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1997-2002 : les Verts au gouvernement, bilan et perspectives
juin 2002, par
La série d’articles que nous avions inaugurée au printemps 2001 sur la mandature de la gauche plurielle devait s’achever par un bilan collectif de la rédaction d’EcoRev’, mûri à partir des différentes contributions. Quelle que soit l’issue des législatives de juin 2002, la débâcle de la gauche gouvernementale au premier tour de la présidentielle ne peut que jeter une lumière singulière sur la version finale de ce texte. S’il faut bien sûr faire la part de la responsabilité de tous les partenaires, et en premier lieu du PS, les Verts ne peuvent pas non plus faire l’économie de leur propre bilan sur la participation gouvernementale et sur la stratégie de leur direction depuis 5 ans.
Début 1997, les Verts signaient avec le PS un contrat programmatique et électoral en vue des législatives, initialement prévues en 1998. Pour le mouvement Vert, cet accord résultait des changements stratégiques de la période 1993-95 : après le "ni - ni", ils se reconnaissaient comme un mouvement politique de gauche, inscrivant l’écologie politique dans la lignée historique des luttes d’émancipation. Il n’en restait pas moins, bien sûr, une volonté de déplacer le centre de gravité de la gauche traditionnelle vers le paradigme écologiste, l’héritage des progressismes étant endossé de façon critique et sélective. Les anciennes forces dites de gauche (PS et PC principalement) se trouvant du côté du productivisme, mais portant encore des espoirs de transformation sociale, les éventuelles alliances ne pouvaient être passées qu’avec elles, mais sans automaticité et sous réserve de la conclusion de contrats garantissant des avancées concrètes du point de vue de l’écologie politique. La qualité de ces contrats étant alors, fort logiquement, l’objet d’intenses débats au sein des Verts à cette époque.
Mais, si les options idéologiques et politiques étaient expressément débattues, la totale impréparation des Verts devant les questions du pouvoir et du rapport aux institutions était frappante. Certes, les grands principes, "un pied dans les mouvements sociaux et un pied dans les institutions" par exemple, étaient repris en chœur, mais le déficit de réflexion et d’élaboration collective restait patent, tant sur la définition des stratégies que sur les pratiques réelles. Si la question du rapport aux institutions et au pouvoir se posait déjà dans nombre de municipalités et de Conseils régionaux, elle était jusqu’ici restée pudiquement éludée, ou bien les réponses locales n’étaient pas mutualisées.
Autre élément à prendre en compte dans ce bilan, le faible nombre de députés Verts obtenu dans le cadre des accords avec le PS : 7 députés, alors que le PS détenait à lui seul presque la majorité des sièges. Cette situation était évidemment nettement moins favorable que d’autres configurations où les Verts détenaient une minorité de blocage, comme dans certains Conseils régionaux depuis 1992 ou à Paris depuis 2001.
Une influence réduite des Verts sur la politique gouvernementale et les institutions
Sur le terrain de l’environnement, l’essentiel des avancées se concentre dans la première année : arrêts de Superphénix, du projet de nouvelle centrale nucléaire au Carnet, du canal Rhin-Rhône. Cependant, ces victoires relatives doivent beaucoup aux contraintes économiques, et ont immédiatement été contrebalancées par des reculs significatifs : non-régularisation de tous les sans-papiers, répression du mouvement des chômeurs en 1998 après ses succès de 1997 (partiellement dus au soutien de D. Voynet), signature du décret d’autorisation des OGM… La suite de la mandature a été marquée par un durcissement des positions productivistes, dès lors que l’on touchait à des compromis fondamentaux antérieurs. Aucune mesure significative n’a ainsi été prise pour lancer un signal fort sur la réduction des émissions de gaz à effet de serre, et l’on a au contraire supprimé la vignette automobile et diminué les taxes sur le gasoil. La loi sur l’eau a connu report sur report. De plus, la politique du Ministère de l’aménagement du territoire et de l’environnement (MATE) a souvent été critiquée par le milieu environnementaliste : les deux ministres Verts de l’environnement ont laissé le cabinet et les directions ministérielles se peupler de conseillers et directeurs issus du Parti Socialiste ou des grands Corps (X-Mines) et - ceci expliquant cela ? - ont parfois manqué de combativité face aux lobbies productivistes (couleuvres en matière de politique énergétique et maigre bilan sur l’expertise et la transparence nucléaire, agence de santé environnementale réduite à une maigre agence de moyens, expertise des risques environnementaux, sanitaires et industriels - INERIS - restée sous le contrôle de l’industrie chimique et du corps des Mines, manque de fermeté sur les graves pollutions dues à l’incinération des déchets), tandis que bien des associations environnementales n’ont pas reçu l’écoute et le soutien escompté de la part du MATE.
À côté de ces nettes insuffisances, il faut noter certaines avancées (transformation de la Commission Nationale du Débat Public en Autorité indépendante plus active, réforme de l’enquête publique, effectifs et crédits du ministère de l’Environnement en hausse de 50 %, création des DIREN - Directions Régionales de l’Environnement - en attendant leur essaimage départemental) dont les effets ne se feront sentir qu’à long terme. On peut ainsi espérer que le renforcement de l’expertise et de l’envergure du Ministère de l’environnement modifiera positivement les rapports de forces actuels au sein de l’appareil d’État (face aux Ministères de l’industrie, de l’équipement et de l’agriculture notamment). Il faut enfin souligner qu’après sa première erreur sur les OGM, et portée par les résistances citoyennes au sein desquelles les militants verts étaient très présents, la ministre verte de l’environnement a pu défendre une position ferme au sein du gouvernement et parvenir au moratoire européen de juin 1999.
Sur le plan économique et social, en phase avec le reste de l’Europe et accompagnant la mondialisation néo-libérale, une politique que l’on peut caractériser de sociale-libérale a été instaurée, c’est-à-dire une politique libérale avec un filet de sécurité sociale minimal. Un démantèlement des contrôles étatiques de l’économie s’est réalisé soit directement (programme de privatisation le plus important depuis vingt ans, instauration des stocks options et d’un début de fonds de pensions, choix de réductions fiscales…), soit indirectement, en dévoyant des mesures initialement sociales (emplois jeunes, loi sur les 35 heures) pour augmenter la flexibilité du travail dans les entreprises et remettre en question certaines conventions collectives. Certaines avancées sociales eurent lieu, mais plus dans une logique de services universels, c’est-à-dire de services minima, que dans une logique de service public (loi sur les exclusions, Couverture Maladie Universelle, loi Solidarité et Renouvellement Urbain…). Dans la seconde phase de la mandature, cette politique s’est transformée en politique de contrôle social : discours sécuritaire contre les jeunes et les immigrés, choix de la main droite de l’Etat (appareil répressif) au détriment de la main gauche (santé, éducation, solidarité), instauration du workfare à travers le PARE… Les oppositions qui se sont faites jour touchent ici à la conception même du travail et des droits, et renforcent le caractère paradoxal de la caution apportée par les Verts à des politiques contradictoires avec les fondamentaux écologistes (refus de hausse significative des minima sociaux, pas de RMI aux moins de 25 ans). Parallèlement, le rapport Lipietz n’a pas permis la mise en place d’une loi sur le "tiers-secteur", et le secrétariat d’Etat à l’économie sociale et solidaire, s’il a pu initier et innover (SCIC), n’avait que des moyens dérisoires, et G. Hascoët s’est même fait enrôlé pour cautionner la loi créant le fonds de pension à la française.
Au plan des réformes institutionnelles et sociétales, le bilan est encore très mitigé. Le Pacte Civil de Solidarité (PACS) est une avancée majeure, mais il fut mené sans grand courage (personne n’a oublié la désertion de l’assemblée par les députés socialistes le jour initialement prévu pour le vote). En matière de toxicomanies, malgré rapports et missions interministérielles, rien n’a avancé sur la légalisation contrôlée des drogues douces et la médicalisation des drogues dures, laissant la voie aux trafics et négligeant la formation et l’embauche d’équipes de rue et d’accueil. Si la parité est une belle avancée, le cumul des mandats a peu reculé, la justice est restée sans moyens et n’a pas obtenu la loi d’indépendance attendue, la "démocratie de proximité" n’a pas grand-chose à voir avec la nécessaire démocratie participative. Plus grave alors que l’opinion était mûre entre 1998 et 2000 (cf. tableau), le gouvernement a manqué de courage politique sur les questions de l’immigration, de la citoyenneté et de l’égalité des droits. L’extrême droite étant momentanément divisée et affaiblie, la sympathie pour les sans-papiers forte, et la France Black-Blanc-Beur ayant gagné la coupe du monde, une fenêtre était ouverte pour donner le droit de vote aux résidents étrangers, engager une politique de lutte contre les discriminations (au-delà des timides CODAC - Commissions Départementales d’Accès à la Citoyenneté) et pour la promotion sociale des jeunes issus de l’immigration. Jospin et le PS n’ont pas eu ce courage, cantonnant les Verts (qui avaient déposé une proposition de loi en ce sens) et les mouvements pour l’égalité des droits à des mobilisations sans débouché. Enfin, au lieu d’une VIe République participative, nous avons eu le quinquennat et l’inversion du calendrier des élections de 2002. Cette dernière mesure d’apprenti sorcier, imposée à ses partenaires, aura été, en favorisant la multiplication de candidatures visant à préparer les législatives (éléments clé du financement des partis), une erreur aussi tragique pour Jospin que la dissolution de 1997 l’avait été pour Chirac.
Fallait-il sortir du gouvernement ?
Au vu de ce bilan, au souvenir des couleuvres avalées, nombreux sont ceux qui se demandent pourquoi les Verts n’ont pas quitté le gouvernement. Pourquoi, alors que leur faible nombre de députés n’était pas indispensable à une majorité parlementaire, n’ont-ils pas su taper du poing sur la table ? Pourquoi, malgré l’appel de la gauche du parti (notamment l’appel à référendum militant lancé mi 2000 pour un changement de cap ou une sortie du gouvernement) la direction Voynetiste puis Voyneto-mamériste n’a-t-elle pas provoqué de "crise" en mettant leur départ dans la balance pour déplacer les lignes du rapport de force ? Il est vrai que Jospin a soigneusement évité de condenser les arbitrages défavorables dans le temps, ce qui aurait facilité la cristallisation d’une crise et une renégociation globale. On n’a donc assisté qu’à quelques "coups de gueule" sans lendemain, entamant sérieusement la crédibilité des Verts lors des confrontations ultérieures, l’exemple le plus catastrophique étant les gesticulations autour de la crise du gasoil à la rentrée 2001.
Une autre explication de l’absence de fermeté des Verts est malheureusement à chercher du côté des jeux de pouvoirs internes au parti. Après une première année sur ses deux pieds (un au gouvernement, l’autre dans le mouvement social, comme fin 1997 lorsqu’elle avait fort bien soutenu le mouvement des chômeurs), D. Voynet fut sommée de rentrer dans le rang… Et si elle se laissa discipliner par Jospin au lieu de forcer la rupture avec le virage social-libéral du gouvernement, c’est surtout car elle avait besoin de conserver un statut ministériel pour maintenir son leadership sur les Verts face à l’ascension de D. Cohn-Bendit et N. Mamère…
L’influence des institutions sur les Verts et leur positionnement dans le champ politique
Pour ce qui est la perception publique des Verts, leur notoriété et leur image se sont améliorées (tant que les conflits internes n’ont pas brouillé cette image). Ils ont été perçus comme un aiguillon des gauches traditionnelles, grâce à la médiatisation des dissensions : sans-papiers au moment de la grève de la faim de Limeil-Brévannes en 1998, soutien aux précaires et chômeurs durant le mouvement de décembre 97, nucléaire, chasse… Les député-e-s, bien qu’en porte-à-faux avec le parti sur certains votes, notamment dans les domaines économique et social, ont joué un rôle important dans cette médiatisation, contrebalançant les prises de position du MATE.
Malgré des progrès électoraux, les Verts ont perdu le monopole de la "politique autrement", que ce soit par l’affadissement de leurs positions ou par les logiques électoralistes qui se sont développées au détriment de la démocratie interne. Le profil de leurs adhérents s’est normalisé. Dans un contexte de montée des mouvements citoyens non partidaires, depuis les mouvements dits anti-globalisation jusqu’aux listes citoyennes lors des élections municipales, ils se sont plutôt retrouvés dans le même sac que les autres partis de gauche.
On note également une normalisation des positionnements et des contenus politiques. Le programme des Verts aux législatives en témoigne : plus complet que jamais, il est aussi plus gestionnaire et plus proche de celui du PS qu’il ne l’avait peut-être jamais été. Au cours des dernières années, des fondamentaux de l’écologie comme la non-violence active, le rejet du cumul des mandats, l’attachement à la proportionnelle et aux droits des minorités ont été malmenés. Dans le même temps, des mesures comme la réduction du temps de travail à 32 heures par semaine commencent à être contestées, l’agriculture "raisonnée" des succursales de la FNSEA trouve des défenseurs face à l’agriculture bio, et l’on trouve même une poignée de pro-nucléaires au sein des Verts… Même si ces remises en causes sont pour l’heure cantonnées à des groupes minoritaires fortement marqués par la social-démocratie, elles n’auraient pas été envisageables plus tôt.
En interne, il semble que le choc provoqué par un saut qualitatif tel que l’entrée au Parlement et/ou au gouvernement ait eu des conséquences sur tous les partis verts d’Europe. Les Verts français sont dans le cas unique d’avoir accédé simultanément aux deux. De nouveaux conflits se sont développés, d’autres se sont déplacés, touchant tous à la définition de la pratique politique légitime. L’"unification des écologistes" a coïncidé avec cette double entrée à l’Assemblée et au gouvernement. La rupture avec un certain sectarisme de la période Waechter rendait nécessaire l’accueil d’écologistes qui avaient été contraints de s’organiser à l’extérieur des Verts. Mais dans le même temps ont adhéré, en bloc et avec accès immédiat à tous les niveaux de direction, des militants à la culture politique extrêmement "classique", notabiliaire, notamment autour de Noël Mamère. Le débat sur la légitimité des pratiques politiques des Verts, sur leur refus de certains codes politiques usuellement en usage, sur leur prétention à "changer les règles du jeu", se menait jusqu’alors à l’externe, les Verts étant soudés sur l’essentiel. Il est devenu interne et s’est trouvé fortement mêlé aux luttes de pouvoir.
Parallèlement s’est développé le syndrome ministériel : un an après avoir appelé les Verts à se faire entendre sur les sujets de désaccord avec le gouvernement pour étendre ses propres marges de manœuvre, la nouvelle ministre demandait le silence dans les rangs. L’ambiguïté grandissait entre les rôles de Dominique Voynet : ministre, porte-parole de fait des Verts et principale interlocutrice de Premier ministre… Alors que les nouvelles expériences, nouvelles contradictions, nouveaux savoirs de celles et ceux qui se trouvaient "en première ligne" dans les institutions pouvaient être très utiles à l’évolution du mouvement pour peu qu’ils fussent analysés avec le recul nécessaire, mis en débat, appropriés collectivement, on a surtout assisté à une vague de conversions à la religion du pouvoir d’État. Très sûrs de leur fait, les cadres nationaux des Verts sont passés d’une culture démocratique à une culture technocratique et élitiste, où "ceux qui savent" se font approuver par "ceux qui n’ont pas encore compris", ou passent en force au nom de leur compréhension supérieure des intérêts du parti. C’est ainsi que la remise en cause publique de décisions prises démocratiquement est devenue un mode de gestion ordinaire chez les Verts. À peine acté par les militants lors de l’Assemblée Générale de novembre 2000, le choix de faire de la proportionnelle un préalable à toute nouvelle alliance avec le PS était qualifié d’"irréaliste" par certains leaders. Peu après, le candidat élu par les militants pour la présidentielle était présenté comme "une erreur de casting", puis renversé par une révolution de palais… Il est à noter que l’incapacité à mutualiser l’expérience des institutions et à la constituer en capital politique, précédemment évoquée, n’a pas été dépassée.
La convergence entre les deux pôles, notables socio-démocrates fraîchement arrivés et écologistes happés par l’appareil d’État, s’est construite à la fois sur le fond d’une volonté de neutralisation mutuelle entre concurrents pour le pouvoir interne, et sur fond de convergence progressive dans un même projet de "normalisation" des Verts, le modèle politique traditionnel s’imposant peu à peu comme référence "modernisatrice". Un phénomène remarquable est le développement du discours sur la (supposée) nécessité de "faire grandir" les Verts. Initialement, la thématique de "l’immaturité" des Verts, avec ses variantes plus ou moins condescendantes ou insultantes, était le fait des adversaires de l’écologie politique. Il s’agissait pour eux de stigmatiser le refus des règles communes recelé dans la notion de "politique autrement". La parité a ainsi longtemps été visée, avant le revirement que l’on sait. Avec les dérives progressives par rapport aux pratiques initiales et aux règlements internes des Verts, et le ralliement de nombre de "dirigeants historiques", ce discours sur la nécessité de "grandir" en devenant un parti comme les autres est devenu un leitmotiv des débats internes. Pourtant, les partisans de la doctrine de l’immaturité des Verts n’ont pas été en reste de comportements infantiles, se donnant en spectacle en singeant les mœurs les plus ridicules de la politique politicienne la plus éculée. Et à mesure que cet argument à usage interne, pour une remise en cause des fondements démocratiques des Verts, se développait, un climat d’auto-dénigrement et de complexe d’infériorité permanent s’est instauré. Cette perte d’estime de soi trouve peut-être ses origines chez les Verts ayant pris part au gouvernement et aux cabinets : leur découverte d’un appareil d’Etat extrêmement complexe et de leurs faibles capacités à influencer cet appareil aura été pour eux une expérience marquante. D’où peut-être le sentiment chez certains que ce qui manquerait avant tout aux Verts, ce seraient des élus notabilisés et des technocrates expérimentés afin de mieux peser dans les politiques publiques et les luttes internes de l’appareil d’Etat. Si ce constat du faible ancrage des idées vertes dans les institutions et les administrations est juste, le risque serait d’oublier la nécessité des luttes (notons la quasi-incapacité verte à organiser et mener des campagnes thématiques militantes), des pratiques alternatives et de l’imagination pour créer un rapport de force permettant de transformer l’institution plus vite qu’elle ne nous transforme. De plus, cette perte de confiance collective aura probablement réduit la capacité à lutter et à négocier avec des formations politiques autrement respectables, puisque soi-disant "matures". Comment s’étonner de la faiblesse des textes issus des discussions avec le parti prétendant à l’hégémonie à gauche, le PS, dès lors que de tels complexes d’infériorité ont été internalisés par les Verts ?
La progression des idées écologistes dans l’opinion
Pourtant, et ce n’est pas le moindre des paradoxes du bilan de cette première participation des Verts au gouvernement, malgré la sanction globale de la gauche de gouvernement au premier tour de la présidentielle de 2002 (3 millions de voix perdues entre 1995 et avril 2002 pour la gauche plurielle, 1,5 millions si l’on inclue le vote Chevènement), les Verts eux ont progressé. Qu’il soit qualitatif (déplacement des lignes de forces et des mentalités dans des secteurs tels que la politique agricole, les transports ou les risques technologiques) ou quantitatif (bilan électoral), le bilan de l’évolution de l’influence des idées vertes en France depuis 1995 est sans conteste positif. Le passage de 3,31 % en 1995 à 5,24 % en 2002 témoigne de l’ancrage de l’écologie dans le champ politique. Au soir du 21 avril 2002, les Verts restent la seule force de la gauche gouvernementale encore debout devant le champ de ruines, comme si les électeurs ne leur tenaient pas rigueur des insuffisances sociales et environnementales du gouvernement Jospin. Comme s’ils acceptaient, pour cette fois du moins, de considérer les Verts, partenaire minoritaire et parfois turbulent, comme non-comptables du bilan du gouvernement.
Mais le paradoxe n’est qu’apparent si l’on observe que l’essor électoral de 2002 constitue plutôt une consolidation des plus amples succès des Européennes (1999) et des Municipales (2001). D’autant plus que ces scores sont à resituer dans la conjoncture extrêmement favorable de ces dernières années (montée des préoccupations écologiques dans l’opinion, irruption des risques environnementaux, alimentaires et sanitaires dans l’espace public : sang, vache folle, amiante, OGM, Erika, dioxine, AZF, etc.). Dans un tel contexte, on peut se demander si les Verts ont réellement su impulser et "politiser" cette actualité (en ouvrant et animant des luttes faisant émerger des problèmes publics et en leur donnant un sens, une lecture écologiste), ou s’ils n’ont fait le plus souvent que surfer sur elle. Il semble bien en tout cas que les Verts n’aient pas encore emporté l’importante bataille "idéologique" autour des risques : la lecture anti-productiviste et anti-libérale des risques (revoir nos modes de production et de consommation, intégrer les choix techniques dans le champ politique) qui devrait être la leur n’a pas encore pris l’ascendant sur la lecture sécuritaire (autour de la seule précaution et d’une judiciarisation de la citoyenneté), autour de laquelle pourrait se construire une écologie libérale.
Il faut en outre noter deux faiblesses, qui demanderont de sérieux changements de stratégie pour être dépassées. Par une gestion brutale du problème de la chasse et de la conservation des espaces naturels (cf. notre dossier), les Verts au gouvernement ont une lourde responsabilité dans le développement du mouvement des chasseurs. L’émergence de cette force conservatrice dans le champ politique est doublement préoccupante : d’une part car elle fragilise la gauche en sapant la base sociale des autres partis (notamment dans le Nord et le Sud-Ouest), et d’autre part elle car illustre un risque de despotisme écologiquement éclairé d’élites urbaines tentant de discipliner le rapport à la nature de couches populaires rurales.
Seconde faiblesse, l’enracinement électoral des Verts s’est fait en en ciblant l’électorat du parti socialiste. En rentrant docilement dans la ligne Jospin depuis 1998 sur les questions économiques et sociales, les Verts se sont alors éloignés de ceux qui attendaient une transformation sociale plus profonde et des réponses plus concrètes aux inégalités et à la mondialisation libérale. Jospin a en effet choisi de couper la gauche gouvernementale d’une partie des mouvements sociaux et de l’extrême gauche, et a contraint le PC et les Verts à cautionner sa rigidité croissante face à la gauche réelle qui avait fait la victoire de 1997 (enlisement de 70.000 sans-papiers, licenciements collectifs, timidité en matière de droit au logement ou de toxicomanies, répression musclée des actions des mouvements de chômeurs en 1998…) ou face à aux revendications de nouveaux mouvements citoyens et syndicaux ("altermondialisation", taxe Tobin, services publics, etc.). Bilan : un renforcement de cette extrême gauche que l’on croyait pouvoir marginaliser, et une fuite des couches populaires dans les bras de l’extrême droite. Pour les Verts, il en a résulté un recul de leur audience électorale parmi les chômeurs et parmi l’électorat demandeur d’une autre politique à gauche (plus protectrice socialement, plus moderne sociétalement, plus participative institutionnellement, choisissant la main gauche de l’Etat plutôt que sa main droite libérale-autoritaire), tandis qu’ils séduisaient un secteur plus modéré et moins démuni de la société française, souvent gagné sur le PS.
Le 21 avril, cette stratégie jospinienne et le recentrage effectué depuis 4 ans par la direction des Verts se sont révélés mortifères avec l’élimination de la gauche pour le 2e tour et une extrême gauche à 10 %, dont 4,3 pour la LCR, signe de l’existence d’un espace politique délaissé par les Verts sur leur gauche.
Pour pouvoir prétendre contribuer à la reconstruction de la gauche, les Verts ne peuvent donc pas faire l’impasse sur leur propre bilan. Un changement de stratégie pour retrouver une autonomie et une radicalité perdues et un aggiornamento idéologique sont nécessaires pour enraciner une écologie populaire autour d’un projet permettant l’alliance des couches moyennes et intellectuelles "post-matérialistes" formant le noyau initial de l’écologie et les couches populaires précarisées par la mondialisation libérale. Il s’agit notamment de ressortir du placard le volet social de l’écologie politique mis en arrière-plan par 4 ans de renoncements gestionnaires et par une campagne présidentielle centrée sur les volets environnementaux et sociétaux de l’écologie. Ceux-ci ne peuvent apparaître que comme des préoccupations de classes aisées s’ils ne sont pas fermement articulés à des évolutions sociales et économiques susceptibles de promouvoir la dignité et les aspirations de chacun. La question du droit au revenu doit ainsi revenir au centre de la réflexion écologiste, ainsi que les mesures urgentes ("plan Marshall") contre la précarité et pour les banlieues. Parce que la conquête d’un espace économique citoyen face à la marchandisation doit aller au-delà des élites du logiciel libre ou du voyage à Porto Alegre, le renforcement du tiers secteur (alliant création d’emploi, lien social et responsabilité citoyenne) est une priorité. De même, on ne sortira pas du nucléaire sans un service public de l’énergie soutenable (alliant emploi, service public universel et sortie du nucléaire). Enfin, la réduction du temps de travail qui doit se poursuivre avec 32 heures sur quatre jours doit impérativement allier temps libre, création d’emploi et obstacles à la "flexibilité" subie. C’est à ces conditions que pourra être menée la transition écologique que nous souhaitons. [1]
[1] Nous rejoignons en cela à la fois les analyses et propositions d’Alain Lipietz, et les réflexions autour du concept d’"écologie populaire". Cf. Alain Lipietz "Présidentielle : un premier bilan", lundi 29 avril 2002, en ligne sur http://reconstruire-lespoir.net.