’union européenne dans lesquels les inégalités de santé sont les plus fortes. On sait qu’en 2009, près de 10 millions de personnes ont renoncé au moins une fois à se soigner et 5 millions ne disposent d’aucune mutuelle ni assurance complémentaire. Les franchises d’une part, les déremboursements de médicaments d’autre part incitent les personnes disposant de faibles revenus à retarder leur visite chez le médecin ou l’achat de médicaments : ces retards de recours aux soins ont été multipliés par deux entre 2007 et 2009.
On est bien loin de la vision caricaturale du malade abusant du système…
Peser dans le débat politique
Les malades ne peuvent pas être considérés comme de simples consommateurs de soins. Ils ont montré qu’ils étaient en capacité de s’organiser, de (se) fédérer et de porter une parole publique sur leur maladie et sur ses conséquences. La lutte contre le sida est, à bien des égards, révélatrice de cette mobilisation qui, pour la première fois, a porté sur le devant de la scène la maladie comme fait politique, débattu dans l’espace public. Plus globalement, la maladie et la santé constituent un champ extrêmement dynamique en termes de mobilisation de la société civile.
En novembre dernier un collectif de malades orléanais, membres de l’association Ensemble pour une santé solidaire [5], a saisi la Halde (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité) pour argument de vente discriminatoire vis-à-vis des personnes malades. En cause, une campagne de promotion d’une nouvelle complémentaire des assurances Thélem dont le slogan "Pourquoi payer comme un malade quand je ne suis pas malade" a été jugé discriminatoire et anti-solidaire par le collectif. A la suite d’un rassemblement devant le siège social de Thélem Assurances au cours duquel l’association a déposé des centaines de boites vides de médicaments, la direction des assurances a supprimé la campagne de son site internet ainsi que les affiches présentes dans chacune des agences.
Toutefois, ces mobilisations, aussi efficaces et légitimes soient-elles, ne sont parvenues ni à rééquilibrer la relation soignant / soigné, ni à définir une politique générale cohérente. Elles demeurent catégorielles du fait de la dispersion des intérêts particuliers relatifs à chaque maladie et permettent rarement un dépassement vers l’intérêt général. Surtout elles ne sont pas relayées par des partis d’opposition qui se sont insuffisamment saisi de ces questions ces dernières années.
Comment les malades peuvent-ils intervenir dans le champ politique de façon efficace ? Dans un espace régi par le savoir médical et le discours scientifique, la place des usagers et des malades est une conquête incessante. Le fait que le soin, et plus généralement la santé, constitue une expérience digne d’intérêt n’est pas perçu par tous comme une évidence. Cela nécessite un travail institutionnel mais aussi personnel de la part de celles et de ceux qui, touchés par la maladie, sont en capacité d’investir leur expérience et d’en dégager un bénéfice pour eux et pour la société tout entière.
Le rôle des malades dans la cité
L’expertise des malades doit être reconnue, soutenue et prise en compte dans la définition d’une politique de santé. Il est tout d’abord essentiel de penser et mettre en œuvre le rééquilibrage de la relation patient / médecin. C’est ce que permet entre autres, l’éducation thérapeutique du patient, qui vise à lui transmettre, ainsi qu’à ses proches, une partie des connaissances et du savoir-faire médicaux, et qui reconnait l’importance de son savoir sur sa maladie. Cette approche qui a été définie par l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) à la fin des années 90 doit être étendue et renforcée.
Dans le même ordre d’idée, la formation des soignants doit davantage intégrer la prise en compte de toutes les dimensions (affectives, psychologiques, sociales) de leurs patients, le temps est révolu du "sachant" face au "patient". L’apprentissage pour les soignants de l’instauration d’un dialogue d’égal à égal avec leurs patients de même que la constitution de contre-pouvoirs à tous les niveaux de décision sont des préalables à la mise en place d’une politique de santé émancipatrice où chacun-e doit pouvoir opérer ses choix en connaissance de cause.
Politiquement il est essentiel que se constitue une véritable force de contestation qui dépasserait les intérêts de chaque groupe de patients. L’importance de la diversité des réponses associatives doit être réaffirmée, les démarches visant à mettre en place des réponses associatives dans le cadre de la santé communautaire doivent être soutenues
Alix Béranger
co-auteur de Nous ne sommes pas coupables d’être malades, Les petits matins, 2010, et co-animatrice du site uneautresante.fr
[1] Foucault, M. "La naissance de la médecine sociale", p. 207-228, in Dits et écrits, t. 2, Paris, Gallimard, 2001
[2] Cf. Moatti, J-P. & Perreti-Wattel, P. Le principe de prévention. Le culte de la santé et ses dérives, in La République des idées, Seuil, Paris, 2009
[3] Florence Jusot, Sandy Tubeuf et Alain Trannoy, Cahiers de la Chaire Santé n°8 – octobre 2010
[4] Christophe Niewiadomski et Pierre Aïach (dir), Lutter contre les inégalités sociales de santé. Politiques publiques et pratiques professionnelles, Presses de l’EHESP, Paris, 2008.