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Un thermomètre qui rend malade ?

lundi 23 mars 2009, par Patrick Viveret

Monsieur le secrétaire d’État,

Par lettre du 25 juillet 2000, vous m’avez fait l’honneur de me confier une mission impossible. Il suffit en effet de se reporter au contenu de la lettre de mission pour comprendre qu’une personne seule, fût-elle appuyée par votre cabinet et les services de la DIES (Délégation Interministérielle à l’Économie Sociale), ne peut réussir, en quelques mois, à proposer un système cohérent susceptible de transformer en profondeur notre comptabilité nationale et de modifier, à travers la monnaie et la pluralité d’autres systèmes d’échange, la circulation et la distribution de la richesse. Une telle entreprise doit mobiliser, pour être menée à bien, des dizaines, puis des centaines de personnes pendant plusieurs années.

De la construction de la comptabilité nationale

Si nous examinons dans quelles conditions la construction de notre actuelle comptabilité nationale a été réalisée après la seconde guerre mondiale, nous constatons qu’elle a été intellectuellement pensée pendant les années d’entre-deux-guerres et pleinement réalisée après la Libération grâce à une formidable fédération d’énergies, intellectuelles, institutionnelles et militantes, qui ont donné un nouveau souffle à la reconstruction de l’État et de l’économie française. C’est parce qu’ils ont pensé, d’un même mouvement, l’outil de la représentation de la richesse qu’était la comptabilité nationale, l’instrument statistique qui la rendait possible, et les nouveaux modes d’intervention publique à travers des administrations de mission comme le Commissariat général du Plan, que la manière dont la nation se représentait la richesse a pu devenir un moyen privilégié de faire entrer pleinement la France dans la seconde révolution industrielle.

Il nous faudra au moins cette ambition et ces moyens pour nous attaquer à un problème d’emblée plus large et plus complexe puisqu’il ne peut se limiter à la France et doit affronter une mutation beaucoup plus profonde que le simple passage de la première à la seconde révolution industrielle. Et nous n’avons même pas l’aiguillon de la reconstruction pour nous aider dans cette entreprise ! Nous avons en revanche la preuve permanente que notre représentation actuelle de la richesse, et l’usage contre-productif que nous faisons de la monnaie, aggrave les problèmes auxquelles nos sociétés sont confrontées, au lieu de nous aider à les résoudre. Dans la plupart des dossiers qui ont été au cœur des débats publics de ces derniers mois, de la vache folle à l’Erika, de l’amiante aux accidents de la route, des conséquences de la grande tempête de décembre 1999 à la crise des carburants de l’automne 2000, il y a toujours un élément commun que l’on oublie curieusement de rappeler : ces catastrophes sont des bénédictions pour notre produit intérieur brut, ce chiffre magique dont la progression s’exprime par un mot qui résume à lui seul la grande ambition de nos sociétés matériellement développées et éthiquement sous développées : LA CROISSANCE !

Plus de destructions = plus de PIB

Car les centaines de milliards que coûtent à la collectivité ces destructions humaines et environnementales ne sont pas comptabilisées comme des destructions mais comme des apports de richesse, dans la mesure où elles génèrent des activités économiques exprimées en monnaie. Les 120 milliards de coûts directs des accidents de la route (qui en génèrent le triple en coûts indirects), pour ne prendre que ce seul exemple, contribuent à la croissance de notre produit intérieur brut. A supposer que nous n’ayons aucun accident matériel ou corporel, ni morts ni blessés sur les routes de France, l’année prochaine notre PIB baisserait de manière significative, la France perdrait une ou plusieurs places dans le classement des puissances économiques et l’on verrait nombre d’économistes nous annoncer d’un ton grave que la crise est de retour. Et la situation serait pire si disparaissait également de ces étonnantes additions une part des 170 milliards induits par les effets sur la santé de la pollution atmosphérique, les dizaines de milliards que vont coûter la destruction des farines animales, les quelques cent milliards qu’ont générés les destructions de la tempête de l’hiver dernier et d’une manière générale tout le plomb des destructions sanitaires, sociales ou environnementales qui ont cette vertu de se changer en or par l’alchimie singulière de nos systèmes de comptabilité.

Les activités bénévoles font baisser le PIB

Dans le même temps, toutes les activités bénévoles qui, grâce en particulier aux associations loi 1901, dont nous nous apprêtons à fêter le centenaire, ont permis d’éviter ou de limiter une partie des effets de ces catastrophes, par exemple en allant nettoyer les plages polluées ou en aidant gratuitement des handicapés, n’ont, elles, permis aucune progression de richesse et ont même contribué à faire baisser le produit intérieur brut en développant des activités bénévoles plutôt que rémunérées. Autant dire que nous marchons sur la tête, et que dans le même temps où l’on va célébrer le rôle éminent des associations, nous continuerons à les traiter comptablement, non comme des productrices de richesses sociales mais comme des "ponctionneuses de richesse économique" au titre des subventions qu’elles reçoivent.

Notre société, malgré ses déclarations de principe, facilite beaucoup plus le "lucravolat", la volonté lucrative, que le bénévolat, la volonté bonne ; et il arrive trop souvent que ce que l’on pourrait appeler le "male-volat" ou volonté mauvaise, sous ses formes diverses, bénéficie de l’argent des contribuables comme en témoignent les exemples récents de pactes de corruption en vue de détourner les marchés publics.

Il est temps de changer de représentation

Il est donc plus que temps de nous atteler à ce chantier considérable du changement de représentation de la richesse et de la fonction que joue la monnaie dans nos sociétés. C’est pour l’économie sociale et solidaire un enjeu décisif, et pour le mouvement associatif une occasion à saisir. Ils s’inscrivent en effet dans une histoire où le choix de la coopération, de la mutualisation, de l’association se veut prioritaire. C’est pour eux un piège mortel que de laisser s’imposer des critères qui ignorent les enjeux écologiques et humains et valorisent des activités destructrices dès lors qu’elles sont financièrement rentables. Il leur faut, au contraire reprendre l’initiative et être aux premiers rangs de l’émergence d’une société et d’une économie plurielle face aux risques civilisationnels, écologiques et sociaux que véhicule "la société de marché".

Entamer un vaste débat public

Ce premier rapport a pour objet de proposer un cadre qui doit permettre, au cours de l’année à venir, d’entamer un vaste débat public sur ces questions, de lancer des expérimentations, de rassembler les multiples tentatives françaises et étrangères qui permettent de renouveler la question de la représentation de la richesse et de réinscrire la monnaie au coeur de l’échange humain. Elles s’organisent autour de l’évaluation démocratique comme outil privilégié, et du développement humain durable comme finalité. (…)