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Trois livres au REPAS (Réseau d’échanges et de pratiques alternatives et solidaires)
Récits de village coopératif, d’une communauté de travail et d’un palais social
vendredi 27 février 2009, par
Connaissez-vous le "familistère" de Guise, les villages coopératifs ou les communautés de travail ? Déjà entendu parler peut-être, mais tout cela a des airs d’utopie anti-capitaliste façon 19e siècle et de fouriérisme angélique (avec ses "phalanstères" et autres "passions") passés de mode ? Détrompez-vous. L’idée de vivre autrement n’a jamais été autant d’actualité, à l’heure où les bourses s’effondrent et où la crise écologique pointe à quelques encablures. Après la chute du mur de Berlin et alors que les murailles financières vacillent, il est plus qu’urgent de revoir nos classiques.
C’est ce que proposent les éditions REPAS, qui publient dans la collection Pratiques utopiques une série de livres en forme de rappels historiques et de témoignages actuels sur les façons de créer des bouts d’autre monde, possible et bien réel. On y croise les figures et les idées d’inventeurs souvent oubliés (entre autres : Godin, Fourier, Barbu…), entrepreneurs sociaux aux idées révolutionnaires, qui ont choisi l’architecture, la coopération et l’économie sociale comme armes. Des théoriciens de la pratique d’une autre voie (ni capitalisme, ni communisme d’État) qui ont parfois frayé avec les révolutionnaires du 19e siècle (1830, 1848, 1871), mais qui avaient pas mal d’avance sur les acharnés de la révolte, qui finirent souvent martyrisés ou exilés. Ces pionniers du bien-être pour tous pensaient urbanisme, caisses mutuelles, intéressement et association, hygiène et santé, loisirs et culture… Ils ont réfléchi puis construit des lieux de vie et des modèles économiques, alternatifs et coopératifs, au service des travailleurs, bien avant que la France des après-guerres décide de créer l’impôt sur le revenu (1917) et la sécurité sociale (1945).
C’est par l’expérience concrète que s’évalue une idée, et sa pertinence réelle semble nous rappeler ces utopistes concrets d’hier et d’aujourd’hui. Ce sont d’expériences (passées et présentes) que nous parlent les auteurs qui ont composé cette collection d’histoires de vie. Certaines nous replongent dans l’histoire et dans ses leçons. D’autres nous donnent à voir ce qui se fait aujourd’hui, ce qui s’invente et se perpétue, loin des lumières médiatiques et des discours convenus sur le marché et ses "réalités".
Mais comme il ne suffit pas de le dire et de l’écrire, REPAS est aussi le nom d’un réseau (Réseau d’échanges et de pratiques alternatives et solidaires) qui rassemble diverses expériences coopératives et de vies collectives : entreprises, accueil, compagnonnage, qui expérimentent "de nouveaux rapports au travail, des comportements financiers plus éthiques et plus humains, de nouvelles relations producteurs - consommateurs et des présences engagées sur nos territoires". Tout un programme, donc, que ce REPAS, qui devrait allécher toutes celles et tous ceux qui cherchent des voies nouvelles pour envisager autrement le travail et la vie en commun.
Un bol d’air frais à trouver dans ces villages et ces entreprises d’un genre différent ; une cure de volontarisme, aussi, que ces récits argumentés et réalistes sur la difficulté à inventer d’autres façons de vivre et de travailler ensemble. Une très bonne idée, en tous cas, que de mettre à disposition d’un large public ces exemples en actes d’autres vies et d’autres façons de la gagner. Les trois derniers ouvrages parus en 2008 dans la collection Pratiques utopiques traitent d’un palais social, d’un village coopératif et d’une communauté de travail.
Le familistère : palais social des travailleurs
Saviez-vous que les célèbres poêles Godin ont été fabriqués jusqu’en 1968 par une coopérative sise au familistère de Guise ? La marque porte d’ailleurs le nom du fondateur de cette communauté de travail et de vie : Jean-Baptiste André Godin. Entrepreneur talentueux et révolutionnaire du milieu du 19e siècle, il décida de délaisser l’acier pour la fonte dans la fabrication de casseroles, puis de poêles à bois, qui sont toujours une marque d’excellence et reviennent à la mode de nos jours. Godin, c’est aussi un disciple de Fourier qui s’écarta du maître et des tentatives des phalanstères – qui ont, pour la plupart, rapidement périclité – pour réussir l’expérience d’une entreprise prospère qui donne aux ouvriers un lieu de vie et de travail décents et partagés : le familistère.
Profitant du succès de ses inventions et de son industrie florissante, Godin décida de consacrer sa fortune à ses idées radicales et "associationnistes" au service du bien-être de milliers de travailleurs-coopérateurs-associés. À côté des ateliers, il dessine et fait bâtir un ensemble architectural colossal, au milieu de la campagne de Guise. Le plan d’urbanisme est pensé par Godin lui-même. Les rues, cours et jardins jouxtent des bâtiments de plusieurs étages, munis de grandes fenêtres et de balcons intérieurs. Relié par des passerelles, alimenté en eau, gaz et électricité, équipé de douches, de salles de classe, de salles de spectacles et même d’une piscine, le "palais social" peut accueillir plusieurs centaines de familles de travailleurs dès 1860. À ’époque où fleurissent partout des corons et autres cités ouvrières, plus ou moins miséreuses et souvent louées aux grands patrons, les appartements lumineux du familistère forment une ruche partagée au sein de laquelle la vie commune est rythmée par le travail et les loisirs (musique, bains, réunions, etc.).
Au moyen d’archives – articles et écrits de l’époque – mais aussi d’entretiens avec des familistériens du 20e siècle, c’est l’histoire de cette aventure de plus d’un siècle que raconte Jean-François Draperi, avec ses difficultés (la succession du fondateur, les critiques diverses) et ses réussites (humaines ou éducatives, à entendre ceux qui ont vécu l’expérience). On y comprend ce que Godin doit à Fourier et ses "utopies nécessaires", mais aussi ce qu’il a reproché aux fouriéristes qui ne furent que des communautés éphémères et qui n’ont pas su faire vivre leurs idées "pasionnelles". De même, on voit se profiler les dérives qui toucheront les coopérants et les associés au fil du temps : les augmentations de salaires, la rétribution du capital, la concurrence montante et la loi du marché comme justifications à certaines décisions, etc. Jusqu’à l’abandon du projet coopératif et la vente de l’entreprise, en 1968. L’histoire, qui s’est jouée sur le long terme, est celle d’une idée et de son application concrète, celle de principes, aussi, qui voyaient l’ascension dans la coopérative comme une possibilité, et non un dû. Contrairement à certains, Godin ne voulait pas prendre les hommes pour ce qu’ils sont – ou ce que Dieu en aurait fait – mais il estimait que chacun "a charge de travailler à sa propre perfection et qu’il est ce qu’il fait de lui-même".
Ceux qui ont vécu là parlent d’une certaine idée du bonheur, dans ce petit monde à part ; ils racontent la solidarité, les loisirs, l’assurance du lendemain et la fierté de ces travailleurs qui partageaient leur entreprise. La coopérative a cessé d’exister, mais il reste ce bâtiment étonnant, ce "palais social" qui fut le joyau du familistère de Guise. Un vestige du passé ? Qui a peut-être encore bien des choses à nous apprendre sur l’avenir. Au fond, l’architecte Godin, qui fut autant entrepreneur qu’organisateur et sondeur des âmes, nous laisse bien plus que des symboles. Ce travailleur acharné fut plus qu’un utopiste : un inventeur de l’économie sociale, utilisant ce que Fourier avait esquissé, comme le relève l’auteur, pour qui "la fonction de l’utopie est de permettre à l’imagination sociale de s’exercer". Le familistère, au travers de ce livre, reprend sa place dans l’histoire économique sociale : un rappel à l’imagination.
Jean-François Draperi, Godin, inventeur de l’économie sociale. Mutualiser, coopérer, s’associer, éd. Repas (collection "Pratiques utopiques"), 2008, 193 p., 15 €
Un village en chantier ouvert
Ce petit livre nous offre un récit du projet de renaissance d’un hameau ardéchois sans accès routier, eau potable ou électricité. Sur un ton léger et optimiste, Béatrice Barras ne cache pas les difficultés financières, administratives et relationnelles rencontrées par l’équipe du Viel Audon, dont elle faisait partie, sans jamais négliger la vue globale, notamment les valeurs partagées dans le projet : créer un espace non-marchand incitant à la coopération et à la mixité sociale avec un impact écologique réduit. Trente ans plus tard, le Viel Audon combine – non sans conflit – activités pédagogiques, sociales et agricoles. L’enjeu n’est autre que de transmettre – par la pratique et le vécu plus que par les mots – l’idée d’un mode de vie plus humain et plus sain : d’abord avec une manière de produire plus coopérative et épanouissante, ensuite avec une conception du bonheur basée moins sur la consommation et plus sur les liens sociaux et avec la nature. Pour que les éducateurs du Viel Audon transmettent plus qu’une belle expérience aux participants des chantiers, il est nécessaire que les vacances utopiques de l’été ardéchois puissent devenir des pratiques utopiques urbaines.
Le lecteur tenté de se lancer dans un projet de production conviviale et écologique en tirera quelques leçons, tant sur les compromis possibles avec l’administration (pour rester dans la légalité), qu’en ce qui concerne la manière d’articuler une vision finale souple, permettant une participation maximale de nouveaux partenaires. Mais si l’auteur nous invite à croire qu’il s’agit d’un modèle à suivre, le livre nous rappelle aussi l’unicité du lieu : l’isolement du Viel Audon incite à limiter gaspillage et consommation matérielle tant la logistique est difficile, alors que la beauté naturelle de l’endroit semble faire consensus parmi les nombreux témoignages de jeunes coopérants et explique sans doute une partie de leur enthousiasme. Cette beauté est bien illustrée par une série de photos en couleur qui complètent un livre sympathique, accessible et abordable.
Béatrice Barras, Chantier ouvert au public. Le Vieil Audon, village coopératif, éd. Repas (collection "Pratiques utopiques"), 2008, 190 p., 15 €
Boimondau : travailler en communauté
Michel Chaudy retrace, dans cet opus de la collection, la vie de la communauté de travail de Boimondau, de sa création, au début des années 1940, jusqu’à la cessation des activités en 1971. Une histoire mouvementée, pour la communauté qui doit se défendre, fuir et s’accommoder avec les régimes politiques. Alors que le dernier maquisard de la communauté est libéré et que son fondateur rentre de Buchenwald, les questions politiques continuent de constituer une dynamique centrale dans le fonctionnement de Boimondau, que ce soient les affrontements entre un évangéliste et un humanisme matérialiste (tendances représentées par MM.Barbu et Mermoz) ou l’arrivée de de jeunes communistes de l’après-guerre. C’est donc dans un cadre bien particulier que Michel Barbu fonde son entreprise et la transforme en une communauté qui combine fabrication de boîtes de montres, vie sociale et activités d’épanouissement individuel (par la formation, mais aussi par des pratiques sportives, spirituelles et musicales).
Le lecteur trouvera ce recueil très intéressant, mais il est regrettable que le livre n’approfondisse pas certaines questions de fond sur le fonctionnement de la communauté de travail : Comment le principe de consensus est vécu ? L’existence de leaders (comme Barbu et Mermoz) est-il compatible avec une communauté égalitaire ? Quel rôle est accordé auxdites "familiers" (comme les partenaires des communautaires, presque uniquement des femmes sans emploi) ? L’échec de la communauté est précédé d’une normalisation des procédures de décision : mais est-ce la cause des problèmes ou bien est-ce l’indicateur des changements d’une société dans laquelle télévision et voiture rognent sur le temps libre en communauté ? Comment concevoir le rôle des femmes qui ne voient plus leur rôle essentiel dans le soutien domestique du mari, mais que la communauté continue de considérer comme une masse de "familiers" à intégrer dans l’activité masculine ? Comment envisager les relations de la communauté aux syndicats, aux organismes professionnels, aux entreprises capitalistes ? L’auteur ne réserve que peu de réflexions à ces questions, préférant compléter l’histoire fascinante du Boimondau avec une vue d’ensemble des autres communautés de travail qui se créèrent à Valence et pour lesquelles Boimondau fut source d’inspiration et de soutien.
La conclusion, qui promet de poser la question de la possibilité de créer une telle communauté aujourd’hui, accuse Mermoz laconiquement de penser que "tout supérieur est un homme à combattre" et ceci à cause de sa "formation marxiste", alors que Barbu est présenté comme un "inventeur industriel assidu et généreux", qui finit déçu. Chaudy offre une histoire pleine de toutes les émotions que guerre, occupation et Libération provoquent. Il souligne toutefois les difficultés rencontrées entre des protagonistes, sympathiques et héroïques, et une génération étrangère aux liens forts des maquis et de la pénurie. Il fait donc, avec ce livre, plus l’historique d’une utopie qu’une utopie pratique.
Michel Chaudy, Faire des hommes libres. Boimondau et les communautés de travail à Valence, éd. Repas (collection "Pratiques"), 2008, 171 p., 15 €
Sur Internet : http://www.reseaurepas.free.fr/