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La décroissance et la question sociale
dimanche 15 avril 2007, par
Luc Semal, étudiant en philosophie et en science politique, travaille sur les implications politiques et sociales de la crise écologique. Il analyse ici le point de vue des objecteurs de croissance sur la question sociale : que pensent-ils des revendications salariales, du pouvoir d’achat, des inégalités sociales ? En insistant sur les valeurs démocratiques qui les animent, les objecteurs affirment que la décroissance, pour être « conviviale », doit nécessairement être solidaire : dans un monde fini, les ressources limitées doivent être équitablement partagées. Nous devrions donc choisir de limiter nos besoins pour que chacun puisse satisfaire les siens. Cette stratégie d’auto-limitation des besoins devrait permettre une meilleure répartition des ressources existantes, c’est-à-dire une réduction des inégalités : la décroissance se veut donc une réponse à la fois à la crise écologique et à la question sociale. Mais sommes-nous prêts à entendre ce discours écologiste et égalitariste ?
Les théories de la décroissance ne sont pas encore "figées", et c’est pourquoi il n’y a pas de recettes doctrinales de la décroissance pour répondre à la question sociale. Toutefois, les objecteurs de croissance partagent généralement une réflexion approfondie sur le problème des inégalités sociales, de la misère et de la pauvreté, qu’ils espèrent résoudre par la décroissance : le fait que la décroissance soit souvent qualifiée de conviviale ou de solidaire montre l’importance accordée à cette question. Voici un aperçu de l’analyse de la question sociale par le mouvement de la décroissance, des réponses qu’ils proposent d’y apporter, et des obstacles auxquels ils risquent de se heurter.
La lutte contre la pauvreté est un piège
La lutte contre la pauvreté est souvent présentée comme la réponse prioritaire à la question sociale, tant sur le plan national qu’international. Mais qu’est-ce au juste que la pauvreté ? Beaucoup d’objecteurs de croissance se réfèrent à André Gorz pour répondre à cette question. Selon lui, "pas plus qu’il n’y a de pauvres quand il n’y a pas de riches, pas plus il ne peut y avoir de riches quand il n’y a pas de pauvres : quand tout le monde est « riche » personne ne l’est ; de même quand tout le monde est « pauvre ». À la différence de la misère, qui est insuffisance de ressources pour vivre, la pauvreté est par essence relative." [1] Pour paraphraser encore cet auteur, on peut dire qu’au Vietnam, on est pauvre quand on marche pieds nus ; qu’en Chine, on est pauvre quand on n’a pas de vélo ; qu’en France, on est pauvre quand on n’a pas de voiture, et qu’aux États-Unis, on est pauvre quand on n’en a qu’une.
La pauvreté est donc essentiellement relative : elle ne peut être définie que comme un manque par rapport à quelqu’un d’autre. La misère, en revanche, est objective : est miséreux celui dont les besoins fondamentaux (manger à sa faim, avoir un toit, etc.) ne sont pas satisfaits. Serge Latouche pointe l’absurdité du concept de pauvreté en renversant l’analyse : pourquoi définir la pauvreté comme un manque et pas la richesse ? En effet, la richesse pourrait être définie comme "un manque de clairvoyance, un manque de vertu ou de solidarité, un manque de sens de la justice sociale ou un manque de compassion." Par sa frénésie d’accumulation matérielle égoïste qui s’apparente à une fuite en avant, la richesse présente, selon les objecteurs de croissance, un "caractère pathologique" [2].
Pour expliquer cette fuite en avant vers toujours plus de richesse, le journaliste Hervé Kempf invoque un économiste de la fin du XIXe siècle : Thorstein Veblen. Celui-ci a intégré à sa réflexion économique un instinct de l’homme qu’il a appelé "tendance à rivaliser", et qui consiste à vouloir se démarquer de son voisin en accumulant plus de biens que lui [3]. Cette tendance fait que les besoins humains tendent à être illimités, et que la richesse n’est jamais jugée suffisante. C’est ainsi que les objecteurs de croissance tendent à expliquer la richesse, la pauvreté, et donc la persistance des inégalités sociales. Pour eux, lutter contre la pauvreté est donc un leurre, puisque c’est une lutte sans fin : pour répondre à la question sociale, les objecteurs de croissance proposent plutôt de s’attaquer à la misère et à la richesse.
Lutter contre la misère et contre la richesse
Face à la question sociale, la spécificité des objecteurs de croissance est donc de vouloir mettre l’accent sur la lutte contre la misère et contre la richesse, plutôt que contre la pauvreté. Ce souci reflète parfaitement les idées d’auto-limitation volontaire des besoins et de partage des richesses contenues dans la notion de décroissance conviviale ou solidaire, et résumées par le mot d’ordre de Gandhi, devenu l’une des phrases-fétiches des objecteurs de croissance : "vivre simplement pour que les autres puissent simplement vivre".
En effet, pour les objecteurs de croissance, la richesse est mauvaise en soi (parce qu’elle présente un caractère pathologique), mais elle est aussi nécessairement source de misère sociale et de destruction écologique accrues : la richesse d’une minorité est la cause de la pauvreté d’une majorité, et de la condamnation d’une part importante de la population mondiale à la misère sociale et écologique. Dans un monde qui n’a jamais été aussi riche, 800 millions de gens ne mangent pas à leur faim, et ce chiffre est en constante augmentation. De plus, ces miséreux habitent souvent les zones les plus polluées de la planète et sont les premières victimes des désastres environnementaux.
Pour permettre à ces gens d’échapper à la misère, les objecteurs de croissance proposent de réduire le train de vie des riches en les incitant à choisir la "sobriété" ou la "simplicité" plutôt que de poursuivre leur course folle à la richesse. S’il n’y a plus de riches, alors il n’y a plus de pauvre, et des ressources sont libérées pour enfin satisfaire les besoins fondamentaux des miséreux. Dans un monde où les ressources naturelles sont limitées et où la course à la richesse est entretenue par les plus riches (dont le mode de vie est donné comme exemple à imiter et comme modèle de réussite sociale), la question écologique et la question sociale sont intimement liées. La notion de décroissance conviviale impose de les penser ensemble.
Cette conception de la question sociale est bien illustrée par l’empreinte écologique [4]. La logique de cet indicateur est simple : nous ne disposons que d’une planète. Or, si les 7 milliards d’habitants de la planète vivaient comme des Américains moyens, il nous faudrait 6 planètes pour que ce mode de vie soit soutenable ! Faire de ce mode de vie un modèle universel en imaginant pouvoir le généraliser au reste de la planète est donc soit un mensonge, soit une folie. Ce mode de vie est doublement coupable : d’une part, il épuise la planète, et d’autre part, il maintient des populations entières dans la misère tout en générant de la frustration.
Face à ce constat, une seule réponse "démocratique" est possible : organiser la décroissance des pays occidentaux, de manière à réduire leur empreinte écologique à une planète et à laisser suffisamment de ressources aux pays les plus pauvres pour satisfaire leurs besoins fondamentaux. Dans le cas des émissions de gaz à effet de serre et selon la même logique, on pourrait aussi analyser le scénario du protocole de Kyoto appelé "contraction et convergence", qui consiste à réduire les émissions mondiales de gaz à effet de serre (contraction des émissions mondiales), mais en demandant plus d’efforts aux pays les plus pollueurs de manière à laisser aux pays émergeants la possibilité d’accroître raisonnablement les leurs (convergence des taux nationaux d’émissions par habitant.) Dans les deux cas, la conception "décroissante" de la question sociale invite à renoncer à sa propre richesse pour lutter contre la misère des autres.
Principes moraux et principe de réalité : au nom de quoi limiter la richesse ?
Pour lutter contre les inégalités sociales, les objecteurs de croissance proposent donc de faire le choix de la sobriété et de la simplicité. À ceux qui trouvent cette idée irréalisable et utopiste, ils rappellent qu’une majorité de la population mondiale vit actuellement dans la simplicité et la sobriété : plus de 4,5 milliards d’individus vivent avec une empreinte écologique soutenable pour la planète. Notre confort occidental, en nous habituant au gaspillage et à la surconsommation, nous a fait oublier cette réalité des faits. Un problème demeure, cependant : cette simplicité n’est généralement pas choisie, mais subie par des individus qui espèrent bien, un jour, atteindre le mode de vie occidental !
La simplicité volontaire, prônée par les objecteurs de croissance, est plus marginale. Elle doit être un choix délibéré : il serait possible d’être plus riche, mais on fait le choix de limiter sa propre richesse pour la répartir et diminuer ainsi les inégalités sociales. Il s’agit de renoncer à un mode de vie prédateur pour la planète, parce qu’il n’est pas généralisable à toute la population mondiale et parce qu’il n’est générateur que de frustrations et de tensions sociales. La simplicité volontaire des objecteurs de croissance entend répondre à la question sociale en mettant en cohérence nos actes avec des valeurs qui se veulent fondamentales pour une société de décroissance conviviale : l’égalité et la solidarité.
Pour certains objecteurs de croissance, la simplicité volontaire est donc un choix moral, au sens philosophique du terme. La décroissance lutte contre les inégalités sociales en demandant à ce que chacun mette ses actes en cohérence avec des valeurs morales fondamentales pour la société. Cette "morale" de la décroissance renvoie à l’impératif moral de Kant, en en faisant un outil d’égalité et de solidarité intra-générationnelle : "Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse valoir en même temps comme maxime universelle." On y retrouve aussi l’impératif moral de Hans Jonas, qui fonde une solidarité inter-générationnelle : "Agis de telle sorte que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authentiquement humaine sur la terre." C’est pour cela que les objecteurs de croissance sont souvent accusés d’être d’incurables moralisateurs [5] : ils placent le devoir moral d’égalité et de solidarité avant la liberté de l’enrichissement individuel et de l’accumulation de biens matériels.
Mais si certains objecteurs de croissance insistent davantage sur l’un impératif moral, d’autres mettent en avant un principe de réalité : nous courrons à la catastrophe écologique et au chaos social si nous ne faisons rien, et la décroissance choisie serait le moindre mal. Généralement, le mouvement de la décroissance fait le lien entre principe moral et principe de réalité pour légitimer son discours politique. Mais dans les deux cas, un même problème demeure : y a-t-il véritablement une chance que les citoyens du Nord acceptent d’entendre ce discours et limitent volontairement leur richesse ? Ceux du Sud peuvent-ils renoncer au mode de vie occidental, avant même d’avoir pu y goûter, sans ressentir une violente frustration ? L’humanité peut-elle véritablement se fixer des limites et freiner la "tendance à rivaliser" qui la déchire ?
Comment organiser démocratiquement le renoncement à la richesse ?
Pour les objecteurs de croissance, le caractère volontaire de la simplicité et de la décroissance est le seul rempart contre une dérive éco-fasciste. C’est l’un des principaux paradoxes des discours pour la décroissance : nous n’avons pas le choix, alors choisissons de décroître pour que cela ne nous soit pas brutalement imposé. En réalité, ce paradoxe se résout facilement si l’on considère qu’il faut du temps pour qu’une société évolue et choisisse la décroissance : une décroissance choisie peut être conviviale et solidaire, mais une décroissance subie sera mal préparée et n’aura pas eu le temps nécessaire pour apprendre à freiner la "tendance à rivaliser" et la volonté de richesses des hommes. La décroissance choisie est un outil pour répondre à la question sociale par moins d’inégalités, alors que la décroissance subie aggrave la question sociale en aggravant les inégalités, puisque la soif de richesse continue à y régir les rapports sociaux.
Comment organiser politiquement une décroissance conviviale choisie ? Si quelques objecteurs de croissance semblent placer leurs espoirs dans une conversion quasi-unanime de la population à la décroissance, beaucoup estiment néanmoins que la décroissance est un projet politique, qui demande le soutien d’une majorité de la population pour appliquer quelques mesures susceptibles d’engager un cercle vertueux de la décroissance [6]. Là encore, il n’y a pas de programme politique figé, mais certaines mesures reviennent régulièrement et sont relativement consensuelles au sein du mouvement. On peut notamment en citer trois, qui mettent l’accent sur une réponse "décroissante" à la question sociale : l’instauration d’un revenu maximal admissible (RMA), la réduction et le partage du temps de travail, et une limitation drastique de la publicité.
Le revenu maximal admissible est un thème récurent des discours de la décroissance. Des partis d’extrême-gauche le prônaient pour des raisons d’égalité sociale, les décroissants le prônent pour des raisons écologiques : les riches polluent plus que les pauvres. Même si les riches peuvent acheter des appareils plus "respectueux de l’environnement", l’effet-rebond est tel que leur pollution s’avère finalement plus importante. En réalité, raisons sociales et raisons écologiques sont liées : non seulement les riches polluent plus, mais ils offrent aussi un modèle social frustrant, mensonger et suicidaire, en laissant croire que ce mode de vie est généralisable. Le RMA est aussi pensé comme un outil de redistribution, et donc comme une réponse "décroissante" à la question sociale.
La réduction et le partage du temps de travail sont plébiscitées par les objecteurs de croissance, dont beaucoup travaillent en mi-temps choisi. Si l’on fait le choix de ne pas consommer plus, à quoi bon travailler plus pour gagner plus ? Le travail n’est qu’un moyen et ne doit pas être considéré comme une fin en soi [7]. Les gains de productivité doivent servir à libérer l’homme de cette aliénation pour lui laisser le temps de s’épanouir dans l’art, la politique, le sommeil… ou la télévision, mais celle-ci est supposée perdre son omniprésence dans une société de décroissance. Une réponse "décroissante" au chômage de masse consiste donc à partager plus équitablement le travail, quitte à limiter le pouvoir d’achat. On disposerait alors de moins de moyens pour acheter des biens hétéronomes, c’est-à-dire faits par d’autres, mais de plus de temps pour se livrer à des activités autonomes, c’est-à-dire non-marchandes. Cette redistribution devrait aller de pair avec une réévaluation des emplois existants : moins d’emplois pour la fabrication de biens polluants (voitures, portables, etc.), mais plus d’emplois dans d’autres secteurs (services à la personne, agriculture, etc.)
La limitation de la publicité, voire son interdiction, est aussi une réponse à la question sociale. Car si la publicité pollue, son but est aussi de créer des besoins superflus en faisant l’apologie de la consommation, de la propriété matérielle et de la richesse. Le modèle social véhiculé par la publicité s’impose à toute la société, alimente la tendance à rivaliser et génère des frustrations là où il n’y en avait pas. La limitation de la publicité, par exemple en fixant la taille maximale des affiches à 70x50 cm, s’inscrit ainsi dans une lutte contre le culte de la richesse ostentatoire, et donc contre les inégalités sociales [8].
Après ce rapide tour d’horizon, un doute demeure cependant : sommes-nous prêts à entendre un tel discours et à y adhérer ? La raison ou la morale peuvent-elles être capables de freiner la tendance à rivaliser et la soif de richesse ? Quand la principale préoccupation des Français est le pouvoir d’achat, un candidat voulant répondre à la question sociale par la décroissance est courageux ou suicidaire, selon les avis. À cela s’ajoute le contexte international, qui rend plus difficile encore une organisation nationale de la décroissance.
Pour surmonter ce blocage, certains misent sur la raison et sur leur force de conviction, d’autres sur la pédagogie des catastrophes. Mais la question des institutions se pose aussi : pour éviter l’éco-fascisme et organiser une société de décroissance, il pourrait être nécessaire de "démocratiser la démocratie" en la complétant par de nouvelles institutions, plus susceptibles d’aborder ces questions dans leur complexité. À ce sujet, on peut souligner le travail effectué par Jacques Testart et la CFDD (Commission française du développement durable) sur les conférences de citoyens [9].
Le mouvement de la décroissance a développé un discours cohérent sur la question sociale en faisant de la lutte contre la course à la richesse et contre les inégalités l’une de ses priorités. Leur principal problème est aujourd’hui de rendre ce discours audible dans une société où le bluff technologique fonctionne à merveille, et où une majorité écrasante de la population aspire à plus de richesse. Comment susciter l’envie de non-puissance, de non-richesse ? Une meilleure articulation entre la lutte contre les inégalités sociales et la nécessaire préservation de la planète, c’est-à-dire entre la question sociale et la question écologique, est certainement l’une des clés du problème.
Luc Semal
[1] André Gorz, Écologie et politique, Seuil, 1978, pp. 37-38
[2] Serge Latouche, Le Pari de la décroissance, Fayard, 2006, pp. 62-63
[3] Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète, Seuil, 2007, pp. 75-77
[4] Calculable sur www.ecofoot.org
[5] Voir l’article « Ayatollah » d’Armand Farrachi, Petit lexique d’optimisme officiel, Fayard, 2007, pp. 42-44
[6] Serge Latouche, Le Pari de la décroissance, Fayard, 2006, p. 156
[7] Vouloir travailler plus pour gagner plus n’est pas une nécessité anthropologique : lire à ce sujet Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance, Gallimard, 1976
[8] Voir www.casseursdepub.org
[9] Jacques Testard, Réflexions pour un monde vivable, Mille et une nuits, 2003