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L’agriculture biologique peut-elle nourrir l’humanité ?

vendredi 16 juillet 2010, par EcoRev’

L’un des principaux obstacles au changement est le fatalisme. Or, ce dernier est particulièrement prégnant en matière agricole, et fortement encouragé par les acteurs de l’agro-industrie. En toute bonne foi, de nombreux agriculteurs et consommateurs sont persuadés que le système technique et économique actuel est "le seul possible". Pour entretenir cette résignation, l’appareil agro-industriel s’acharne à promouvoir le mythe d’une agriculture biologique marginale et incapable de nourrir l’humanité : il faut à tout prix nier l’existence d’alternatives. Pourtant, les solutions basées sur les savoirs paysans, l’adaptation au milieu naturel et les techniques agro-écologiques ouvrent des perspectives d’autant plus encourageantes qu’elles sont particulièrement efficaces dans les régions les plus pauvres et les plus peuplées de la planète.

Un système occidental dans l’impasse

Les contributions qui précèdent montrent les menaces que l’agriculture mondialisée du XXIe siècle fait peser sur le climat, les sols, les paysanneries et la biodiversité. Les impasses de l’agriculture chimique et industrielle actuelle ne sont pourtant pas une fatalité, mais le résultat de choix techniques et politiques arbitraires [1] – et réversibles.
Ces choix s’enchaînent depuis un siècle dans une logique imparable … et mortifère. Les variétés végétales et races animales dites « améliorées » ne sont performantes que dans des conditions uniformisées, qui imposent d’artificialiser le milieu au moyen d’engrais chimiques et d’alimentation importée. Les plantes et les animaux ainsi « poussés au maximum », et sans lien avec le milieu dans lequel ils sont cultivés ou élevés, sont déséquilibrés et fragiles, et doivent être protégés à coups de pesticides ou de médicaments. Les monocultures permettent la spécialisation et la mécanisation, où la machine et le pétrole remplacent les humains et le savoir agronomique et écologique.

"Tout ce système agro-industriel s’appuie donc sur la négation du territoire et du milieu, le mépris de l’environnement et la destruction des emplois humains"

Ce schéma technique suppose et permet une concentration des moyens de production et la mise en place d’une agriculture « industrielle », c’est-à-dire intégrée dans une chaîne économique centralisée et techniquement presque « hors-sol ». Même les vaches laitières de l’Ouest de la France, bien que pâturant en apparence dans des prés, sont essentiellement nourries de maïs (culture très énergétique … mais très gourmande en azote) et de soja (riche en protéines … mais généralement importé du Brésil avec ce que cela implique en termes de déforestation et de cultures OGM) : à ce titre, les élevages laitiers industriels sont devenus, dans les faits, pratiquement hors-sol, puisque les terres de la ferme sont totalement incapables de fournir plus de la moitié de l’alimentation du troupeau. Tout ce système agro-industriel s’appuie donc sur la négation du territoire et du milieu, le mépris de l’environnement et la destruction des emplois humains. Remettre en question l’emploi massif des pesticides, ou les conditions d’élevage, ou encore la disparition des fermes familiales relève in fine de la même démarche, et nécessite de repenser toute l’agriculture.
Le choix qui domine aujourd’hui n’est pas le seul possible, et de loin. Il a fonctionné (ou fait illusion) jusqu’à récemment dans les milieux agricoles tempérés, où les sols épais et riches en matière organique pouvaient d’une part retarder l’échéance de la baisse de fertilité, et d’autre part supporter une mécanisation à outrance. Mais il n’est ni le plus performant à long terme, ni adapté (même à court terme) aux milieux tropicaux. L’expérience et des études récentes le prouvent : en Asie, en Afrique ou en Amérique du Sud, les cultures associées (cf. article de M. Dufumier ci-après) et l’agriculture biologique permettent de meilleurs rendements que l’agriculture chimique.

L’agriculture chimique : des rendements en baisse et sans perspective d’avenir

Il est fréquent d’entendre dire que l’agriculture biologique ne serait qu’une lubie de riche, et ne serait pas assez productive pour alimenter l’humanité. Mais les tenants de cette affirmation péremptoire ne se trompent-ils pas de cible ? Contrairement à ce qu’écrivent avec aplomb certains syndicats ou institutions, il n’existe aucune étude d’envergure qui prouverait que la bio « ne pourrait pas » nourrir le monde [2]. Les affirmations hostiles sont uniquement basées sur des extrapolations approximatives et des idées reçues. Il serait « bien connu » que la bio a des rendements plus faibles. La question doit alors être précisée : plus faibles que quoi ? Que ceux d’une agriculture chimique et industrielle qui épuise les sols et les ressources et qui ne sera productive que pendant quelques décennies ?

Les rendements actuels de l’agriculture chimique occidentale sont un leurre. Ce modèle ressemble à une baignoire qui se vide d’un côté et se rempli de l’autre. Jusqu’à présent, les engrais et pesticides ont permis au robinet de gagner provisoirement la course. Mais la destruction des sols et des milieux conduit la baignoire à se vider de plus en plus rapidement. Déjà, le point d’équilibre est presque atteint. Quand il sera dépassé, tout le monde prendra conscience que l’agriculture chimique ne peut pas nourrir le monde. Déjà, les baisses de fertilité des sols sont flagrantes (cf. article d’E. Bourguignon ci-dessus), et la fragilité des systèmes est confirmée à chaque incident climatique ou sanitaire.
Au-delà du sol, support fondamental de la vie, ce sont tous les écosystèmes agricoles qui s’effondrent peu à peu. Le prétendu « modèle français » s’appuie sur l’externalisation des coûts environnementaux. La dégradation des eaux est un exemple édifiant. Dans son rapport 2006, l’IFEN [3] indique que 61 % des points de contrôle des eaux souterraines contiennent des produits phytosanitaires, ce résultat montant à 96 % pour les eaux de surface ! Pire, les taux de pesticides sont tels que plus du quart des eaux souterraines et la moitié des eaux de surface sont « de mauvaise qualité ». La situation est plus dégradée encore lorsque l’on considère les nitrates : la moitié des points de mesure sont de mauvaise qualité. Cette dégradation, constante depuis 1971, conduit de plus en plus à l’abandon des points de captage [4], de façon à concentrer l’alimentation en eau potable sur les points les moins pollués. Mais cette démarche conduit de toute évidence dans une nouvelle impasse : que ferons-nous lorsque tous les points de captage seront pollués ? Un tel schéma agricole n’a plus rien de « moderne » ni de « durable » : il scie avec obstination la branche sur laquelle il est assis.

Des rendements bio qui sont réels … et s’améliorent

Si nous comparons les rendements des parcelles biologiques européennes avec ceux de parcelles « conventionnelles » identiques, leurs rendements sont incontestablement plus faibles : la différence est généralement de l’ordre de 10 à 25 %, en défaveur de l’agriculture bio.

Est-ce là un niveau de rendement digne de l’agriculture d’autrefois ? Non, certainement pas. Le rendement moyen des céréales en France était de 12 quintaux à l’hectare en 1900 … alors qu’il est de 60 quintaux à l’hectare aujourd’hui dans une ferme biologique de polyculture-élevage. Autrement dit, même dans les conditions tempérées occidentales, la bio permet des rendements inférieurs en moyenne de 15 % à ceux de l’agriculture conventionnelle chimique … mais supérieurs de 500 % à ceux de l’agriculture du début du XXe siècle. Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que les procédures de comparaison et d’évaluation sont construites sur les paradigmes de l’agriculture chimique : les résultats sont naturellement biaisés dès lors qu’ils comparent deux monocultures de blé, alors qu’en agriculture biologique le blé sera toujours intégré à une rotation complexe.

Même comparée au modèle occidental ultra-intensif, l’agriculture biologique obtient des résultats très valables (rendements, taux protéiques, etc.). Une étude menée en Suisse depuis 1978 sur des parcelles conduites en conventionnel, en bio et en biodynamie montre que sur 30 ans les rendements bio sont de plus de 80 % de ceux du conventionnel [5] – ce qui serait déjà suffisant à l’Europe pour se nourrir elle-même. De son côté, l’Université de Californie a constaté aux États-Unis des rendements bio s’échelonnant entre 94 et 100 % de ceux du conventionnel pour le blé, le maïs, le soja et la tomate.
Qui plus est, les rendements de la bio ne cessent de s’améliorer, grâce aux recherches techniques menées par les paysans eux-mêmes (et par des instituts), grâce à la restauration progressive des sols dans les fermes bio, et grâce à la réutilisation de variétés adaptées. Il importe en particulier de ne pas oublier que la majorité des surfaces actuellement menées en bio n’ont été converties que depuis quelques années : leurs résultats sont ceux de systèmes pas encore rééquilibrés sur de nouvelles bases, et d’agriculteurs qui ne maîtrisent pas encore l’ensemble des techniques bio. Les résultats des fermes menées en bio depuis plus de 10 ans sont encore plus proches de ceux des fermes conventionnelles… et pourraient les dépasser à moyen terme. Ainsi en Aquitaine, certains maïs « de population » menés en bio commencent à obtenir des rendements équivalents à ceux du maïs conventionnel (voire supérieur lors des mauvaises années climatiques), avec un grain de meilleure qualité technologique…
Par ailleurs, et contrairement à une confusion fréquente, il existe des systèmes d’agro-écologie formidablement intensifs : le maraîchage biologique, par exemple, ou l’ensemble des cultures associées tropicales.

Agriculture bio ou agro-écologie : les meilleurs rendements en milieu tropical

Mais c’est dans les pays du tiers-monde (premiers concernés par la problématique alimentaire) que les résultats des techniques biologiques sont les plus impressionnants. En effet, les sols et les paysanneries asiatiques, africains ou sud-américains sont bien mieux adaptés aux cultures associées, à l’utilisation de nombreuses variétés et à des rotations complexes qu’à des monocultures, des variétés standardisées et une mécanisation souvent impossible.
L’université d’Essex a étudié 200 programmes de développement, concernant 9 millions de paysans et 30 millions d’hectares à travers le monde. Leur constat est sans appel : les rendements en bio sont très nettement supérieurs à ceux du conventionnel, et même proches du double (93 % de mieux) ! À Maikaal (Inde), le passage en bio de 3.200 ha a permis une augmentation des rendements de 20 % [6].
Deux études récentes ont évalué séparément (et sans aucune concertation) la production alimentaire que permettrait un passage de la planète à l’agriculture biologique. L’université du Michigan (Etats-Unis) a testé deux modèles : le premier en extrapolant au monde entier les rendements de l’agriculture bio occidentale (la moins performante), le second en extrapolant plus précisément les rendements de l’agriculture bio grande région par grande région. Le premier suffit à nourrir le monde très correctement (2.641 kilocalories/jour/personne), le second permet de très larges excédents (4.831 kilocalories/jour/personne). De son côté, l’Institut danois des sciences agricoles a évalué une production bio planétaire en appliquant un modèle validé par l’Institut international de recherche sur les politiques alimentaires de la Banque Mondiale (IFPRI), considéré comme l’algorithme le plus abouti en termes de prévisions alimentaires : le résultat est très favorable à l’agriculture biologique, qui serait largement capable de nourrir l’humanité.
Dans ces deux études, la production baisserait légèrement en Europe et en Amérique du Nord, mais augmenterait très significativement dans les pays du tiers-monde, permettant ainsi de rééquilibrer les productions alimentaires et assurant pratiquement à chaque pays sa propre souveraineté alimentaire : or, la proximité de la production et le maintien d’emplois ruraux nombreux sont des facteurs majeurs de la souveraineté alimentaire, tout aussi déterminants que la « production brute » mondiale (définition de la FAO).
En effet, l’agro-écologie est une agriculture fondamentalement vivrière. Les « ceintures maraîchères » qui se convertissent en bio au Brésil ne cherchent aucune certification pour l’exportation, elles tendent uniquement à approvisionner les marchés urbains en produits frais accessibles aux citadins – sans surcoût notable. Les villages indiens ou bangladeshis qui basculent intégralement en agriculture biologique ne visent aucun marché européen, mais seulement à nourrir leur propre population et celle des villes voisines. [7] C’est ainsi par exemple que l’Etat indien du Kerala (31 millions d’habitants), souvent à la pointe de l’évolution sociale indienne, a annoncé en mai 2010 sa décision de convertir la totalité de son agriculture en bio dans les dix ans.

Des techniques adaptées … et adaptables

Nous l’avons évoqué, l’enchaînement technique qui est à la base de l’agriculture chimique industrielle occidentale est inadapté aux milieux tropicaux. En effet, les sols tropicaux sont généralement soit trop fins, soit trop humides, soit trop accidentés pour supporter une mécanisation. Or, la culture d’une seule variété végétale par champ ne s’impose absolument pas dans le cas d’agricultures manuelles ou à traction animale. Bien au contraire, l’abandon du carcan de la spécialisation et de la standardisation variétales permet la mise au point d’itinéraires culturaux adaptés au milieu et aux savoirs paysans. En permettant aux paysans de retrouver leurs variétés locales, de pratiquer les cultures associées et de tenir compte de leur environnement naturel, l’agriculture biologique (également appelée « agro-écologie », en particulier dans les pays du tiers-monde) ouvre un champ éminemment fertile en matière d’agronomie et d’innovations.
Car, contrairement au système agro-industriel actuel, l’agriculture biologique n’est pas un modèle unique : elle est un ensemble de techniques et de démarches, que chaque paysan doit adapter, s’approprier et ré-agencer. Le développement de l’agriculture biologique stimule et suppose l’intelligence paysanne et l’innovation permanente.

Par ailleurs, un facteur majeur de la souveraineté alimentaire mondiale, généralement oublié, devient de plus en plus crucial et déterminant : il s’agit de la résilience, c’est-à-dire la capacité d’un système à s’adapter aux variations de ses conditions. Le changement climatique en cours va probablement multiplier les périodes de sécheresse, d’inondations, de tempêtes tropicales, etc. Or, les agrosystèmes bio font preuve d’une résilience considérablement supérieure à ceux conduits en agriculture conventionnelle. Par exemple, les sols biologiques, grâce à leur structure et leur teneur en matière organique, résistent bien mieux aux périodes de sécheresse : le Rodale Institute américain a ainsi démontré qu’en période de sécheresse les cultures biologiques nord-américaines avaient des rendements supérieurs à ceux des mêmes cultures conventionnelles. [8] La FAO elle-même, lors du colloque de 2007 sur « agriculture biologique et souveraineté alimentaire », constatait les avantages indiscutables de l’agriculture bio en matière de résilience, de qualité de l’alimentation et de disponibilité locale. [9]

Il va de soi que la technique, qu’elle soit bio ou conventionnelle, ne remplacera pas les décisions politiques : la première cause de la faim dans le monde est avant tout géopolitique et économique ; le passage en bio n’est pas plus une solution miracle que les précédentes innovations. Mais elle est susceptible de redonner aux nations une autonomie alimentaire que la mal-nommée « révolution verte », les traités internationaux et les OGM leur ont fait perdre.
Par ailleurs, nous ne devons pas perdre de vue que toutes les solutions techniques de l’agriculture biologique peuvent et doivent encore s’améliorer, puisque la bio n’a bénéficié pour l’instant que de très peu de moyens de recherche : la marge de progrès est considérable et permet donc les plus grands espoirs en matière d’amélioration des rendements … même en occident.
Toutefois, il est évident que la conversion à l’agriculture biologique nécessite des adaptations fortes de la part des paysans comme des filières économiques, et qu’elle implique des volontés politiques et des moyens d’accompagnement. La planète bio n’est pas pour demain – mais elle est une perspective viable. La faim dans le monde ou la destruction de l’environnement par l’agro-industrie ne sont pas inéluctables.

Jacques Caplat, agronome


[1Par "arbitraire", nous n’entendons pas "immotivé" : il va de soi que ces choix obéissent à une logique, celle des groupes multinationaux à qui cet enchaînement permet de vendre semences, engrais, pesticides, aliments du bétail, matériel et produits financiers.

[2Cf. le document édité par la FAO à l’occasion du colloque "Agriculture biologique et souveraineté alimentaire" en mai 2007, qui collecte et cite l’essentiel des travaux réalisés sur ce sujet.

[3Institut Français de l’Environnement

[4Par exemple, dans le bassin Artois-Picardie, 40% des points de captage de 2002 sont abandonnés ou en projet d’abandon.

[5Etude DOC du FiBL (Forschungsinstitut für biologischen landbau ; institut suisse de recherche en agriculture biologique).

[6Source : Brian Halweil, "L’agriculture biologique peut-elle nous nourrir tous ?", in L’état de la planète, n°27, mai-juin 2006, World Watch Institute

[7Les 500 000 paysans bio indiens regroupés dans l’association Navdanya (www.navdanya.org) sont explicites sur le rôle vivrier et émancipateur de l’agriculture biologique.

[8David Pimentel et al., "Environnemental, energetic and economics comparisons of organic and conventional farming systems", in Bioscience vol.55 n°7, juin 2005.

[9Cf. l’allocution de conclusion, par Nadia El-Hage Scialabba, "Senior Officer" à la FAO.