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Apprendre à coopérer
mercredi 31 octobre 2007, par
Face au déclin annoncé de la production pétrolière qui provoquera à plus ou moins long terme une relocalisation de l’économie, les initiatives pédagogiques propices au changement de paradigme nécessaire à une version non chaotique de cette mutation sociétale sont rares mais existent. C’est le cas du compagnonnage imaginé par le Réseau d’Echanges et de Pratiques Alternatives et Solidaires (REPAS), dont sont membres des entreprises et des associations.
Avec une formation initiale principalement axée sur la performance individuelle, la compétition et l’obéissance -peu encline à développer l’autonomie de pensée- dès l’enfance, la majorité d’entre nous est traitée "à la façon d’un bétail soumis à des normes de rentabilité" primordiales aux "usines de l’abrutissement quotidien" [1].
"Trop souvent liée à des formes périmées de pensée, où l’évidence indiscutable fait loi, à des contenus scientifiques et culturels conçus plus dans leurs productions finies que dans leurs ruptures créatrices, l’école a évacué de ses pratiques d’apprentissage l’exercice d’une fonction critique exigeante en même temps que celle d’un imaginaire créatif. Elle n’a pas laissé de place à une vie coopérative et participative, dans la classe et l’école, ni aux projets réels élaborés et conduits par les élèves, ouverts sur le monde social. Ce faisant, l’école n’a pas su poser les jalons, tant dans ses contenus que dans ses méthodes, d’une formation réelle à une démocratie en devenir." [2]
Soyez résolus à ne plus servir
et vous voilà libre [3]
L’idéologie mortifère de la société de consommation est aujourd’hui si diffuse et parcellaire qu’il est devenu complexe de se résoudre à ne plus la servir. Pour autant n’est-il pas aisé de constater que "cent mille coups d’épingles tuent aussi sûrement que trois coups de massue" ?
Ainsi nombre d’individus morcelés, remettant en question les "valeurs" véhiculées notamment par une certaine idéologie économique libérale, ont souvent tendance à se laisser envahir par une profonde tristesse, matière première d’un repli sur soi : "Dans une société où personne ne peut plus être reconnu par les autres, chaque individu devient incapable de reconnaître sa propre réalité. L’idéologie est chez elle ; la séparation a bâti son monde." [4]
Face à la force de frappe actuelle des loisirs de consommation prônant et/ou entérinant l’individualisme, les initiatives d’éducation populaire tournées vers la coopération sont rares et peu visibles. Il apparaît pourtant fondamental d’apprendre à coopérer si nous voulons inverser certaines tendances. En ce sens, le "compagnonnage" du REPAS fait figure d’avant garde.
La convivialité autour d’un REPAS
C’est en 1994 que naît le REPAS à l’initiative de diverses structures qui se réclament de l’économie alternative et solidaire. Toutes construites sur des pratiques concrètes, la plupart déplore que des mouvements tels que le Réseau de l’Économie Alternative et Solidaire (RÉAS), qui fait suite à l’Agence de Liaison pour le Développement de l’Économie Alternative (ALDÉA), soient si peu enclins à faire cas des problématiques qui les préoccupent [5]. Ces structures ont en commun l’expérimentation de nouveaux rapports au travail et à l’argent ; plusieurs mènent des actions en faveur d’une économie locale. Ce sont des coopératives de consommation (les Cepatou), des coopératives de production (filature Ardelaine, entre autres) ou agricoles, des association loi 1901 et des SARL qui pratiquent l’autogestion.
Ce réseau décentralisé et informel permet d’échanger sur les problématiques rencontrées lors des expériences de terrain. Les réunions se déroulent deux fois par an sur le site d’une des structures et les sujets abordés sont proposés par l’entreprise accueillante : "la prise de décision", "la circulation de l’argent", etc.
A l’issue d’un débat sur "l’usure des équipes" et "la dérive du sens initial", la question du recrutement est soulevée : comment trouver les futurs coopérateurs et futures coopératrices ? Où se transmettent l’esprit de coopération, les pratiques d’équipe alliant initiatives, responsabilités et solidarité nécessaires à la pérennisation de l’esprit initial des différents projets.
Face à ces questions et aux nombreuses demandes de stages dont sont l’objet plusieurs structures du réseau, une association est créée afin d’encadrer une sorte de "compagnonnage" qui sera, on s’en doute, alternatif et solidaire. Cette association ne vient pas se substituer au réseau REPAS dont le fonctionnement reste identique, mais est un moyen de définir le cadre juridique permettant aux structures de disposer de la disponibilité nécessaire pour transmettre leur culture d’entreprise coopérative ; encourager d’autres initiatives, faire savoir qu’il est possible d’entreprendre autrement en ouvrant les lieux de travail et en mutualisant l’accompagnement des participants et participantes dans le cadre d’un comité de pilotage, composé d’au moins un-e représentant-e de chaque structure participante.
Le premier compagnonnage a lieu en 1997 et est l’occasion pour les structures participantes de mesurer immédiatement l’un de ses effets : l’occasion d’une remise en question au travers du rôle pédagogique qu’elles développent, lors notamment de la formalisation des concepts qu’elles transmettent [6].
Le déroulement du compagnonnage alternatif et solidaire
Loin du grégarisme auquel peut faire penser le terme de compagnonnage, il évoque ici l’apprentissage dans l’itinérance et n’a pas de lien avec celui des compagnons du tour de France et ses pratiques parfois communautaristes. Il se déroule selon trois axes : regroupements, "immersions" et "groupes action".
Les périodes de regroupements encadrent les autres périodes et sont l’occasion pour chaque compagnon et chaque compagnonne de prendre du recul sur les expériences vécues, de les confronter à celles des autres.
Suivant le moment auquel le regroupement intervient, sa fonction et son contenu varient. Le premier regroupement démarre la (dé)formation et est l’occasion pour les participants et participantes de faire connaissance. Sur une semaine chacune et chacun expose ses motivations et objectifs : dire qui l’on est, écouter qui sont les autres comme les première étapes de la constitution d’un groupe. Le comité de pilotage, représenté par deux à quatre personnes en permanence, assure les suivis individuels et amène des outils pédagogiques pour stimuler la réflexion : les présentations individuelles sont entrecoupées d’activités de groupe telles que des chantiers collectifs ou le "jeu de l’île" (voir encadré ci-après). La gestion de l’intendance est aussi, pour le groupe nouvellement constitué, l’occasion d’apprendre à se connaître dans "le vivre ensemble". Cette semaine permet également de prendre conscience que l’équipe d’encadrement se positionne avant tout comme un ensemble de partenaires structuré-e-s et structurant : il est ici question d’apprendre ce qu’est coopérer en coopérant. D’ailleurs chaque membre explique son parcours et présente la structure à laquelle il ou elle appartient.
Au terme de cette première semaine les compagnon-ne-s décident ou non de continuer l’expérience en accord avec le comité de pilotage. Des groupes sont constitués par ce dernier et vont alors connaître l’alternance d’une immersion d’un mois et de deux groupes actions de deux semaines chacun. L’ordre des différentes phases se fait en fonction de la capacité d’accueil des structures accueillantes.
L’immersion est un temps de séjour individuel, dont la destination est tirée au sort, pendant lequel il s’agit de partager l’activité d’une équipe et de chercher, par un questionnement actif, à en comprendre le fonctionnement. Un membre de l’équipe accueillante fait office de tuteur et des bilans sont fait régulièrement. Il est également demandé aux compagnon-ne-s de produire un compte rendu pour le rassemblement suivant ainsi que de tenir un carnet de route. Formuler sa pensée, s’exprimer en public, savoir se faire comprendre et faire des bilans, écrire pour prendre du recul sont autant d’outils pédagogiques mis en œuvre pour faciliter l’articulation entre son individualité et le groupe.
Le "groupe action" est l’occasion de réaliser à 6-7 personnes un micro projet sur le site d’une des entreprises selon les besoins de la structure et en accord avec les compagnon-ne-s (construction les fondations d’un bâtiment, organisation d’une exposition, réalisation d’un atelier, etc.). Sachant qu’il n’est tenu à aucun objectif de rentabilité, le groupe bénéficie d’un accompagnement technique et du suivi d’au moins deux membres du comité de pilotage mais doit assurer l’organisation du travail, la répartition des tâches et la gestion de la vie quotidienne. Savoir tenir sa place dans un groupe, accepter les différences, comprendre les comportements des autres, conjuguer les complémentarités plutôt qu’opposer les différences, appréhender des situations de solidarité sont autant d’expériences que permettent les "groupes action". Rares sont aujourd’hui les occasions de vivre de telles moments permettant aux individus de se construire en construisant le groupe hors de toute idéologie et hors de tout rapport hiérarchique imposé et/ou subi.
Intervient ensuite le second rassemblement qui dure à nouveau une semaine. C’est alors le temps de la mise en commun des expériences lors d’une randonnée ou le groupe s’arrête pour écouter chaque membre au gré des envies de chacune et chacun. C’est aussi celui des débats sur les thèmes qui préoccupent les compagnon-ne-s. Ils et elles peuvent alors avoir une influence sur le contenu et l’organisation des activités de la semaine mais les échanges informels sont aussi très riches.
La fin de la semaine est dédiée à la définition de la période suivante : nouvelle immersion dans une structure choisie ou groupe action, suivant les possibilités et envies. Certaines structures du réseau REPAS ne faisant pas partie du comité de pilotage, sont alors mises à contribution afin de répondre aux attentes des compagnon-ne-s. C’est aussi l’occasion pour certains et certaines de mettre fin à leur parcours, de leur propre gré ou sur les conseils du comité de pilotage. Même si au terme de cette nouvelle plongée au cœur des structures, un nouveau rassemblement à lieu pour faire un dernier point, à l’issu du second rassemblement les compagnon-ne-s sont d’ores et déjà enjoints à créer leur parcours, comme une prémisse à ce qui les attend à l’issu de la formation.
Le comité de pilotage se réunit régulièrement pour faire le bilan du compagnonnage échu et préparer le suivant. La pédagogie mise en œuvre est alors discutée, remise en question, c’est une pédagogie vivante.
Face aux constats, parfois désespérés, et toujours plus nombreux quant aux dérives individualistes de nos sociétés occidentales, les utopies développées en regard constituent certainement des bases de réflexion à la mise en œuvre des alternatives. Malheureusement elles peuvent aussi servir de terreau aux idéologues de tous bords.
Par son approche pragmatique et enthousiaste le compagnonnage offre l’opportunité de rencontrer des acteurs et actrices d’une économie locale et sociale dans un contexte laïque, hors de toute pensée dogmatique.
Alors que dans notre société de (sur)consommation, le mode d’organisation ne fait que nous inciter à rester de perpétuel-le-s insatisfait-e-s attentistes et soumi-se-s, les entreprises alternatives du REPAS nous offrent leurs exemples : concevoir un projet, réunir les moyens et l’équipe pour travailler autrement est possible.
Sensibiliser et encourager à entreprendre est une des vocations du réseau qui souhaite voir fleurir de nouveaux projets. En ce sens, il nous propose une illustration pertinente de la devise du manifeste du réseau de résistance alternatif : "résister, c’est créer"... ensemble ! [7]
Emmanuel Dessendier
Le jeu de l’île
Différentes zones d’une île sont affectées à trois groupes de quatre à cinq personnes tirées au sort. Ces groupes sont soumis à des contextes productifs différents dans le cadre desquels il s’agit de survivre. Chaque personne est dotée de ressources individuelles. Seule ou en groupe, sa survie est conditionnée à ses choix productifs certes, mais également relationnels et politiques.
Tout un système de valeurs se met progressivement en place et guide la conduite de chacune d’entre elles durant la demi-journée que dure le jeu. Très rapidement, se pose la question des relations à l’intérieur du groupe et des relations entre les groupes. Chacun, chacune peut vérifier avec un délai relativement court la conséquence de ses choix et donc réajuster ses décisions.
Une autre demi-journée est consacrée à un débat suite à la mise en évidence des clivages qui ont marqué le déroulement du jeu : représentations, obstacles, remises en cause, etc.
La pratique de ce type de jeu est l’occasion de conscientiser les conditions nécessaires à l’invention d’autres modes d’organisation plutôt que de reproduire systématiquement ceux véhiculés par la pensée dominante.
[1] Raoul Vanegeim, Pour une internationale du genre humain, Le Cherche Midi, 1999.
[2] Odette Bassis, Eduquer pour émanciper, éduquer pour une société solidaire, contribution du GFEN au forum de Porto Alegre 2003, 2002.
[3] Étienne De La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1574-1576.
[4] Guy Debord, La société du spectacle, Buchet-Chastel, 1967, Champ Libre, 1971, Gallimard, 1992.
[5] Pour une description plus précise du parcours des différentes structures du réseau, lire les ouvrages de la collection Pratiques Utopiques aux Éditions REPAS : Christophe Beau, La danse des ceps, 2003 ; Michel Lulek, Scions... travaillait autrement, 2003 ; Béatrice Barras, Moutons rebelles, 2003 (chroniqué dans ÉcoRev’ n°18). D’autres témoignages sont à paraître.
[6] Pour une description plus précise de la mise en place du compagnonnage alternatif et solidaire et des réflexions que les structures en tirent, lire : Béatrice Barras, Christophe Beau, Marc Bourgeois, Élisabeth Bourguinat, Michel Lulek, Quand l’entreprise apprend à vivre, Éditions Charles Léopold Meyer, 2002. Voir aussi le site de l’association : http://reseaurepas.free.fr.
[7] Miguel Benasayag, Diego Sztulwark, Du contre-pouvoir, La Découverte, 2000.
Florence Aubenas, Miguel Benasayag, Résister c’est créer, La Découverte, 2002.
Manifeste du Réseau de Résistance Alternatif
Buenos Aires, automne 1999 :
http://malgretout.org/spip.php?article4