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Les luddites en France. Résistance à l’industrialisation et à l’informatisation
Collectif (sous la direction de Cédric Biagini et Guillaume Carnino), L’Echappée, 2010, 334 pages, 22 euros.
lundi 1er août 2011, par
Au début du XIXe siècle, l’industrialisation de l’Angleterre s’accélère. Des artisans du textile refusent de devenir chômeurs ou prolétaires entassés dans les villes, dépossédés de leur savoir-faire. Ils rejettent l’exploitation provoquée par le nouveau mode de production capitaliste. La nuit, des émeutes éclatent, des machines sont détruites, des usines incendiées. Ces insoumis seront appelés luddites, en référence à un général imaginaire à la tête du soulèvement, Ned Ludd.
Si cette lutte méconnue resurgit aujourd’hui, on le doit en partie au travail des éditions L’Echappée, dont le catalogue – qui ravive la critique de la technique – compte notamment La Révolte luddite, de Kirkpatrick Sale. Les Luddites en France, bel ouvrage collectif, retrace la résistance à l’industrialisation de ce côté-ci de la Manche. Cette brillante étude éclaire un sujet peu traité en France. Elle nous plonge dans les racines du mouvement ouvrier oubliées des manuels scolaires. Car "l’histoire technologique, comme l’histoire politique, est toujours écrite par les vainqueurs" (p. 177).
Le lecteur apprend que des travailleurs du textile se sont soulevés bien avant les Canuts à Lyon. La ville a été secouée par une semaine d’émeutes dès 1744, contre la mécanisation et le travail rationalisé imaginé par l’ingénieur Vaucanson. L’un des révoltés sera condamné à mort, pour l’exemple. Même répression en 1789, à Rouen : quand des manufactures sont saccagées par des artisans plongés dans la misère, les milices patronales soutenues par les troupes royales ouvrent le feu. La justice soutient les propriétaires. Des émeutiers sont pendus, les corps exhibés à la foule. En 1818, à Lodève, des tisseurs qui ne font que réclamer du travail sont emprisonnés, pour avoir placardé des affiches dans la ville.
L’industrialisation du pays a été menée de force. Quand les machines n’étaient pas installées sous la protection de l’État, les militaires étaient déployés pour écraser la résistance, menée par des miséreux insurgés après la perte de leur travail et de leurs moyens de subsistance. Si, selon l’historien américain Frank E. Manuel, les émeutes restaient isolées, les "révoltes ouvrières sporadiques" (p. 137), l’opposition à la révolution industrielle est plus importante qu’on ne le croit en France. Michelle Perrot, spécialiste du mouvement ouvrier, montre que la lutte revêtait de multiples formes : elle ne se réalisait pas que dans la destruction, mais aussi dans la mauvaise volonté au travail, le blocage discret, les micro-sabotages. L’historienne constate que les poussées luddites ont eu lieu dans des périodes de crise, marquées par le chômage et la hausse du prix du pain. Comme en 1848, quand de nombreuses usines sont incendiées.
Lors de cette année révolutionnaire se sont aussi multipliées les destructions de gares, ponts et infrastructures ferroviaires. L’universitaire François Jarrige analyse ce refus des voies ferrées, dont les premières sont apparues en 1837. Outre les artisans et travailleurs qui vivaient des routes ou des canaux et rejetaient un nouveau mode de transport concurrent, la fronde était menée par les habitants désireux de protéger leurs lieux de vie, des paysans refusant les expropriations... C’est aussi une lutte des classes qui se joue dans la première moitié du XIXe siècle : des pierres volent contre les wagons remplis de riches.
Les Luddites en France ne se cantonne pas à chercher les sources de la contestation de la société industrielle. Le livre révèle la continuité du luddisme avec les luttes actuelles, notamment contre les OGM et contre l’informatisation de la société. Et il souligne la persistance des sentences expéditives jetées par les dévots de la technoscience à l’égard des critiques du "progrès" : ceux qui s’élèvent contre la soumission aux machines et au travail aliénant, qui revendiquent l’autonomie et des techniques conviviales, ne peuvent qu’être des "technophobes réactionnaires", ignorants, sauvageons, partisans du retour à la bougie et à la diligence... "Rien ne discrédite aujourd’hui plus promptement un homme que d’être soupçonné de critiquer les machines", écrivait Günther Anders dans L’Obsolescence de l’homme [1]. Les saillies sarkozistes de l’après Fukushima en témoignent : en deux siècles, les discours à la gloire de la croissance technicienne n’ont pas changé.
[1] Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme. Sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, Editions de l’Encyclopédie des nuisances et éditions Ivréa, 2002, p. 17.