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Face à l’« agrocapitalisme », quelles alternatives ?
vendredi 16 juillet 2010, par
La crise agricole mondiale n’est pas le fait du hasard. Elle résulte de plusieurs décennies de politiques concordantes basées sur les dogmes néolibéraux et productivistes. Sa résolution impose de refuser le faux verdissement de cet « agrocapitalisme » qui ne vise qu’à faire perdurer un système intenable, mais de construire au contraire une « souveraineté alimentaire » basée sur les ressources et circuits locaux, non pas comme repli mais comme démarche ouverte et innovante.
L’agriculture en pleine crise
L’agriculture traverse une crise profonde, qui revêt des dimensions multiples. L’agriculture est tout d’abord victime de la crise écologique, et notamment climatique : les productions agricoles sont de plus en plus affectées par l’expansion des zones arides dans les régions subtropicales, un déplacement vers les pôles des zones productives, des accidents climatiques, la raréfaction de la ressource en eau et le relèvement du niveau des mers qui risque d’engloutir des territoires côtiers très fertiles. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) est formel : dans de nombreuses parties du globe, ces productions chuteront, ce qui risque de provoquer des crises alimentaires, sources potentielles de conflits et de migrations. Mais l’agriculture n’est pas seulement victime de la crise écologique. Le modèle industriel agricole en est aussi un des responsables : pollution par les engrais et pesticides, atteinte à la biodiversité et aux paysages, gaspillage et pollution des eaux, épuisement et salinisation des sols, déforestation... Rappelons ce pendant que ce modèle agricole industriel, aux multiples dégâts environnementaux, ne concerne qu’une minorité de paysans.
La crise agricole revêt également une dimension sociale, qui affecte un des droits humains les plus élémentaires, celui de se nourrir de façon suffisante et saine. Bien que l’on produise assez sur la planète pour nourrir la population mondiale, le nombre de personnes sous-nutries dépasse le milliard, soit près d’un habitant sur six, tandis qu’au Nord, les problèmes de malnutrition et notamment d’obésité ne font que s’accroître. La sous-nutrition augmente sans cesse depuis 1996 et concerne en majorité des ruraux des pays du Sud, qui n’ont pas les moyens de produire leur propre alimentation et souvent n’ont pas accès à la terre, ce qui montre le lien étroit entre sous-nutrition et développement agricole. Ainsi, l’ensemble des pays les moins avancés, qui étaient exportateurs nets de produits agricoles, sont aujourd’hui devenus des importateurs nets de ces produits, avec un déficit qui se creuse rapidement depuis la fin des années 80.
Au Nord, cette dimension sociale de la crise agricole concerne particulièrement l’emploi. Durant les soixante dernières années, le développement agricole a été axé autour de l’augmentation de la productivité du travail, le seul objectif étant d’épargner de la main d’œuvre, remplacée par du matériel et des intrants industriels. Or depuis les années 70, les ressources naturelles sont limitées, alors que le chômage s’accroît dans de nombreux pays et dépasse largement les 10 % de la population active. Ce modèle agricole industriel, qui appliqué à la France a fait diminuer la part des agriculteurs de 30 % à 3 %, est aujourd’hui appliqué à des pays d’Europe du Sud et de l’Est, avec une part d’agriculteurs qui dépasse souvent les 10, voire les 20 %, et de nombreuses petites exploitations qui assurent l’auto- ou la semi-subsistance des populations rurales et un rôle essentiel de « tampon social ».
Mais c’est une crise sans doute beaucoup plus profonde qui touche l’agriculture industrielle et qui interroge les notions de progrès et de modernisation. D’une part, le départ massif des paysans vers l’industrie, ainsi que la standardisation et la mécanisation à outrance des pratiques, ont favorisé la déconnexion entre agriculteurs et nature, de sorte que ceux-ci savent de moins en moins réfléchir en fonction des écosystèmes. D’autre part, les consommateurs perdent toute notion des conditions dans lesquelles sont produits nos aliments et une crise de confiance s’est développée au fur et à mesure des scandales sanitaires.
Face à cette crise profonde de l’agriculture, un rapport de l’Evaluation internationale des sciences et technologies agricoles au service du développement (EISTAD) insiste sur la nécessité de développer les circuits courts et l’agro-écologie en lien avec les connaissances locales des écosystèmes. Ces exigences environnementales nécessitent des connaissances fines, assurées dans des petites et moyennes exploitations paysannes et familiales exigeantes en travail et moins intensives en capital. Ce sont également ces exploitations qui créent des emplois dans des zones rurales souvent isolées et qui peuvent y ancrer les populations dans de meilleures conditions sociales, évitant ainsi l’accroissement des poches de pauvreté urbaines.
L’ « agrocapitalisme », à l’origine de la crise agricole
Le capitalisme peut être considéré comme un mouvement conjoint d’exploitation des ressources humaines et naturelles, au service de la rentabilité accrue du capital. Ce mouvement marque particulièrement l’agriculture depuis quelques dizaines d’années, à travers le néolibéralisme économique, le productivisme et de nouvelles formes d’hégémonie des pays riches et de leurs grands détenteurs de capitaux. Un mouvement résumé ici sous le terme d’ « agrocapitalisme ».
Depuis quinze ans, sous l’égide de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), les régulations publiques des marchés agricoles internationaux ont peu à peu été démantelées. Cette libéralisation a été accentuée par les programmes d’ajustement structurel du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale mis en place dès les années 80. Sous la pression du remboursement de leur dette, les pays pauvres ont été conduits à abaisser leurs tarifs douaniers, souvent bien au-delà des exigences de l’OMC, à supprimer leurs outils de régulation et à privilégier les cultures d’exportation au détriment des cultures vivrières.
Parallèlement, l’OMC a légalisé un dumping généralisé en faveur des pays riches. Elle n’a en effet fixé aucune limite de montants aux aides agricoles dites découplées (de la production et des prix agricoles) : les pays riches peuvent ainsi verser, en priorité à leurs plus gros producteurs, des aides massives qui leur permettent de vendre leurs produits à des prix très souvent inférieurs aux coûts de production. Des produits d’autant plus facilement exportables que les droits de douane des pays du Sud ont été démantelés. C’est en fait d’un néolibéralisme en trompe l’œil dont il s’agit : l’intervention des États est réhabilitée, là où elle sert l’hégémonie des pays riches.
Cet agrocapitalisme a plongé l’agriculture dans une crise profonde. La mise en concurrence des agricultures du monde a abouti à une sélection des systèmes de production les plus productifs ou les plus subventionnés, au détriment des agricultures paysannes. Il en est de même de la volatilité des prix, engendrée par la libéralisation des marchés de biens agricoles et le jeu grandissant des spéculations sur les marchés financiers des produits alimentaires. Une volatilité qui, ajoutée à la dérégulation des marchés, permet aux négociants, aux grandes industries agroalimentaires et à la grande distribution, de spéculer et d’augmenter considérablement leurs marges. Les pays les moins avancés sont devenus de plus en plus dépendants sur le plan alimentaire. Et l’agriculture des pays riches a dû se plier aux impératifs de diminution des coûts de production, engendrant une suppression massive de l’emploi dans un contexte de chômage de masse et une destruction des ressources naturelles dans un contexte de crise écologique.
La reconversion de l’agrocapitalisme
Suite à la flambée des prix en 2007 et 2008 et aux révoltes de la faim, on a pu espérer une prise de conscience générale quant aux dégâts de la libéralisation des marchés agricoles. Ainsi, les négociations piétinent dans l’actuel cycle de négociations de l’OMC, du fait notamment du refus de pays du Sud (comme l’Inde) de poursuivre l’ouverture de leurs marchés agricoles. Et certains pays comme les Etats-Unis font marche arrière, en soutenant et protégeant à nouveau fortement leurs agriculteurs. Mais c’est sans compter sur les capacités de l’agrocapitalisme à s’adapter.
Ainsi se multiplient, en parallèle des négociations de l’OMC, des accords bilatéraux de libre-échange. Par centaines, ils mènent à une libéralisation plus poussée des marchés, dans un rapport de force encore plus défavorable pour les pays pauvres, qui se retrouvent souvent en tête-à-tête direct avec les pays riches.
De nouvelles formes d’hégémonie apparaissent également, par le biais d’une appropriation à grande échelle des ressources agricoles des pays pauvres. En quatre ans, c’est ainsi l’équivalent de la surface agricole française qui a été vendue, soit à des pays à fortes liquidités monétaires qui souhaitent sécuriser leurs approvisionnements, soit à des multinationales et grands détenteurs de capitaux en recherche de nouveaux profits et spéculant sur la montée des prix des produits et des terres agricoles. Ces terres rachetées, en Afrique sub-saharienne, mais aussi en Europe de l’Est, en Asie ou en Amérique latine, sont vouées aux exportations alimentaires ou d’agrocarburants. Les populations locales se retrouvent ainsi sans terres et sans alimentation, et au mieux employées dans des conditions souvent déplorables dans ces grandes exploitations. Face à la crise agricole, émergent également des tentatives de reconversion de l’agrocapitalisme. L’agrocapitalisme vert entend ainsi récupérer les préoccupations environnementales pour se construire une nouvelle légitimité, à moindres frais et si possible en créant de nouvelles sources de profits pour les capitaux, grâce à de nouveaux investissements enduits d’un vernis vert. Après l’idée win-win selon laquelle la libéralisation des marchés est bonne pour tous, et notamment pour les pays pauvres (idée qui a marqué le lancement du nouveau cycle de l’OMC en 2001, intitulé cycle de Doha ou cycle du développement), c’est cette fois l’idée d’une libéralisation favorable à la protection de l’environnement qui a le vent en poupe. Puisque toutes les politiques agricoles ont mené à une agriculture de plus en plus polluante, il est préférable de jeter le bébé avec l’eau du bain et de supprimer toute régulation publique.
L’agrocapitalisme vert porte également, dans sa version productiviste, l’idée que la technique et la science vont pouvoir compenser l’épuisement des ressources naturelles et nous dispenser d’une diminution de notre consommation énergétique. Les agrocarburants sont avancés comme une des solutions principales. Or, du fait des objectifs fixés par les Etats-Unis comme par l’Union européenne, les importations d’agrocarburants devront être massives pour couvrir leurs besoins énergétiques, au détriment des surfaces alimentaires et forestières des pays du Sud et notamment du Brésil. Ceci avec un bilan économique et énergétique mitigé et un mode de développement intensif de ces cultures, aboutissant à une détérioration de la biodiversité et de la qualité des eaux et des sols.
De même, récupérant les aspirations à une plus grande solidarité internationale face à la crise alimentaire mondiale, l’agrocapitalisme tente de légitimer une relance de la production agricole pour revigorer la balance agricole commerciale des pays riches, mise à mal par la concurrence mondiale : les pays développés doivent nourrir le monde, en développant notamment les organismes génétiquement modifiés et en relançant le dumping.
Face à l’ « agrocapitalisme », l’éclosion de multiples alternatives
De telles solutions, loin de remettre en cause la logique de l’ « agrocapitalisme » qui a mené à la crise de l’agriculture, ne font que le renforcer en l’adaptant à la marge. Les alternatives reposent au contraire sur une relocalisation des activités, dans la recherche d’une plus grande autonomie alimentaire des territoires, chacun devant bénéficier d’une agriculture diversifiée, respectueuse des ressources naturelles et productrice d’emplois. Cette relocalisation vise à restaurer les liens de confiance entre consommateurs et producteurs et à diminuer les coûts écologiques des transports. Elle implique la reconnaissance, au niveau international, du droit à la souveraineté alimentaire, c’est-à-dire le droit de chaque pays ou groupe de pays de satisfaire ses besoins alimentaires de la façon qui lui paraît la plus appropriée, sans perturber les échanges internationaux et les autres pays. Et ainsi, le droit de protéger son agriculture et de mieux contrôler les firmes agro-industrielles.
Mais la relocalisation et la souveraineté alimentaire n’impliquent pas un repli national ou régional : l’inégale répartition des richesses, des populations et des terres agricoles rend inévitable le maintien d’échanges agroalimentaires et de mécanismes de régulation internationale. Mais ces mécanismes pourraient être fondés non plus sur la libéralisation des marchés, mais sur la coopération entre pays et l’accès de tous aux droits humains fondamentaux. Un nouveau cadre multilatéral de régulation pourrait ainsi être incorporé à un système de Nations-Unies renforcé et démocratisé.
Au sein de l’Union européenne, seule une juste rémunération des agriculteurs leur permet de se maintenir dans chaque territoire et d’opérer leur nécessaire reconversion écologique. Cette juste rémunération ne peut être assurée que par une protection des marchés agricoles pour maintenir des prix intérieurs reflétant les coûts réels de production. En échange, les agriculteurs pourraient être beaucoup plus fortement pénalisés pour leurs pratiques destructrices des ressources naturelles. Toutes les aides seraient alors entièrement versées pour favoriser des systèmes agricoles beaucoup plus autonomes, économes en énergie fossile et en intrants, préservant les ressources naturelles, et favorisant l’emploi, à commencer par l’agriculture biologique. Une telle politique pourrait être légitimée au niveau international par un abandon de la vocation exportatrice à tout prix et par un rééquilibre des échanges, passant par un contrôle et une répartition géographique des volumes de production dans l’Union européenne. Une politique alimentaire ambitieuse pourrait également favoriser la santé et les consommateurs les plus pauvres.
Enfin, la concentration très forte des industries de l’amont et de l’aval (transformation et distribution des produits agro-alimentaires) entraîne une captation des marges à leur profit. Pour qu’il n’y ait pas de déconnexion entre prix à la production et prix à la consommation et pour que ceux-ci puissent rester raisonnables, il apparaît nécessaires que les marges entre les différents acteurs de la filière puissent être régulées et réparties de façon équitable. En parallèle, les circuits courts ont besoin d’être soutenus de façon beaucoup plus importante, au niveau national comme au niveau local. Quant à la politique du foncier, elle viserait non plus le remembrement mais l’installation de nouveaux agriculteurs et la transmission des exploitations, notamment en zone périurbaine, pour favoriser le rapprochement entre producteurs et consommateurs.
De telles alternatives sont aujourd’hui portées par des multiples acteurs de la société civile, du monde paysan, de la recherche, de la politique. Les paysans étant de moins en moins nombreux, il est fort peu probable qu’ils les portent à eux seuls. Une convergence de l’ensemble de ces acteurs sera sans doute nécessaire, pour que l’agriculture biologique, les circuits courts ou encore les productions locales de qualité ne restent pas des secteurs de niche et que s’opère une transformation globale du mode de développement agricole, touchant l’ensemble des agriculteurs et des territoires.
Aurélie Trouvé
Co-présidente d’ATTAC
Maîtresse de conférences en économie