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Banlieue brune…

juin 2002, par Olivier Petitjean

La situation politique créée par la présidentielle d’avril-mai 2002 impose pour le moins un retour critique sur le dossier "Banlieue rouge, banlieues vertes" que nous avions publié dans notre numéro 8, paru quelques semaines avant les élections.

En concevant ce dossier, nous souhaitions tourner résolument le dos à la manière dont les banlieues ont été projetées en objet fantasmatique et instrumentalisées par une bonne partie de la classe politique, pour y repérer des éléments d’expérimentation sociale et politique qui puissent constituer les linéaments d’un "renouvellement progressiste", au-delà des blocages liés à la décomposition du communisme municipal.

Certes, ces élections ont largement confirmé l’effondrement du Parti Communiste dans ses bastions traditionnels. On pourrait même, dans une certaine mesure (scores honorables des Verts, voire de la LCR), y lire aussi la confirmation d’un mouvement de recomposition du paysage politique (du moins en ce qui concerne la banlieue parisienne). Mais, évidemment, il faut aussi et surtout faire le constat du retard accumulé par cette ébauche d’alternative politique au regard de la persistance, sinon de la montée, de la "banlieue brune". Il est plus que jamais évident que c’est d’abord le Front national qui récupère le vote des "classes populaires". Plus que jamais aussi, dans la perception générale des résultats, un imaginaire hérité des débuts de la société industrielle, opposant le centre (l’élite intellectuelle) et la périphérie (les classes populaires), joue à plein régime, que ce soit pour valoriser l’un ou l’autre de ces termes.

Ce tableau schématique est bien sûr à relativiser : en Seine-Saint-Denis par exemple, le Front national est globalement en très légère baisse au premier tour, voire chute dans certains cas (Saint-Denis), et il fait sensiblement moins que sa moyenne nationale au second. Par contre, il progresse nettement dans d’autres "bastions ouvriers" traditionnellement encadrés par le PS ou le PCF tels que la Lorraine et le Nord Pas-de-Calais. Il y aurait lieu également de distinguer entre les zones situées au sein des agglomérations et qui bénéficient d’un certain effet de "métropolisation" et les zones périurbaines. Désindustrialisation et absence totale d’urbanité y constituent les ingrédients du vote Front national [1]. Enfin, il faut rappeler qu’il a toujours existé une tradition de vote ouvrier conservateur (voir les scores réalisés par de Gaulle en son temps), une réalité que la gauche n’a jamais su appréhender et qui montre que le vote pour le FN, s’il correspond pour une part à un "au-delà" de la bipolarisation gauche/droite, représente également une radicalisation de cette tradition.

Au-delà des pressions à l’union sacrée de la gauche, la première tâche à moyen terme doit être de s’interroger sur les conditions qui ont rendu possible cette récupération des "classes populaires" par le Front national. Un problème que nous n’avions abordé que par la bande dans notre dossier et pour lequel nous nous devons de poser maintenant quelques hypothèses.

Fini de rire ?

Nombre de commentateurs ont insisté sur le retour de clivages politiques "archaïques", datant de la IIIe République, parfois même pour s’en féliciter (la fin d’une longue parenthèse socialiste-communiste en Europe). On serait revenu, en gros, à un clivage entre une France à tendance "libérale" (l’Ouest et les grandes villes comme Paris ou Lyon), et une France républicano-ruralo-industrielle nostalgique de la société disciplinaire. Loin de signifier une disparition définitive des polarisations sociales associées à l’hégémonie du PCF, on assisterait en fait à une sorte de relance viciée de la "lutte des classes" sous de nouveaux auspices : soit le néo-libéralisme, soit l’ordre républicain. Quelque chose qui s’apparenterait plus, de fait, à la fin de la période ouverte par mai 68 - un "mai 68 à l’envers" comme l’ont souligné (comme par hasard) des journaux de province.

À un niveau symbolique, ces élections ont donc marqué un certain triomphe de la ligne chevènementiste. Malgré un score relativement faible au final, Chevènement aura contribué plus que tout autre à définir le terrain sur lequel allait se jouer la campagne, et dont Chirac et Le Pen devaient inévitablement sortir gagnants. Pire encore peut-être : il a ainsi contribué à annihiler la portée de toute critique "sociale" du bilan du gouvernement Jospin (ou plus précisément à faire en sorte que toute critique sociale soit immédiatement assimilée et projetée sur la nostalgie disciplinaire).

C’est à ce point que nous devons également faire la part, si nous voulons aller plus loin dans la composition d’une nouvelle offre politique avec et à partir de ces mouvements, d’une certaine responsabilité stratégique des "mouvements sociaux". Et ce au-delà de toutes les critiques justifiées sur le bilan du gouvernement Jospin, la précarisation organisée, la complaisance sécuritaire de nombre d’élus de gauche, voire sur la collusion entre le projet "néo-libéral" et une certaine forme d’ordre moral et autoritaire.

Ce n’est pas la première fois que l’on assiste à une chute électorale de la gauche après une phase de luttes sociales actives comme celle que nous avons connue autour de la contestation de la globalisation économique (voir, toutes proportions gardées, l’élection présidentielle de 1969). On peut parler d’une absence de débouché politique (hiatus qui a été confirmé par l’ampleur et la spontanéité des mobilisations contre Le Pen) qui s’est traduite, négativement, dans les résultats du 21 avril. Non pas que les manifestants de Nice et Gênes aient été voter Le Pen, mais certaines ambiguïtés des discours anti-mondialisation (notamment une certaine crispation exclusivement dirigée contre le "libéralisme") ont, par un mouvement de bascule indirect, provoqué la montée du vote "disciplinaire".

Cette "absence de débouché politique" a été permise par une polarisation croissante entre la gauche gouvernementale et la "gauche critique" qui, là encore, n’est pas seulement de la faute des partis de gouvernement (même si dans une certaine mesure toutes les tentatives d’expression politique ont été rendues inaudibles, soit violemment, soit sur le mode de l’infantilisation : comme "plainte des salariés victimes de la mondialisation" - là aussi il faudrait étudier le rôle réel qu’a joué le PCF), mais également des mouvements sociaux qui sont souvent poussés par leur propre logique institutionnelle à rester dans le registre de la dénonciation. Tout cela a concouru, pour reprendre le lexique de Gramsci, à un repli des luttes sur "l’économico-corporatif" au détriment de la dimension "éthico-politique", avec pour effet d’annihiler toute possibilité de concevoir et de "prévoir" stratégiquement une alternative politique.

En ce qui concerne les perspectives de recomposition de la gauche, il y a donc lieu de craindre qu’une formule politique de type "forum des mouvements sociaux", telle qu’elle a été proposée au lendemain du premier tour des présidentielles, ne soit pas suffisante si elle ne permet pas de dépasser les termes de cette polarisation. Après l’élection de Charles Millon à la présidence de la région Rhône-Alpes avec les voix de l’extrême-droite en 1998, un forum similaire s’était constitué avec plusieurs centaines d’associations de la région. Elles se sont retrouvées à moins d’une dizaine quand Millon a été remplacé par Anne-Marie Comparini.

Pas assez de social ?

Une autre ambiguïté concerne la dimension du "social". Il y a toujours eu en France un lien étroit entre la dimension sociale et la dimension nationale (ou communautaire) des Etats. On peut renvoyer en particulier aux analyses d’Etienne Balibar sur ce qu’il appelle de manière provocatrice "l’Etat national-social" [2]. La politique "sociale", largement héritée de l’époque disciplinaire, est liée à toute une série de techniques de catégorisation qui ne cessent de renvoyer les parcours individuels et collectifs sur une "normalité" supposée et de trier entre ceux qui sont capables de s’y conformer et les irrécupérables. Il n’est pas jusqu’aux politiques d’insertion mises en place pour les "jeunes des quartiers" qui ne reposenconduisent pas it implicitement sur à cette forme de stigmatisation.

Le système de l’Etat-providence débouche donc tendanciellement sur la constitution d’une communauté "normale" : je paie des impôts - j’ai droit à la protection sociale - je suis un citoyen, etc. - sans parler de l’aspect familialiste. D’où, certes, pour le meilleur, la possibilité d’une conception "offensive", qui repousse sans cesse les contours de la normalité et des droits jusqu’à décoller la citoyenneté (indissociablement politique et sociale) de l’appartenance nationale. Mais d’où aussi, pour le pire, la possibilité inverse, toujours ouverte (activée par une crise du système, par une crispation identitaire ?), d’un enfermement sur soi. Ces "couches populaires" qui auraient voté Le Pen et avec qui il s’agirait de renouer sont donc tout sauf des catégories naturelles : elles ont été créées certes par une précarisation de masse, mais aussi, y compris dans leur dimension "raciale", par le système lui-même (voir en particulier la politique de logement social), soutenues par une certaine idéologie ouvriériste, et parfois entretenues par une certaine complaisance dans le misérabilisme de la part des autorités. À la limite, on pourrait même parler d’un effet d’"embourgeoisement" de ces populations. Comme l’analyse encore E. Balibar, le "racisme ouvrier" renvoie à la question de la division du travail, les tâches les plus manuelles étant réservées aux immigrés. Les ouvriers qualifiés qui constituaient la base sociale du PCF sont devenus des techniciens et ont progressivement décroché du reste des populations plus pauvres, jusqu’à se retourner parfois contre elles.

Le terrain qui permettait de lier question sociale et crispation identitaire était donc de fait préparé depuis longtemps. Les appareils municipaux communistes ne s’en sont d’ailleurs pas toujours sorti à leur honneur, loin de là. Il n’y a qu’à se souvenir de la destruction en décembre 80 par un commando d’un cinquantaine de militants communistes emmenés par le maire de la ville d’un foyer de Maliens. Ce type d’incidents s’est multiplié, avec les mêmes justifications ("Les immigrés à Neuilly !"), depuis 20 ans (à Montreuil ou Aubervilliers récemment). La montée du Front national traduit donc certes la dissolution du communisme municipal, mais aussi la persistance paradoxale d’un certain nombre de schémas hérités de ce système.

Ce même constat pourrait être fait également en ce qui concerne la relation au pouvoir politique : lorsque celui-ci est perçu comme quelque chose avec quoi il faut être en connivence et à quoi il faut "s’identifier" pour bénéficier des services sociaux (le principe de représentation poussé à bout ?), toute crispation identitaire ne peut que se traduire que par un vote pour l’extrême droite. Il n’est pas jusqu’à la revendication d’une démocratie de proximité qui ne puisse être retournée en incitation des "citoyens" à collaborer avec les élus à la normalisation de l’espace urbain et au maintien de la "cohésion" de la communauté. La gauche paie ici le démantèlement de tous ses réseaux associatifs et sociaux, qui a marqué un abandon de l’idée de pouvoir social (laissant institutions et habitants dans un face-à-face stérile et ravageur), tout comme des fonctions traditionnelles de sociabilité et de convivialité du mouvement ouvrier, aujourd’hui reprises en partie par le FN.

Et maintenant ?

La recomposition politique que nous appelions de nos vœux impose donc que soient mises en chantier plusieurs questions majeures que nous n’avions fait qu’ébaucher dans notre dossier :
– celle des pratiques sociales et politiques nécessaires pour articuler mouvements sociaux et associatifs et projet politique ;
– la question urbaine (et péri-urbaine), notamment en ce qui concerne les espaces publics, qui renvoie entre autres à la fameuse "sécurité" ;
– la question "sociale" dans une perspective de sortie du modèle disciplinaire, dans un contexte où précisément ces deux termes apparaissent comme incompatibles de fait : toute critique de ce genre ferait le jeu du "nouvel esprit du capitalisme" [3]. Mais les scores du FN dans les anciens bastions ouvriers ne montrent-ils pas, à l’inverse, que c’est aussi la manière de traiter le problème de la désindustrialisation, en particulier le fait de maintenir une fiction "travailliste", qui pose problème ?

Il ne s’agit donc surtout pas de mettre entre parenthèses, sous prétexte de se mettre à l’écoute des "couches populaires", un certain nombre de valeurs "culturelles", comme semblent l’insinuer certaines mises en avant abusives du clivage entre "gauche morale" et "gauche sociale". La baisse du FN à Saint-Denis, où la municipalité a toujours soutenu les immigrés et les sans-papiers, montre que ne pas céder sur ces valeurs reste le meilleur rempart contre l’extrême droite. Il y a un rôle éducateur des institutions, y compris, pour des municipalités communistes, en termes de "conscience de classe" : les immigrés comme la partie la plus exploitée de la "classe ouvrière".

La dernière question qui se pose est évidemment : les écologistes seront-ils capables d’être les "moteurs" de cette recomposition politique ? Plus que nous ne l’étions dans notre dernier numéro, il faut être prudent. Leur score honorable (étant donné les conditions de départ) ne peut faire oublier qu’ils sont de plus en plus perçus comme un parti de gauche comme les autres, et celui qui représente, par excellence, la lignée ouverte par mai 68. Un des éléments clé sera leur capacité, non pas seulement à promouvoir l’avènement culturel d’une "nouvelle société" (basée sur le développement durable, une économie de l’intelligence et des relations, etc.), mais avant tout à réfléchir sur les modes de transition entre l’ancienne société industrielle et cette nouvelle société, y compris à partir de l’histoire des luttes ouvrières et en suscitant le désir et l’adhésion des "classes populaires". Sans cette réflexion sur la transition, la nouvelle société ne se mettra en place que sur fond d’inégalités et de destruction des anciennes solidarités, et elle ne sera pas celle que nous aurons voulu.


[1Voir par exemple les analyses d’Hervé Le Bras et Jacques Lévy dans Libération du 25 avril 2002.

[2Cf. E. Balibar et I. Wallerstein, Race, Nation, Classe. Les identités ambiguës, La Découverte, 1998 ; E. Balibar, Les frontières de la démocratie, La Découverte, 1992.

[3Sur la manière dont la revendication "soixante-huitarde" de sortie du modèle disciplinaire ou celle du revenu garanti sont récupérées par le néo-libéralisme : E. Chiapello et L. Boltanski, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.