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L’écologie politique et la mutation informationnelle

2006

L’écologie politique ne peut aujourd’hui ignorer l’ampleur de la mutation informationnelle. Elle ne répondra à son ambition émancipatrice qu’en s’appropriant cette mutation avec d’autres objectifs que ceux du capitalisme informationnel en passe d’infiltrer la planète.

Les racines de l’écologie politique

L’écologie politique est censée traduire (et non déduire) dans le domaine de "la vie politique" les aspects multiples que recouvre le terme "écologie".

L’interaction la plus prégnante est celle qui a trait à la démarche scientifique de l’écologie.
Certes on peut repérer, dans une histoire plus ou moins lointaine, telle ou telle situation qui permettrait une référence à une "économie de la maison", à "la Terre habitée". Mais c’est bien avec Haeckel, en 1866, que l’on est en droit de situer le départ de l’écologie scientifique. Haeckel propose d’étudier avec la plus grande attention "les interactions entre les organismes vivants et leur environnement". La richesse du concept d’environnement livre rapidement les notions de biotope (le milieu géophysique), de biocénose (l’ensemble des interactions entre les êtres vivants de toutes sortes), de niches écologiques (petites communautés topiques où se tissent d’innombrables interactions entre les êtres vivants qui l’habitent).

Un pas en avant considérable se poursuit avec l’émergence de la notion d’écosystème (Tansley, 1935) : "les interactions entre vivants en se conjuguant avec les contraintes et les possibilités que fournit le biotope physique (et rétro-agissant sur celui-ci) organisent précisément l’environnement en système".
L’écologie scientifique se développe alors avec rapidité. Multidisciplinaire, elle rencontre dans les années 1960 les nouveaux acquis des sciences de la terre et de l’univers. Dans les années 1970, elle peut alors être nommée une science de la Biosphère, en entendant sous ce nom "le système écologique total qui fait de la terre la seule planète vivante connue du système solaire".
La communauté scientifique est alors interpellée en même temps que la communauté de tous les humains : nous sommes bien, nous, êtres humains, dans et de la nature. L’écologie scientifique ne va pas en finir de découvrir d’innombrables mécanismes des fonctionnements de la nature, aussi bien de la planète terre, que de la galaxie solaire et de l’ensemble du cosmos lui-même.

Mais parallèlement, dès ces mêmes années 1960, émerge la conscience d’un accroissement démographique incontrôlé des hommes et de l’explosion de leurs activités industrieuses induisant, particulièrement dans les sociétés productivistes de l’Occident, des conséquences qui mettent en péril ce que nous savons aujourd’hui des régulations de la biosphère, au point de soulever de plus en plus la question : la vie sur la terre restera-t-elle possible pour l’humanité ?

Ainsi l’écologie politique est-elle amenée à interpeller les diverses assises de nos sociétés humaines : démographiques, géopolitiques, technologiques, sociales, culturelles, religieuses. Le discours écologique s’amplifie : il ouvre les réflexions sur les interactions entre l’environnement et les enjeux sociaux, politiques, éthiques : l’eau, l’air, l’énergie deviennent des affaires humaines. Ce qui est alors requis c’est l’ouverture à la pensée complexe et transdisciplinaire, à la responsabilité des sociétés humaines envers notre "Terre-Patrie" (Morin) et à une communauté de destin écologique pour les humains. La conception d’une co-évolution nécessaire entre la biosphère et nos activités quotidiennes s’impose peu à peu.

Si nous avons insisté longuement sur les rapports étroits entre les données scientifiques toujours en renouvellement et l’écologie politique, c’est que cette dernière y trouve ses bases solides, tout en sachant que les données scientifiques sont par nature même, mouvantes, "réfutables" et qu’elles ne doivent pas être appliquées sans une perspective critique permanente.
Mais l’écologie politique puise aussi son existence à d’autres racines. En particulier, elle renvoit à un cri de la sensibilité humaine devant la mise à sac de la planète par le système industriel né en Occident et la dégradation rapide des ressources naturelles les plus quotidiennes. On pourrait ainsi parler du rôle de "l’écologie de militance" : c’est bien cette opposition de proximité à l’empoisonnement des rivières, au saccage des forêts, au pullulement des déchets, qui mobilise dès le milieu du 20e siècle les premiers "écolos européens organisés". Leurs actions s’enrichissent des oppositions à l’extension civile et militaire de l’énergie nucléaire.
Elles se renforcent encore en constatant les dégâts subis par les "pays du Sud" sous les coups d’une industrialisation sauvage calquée sur le modèle occidental.

L’écologie politique en arrive à s’attaquer à la remise en question des modes de production et de consommation des pays développés, à formuler son opposition à un productivisme systématique, à cette croissance quantitative à tout va qui devient déterminante. Des personnalités comme André Gorz, René Dumont, Ivan Illich furent avec d’autres des pionniers de ces réflexions.
Que ce soit dans le domaine des transports, de l’urbanisme ou des modes de travail, c’est la remise à plat des rouages de la société industrielle énergétique qui se révèle indispensable. Bien plus, la mondialisation mue par l’économisme de l’ultra libéralisme de ces dernières décennies du XXe siècle (exacerbée par les exploits de la technoscience) ravage rapidement les conditions d’habitabilité de la terre : les transformations climatiques, l’effet de serre, les "pollutions globales" avec leurs répercussions sur la santé et le patrimoine vital des hommes se déploient à grande vitesse.

L’écologie politique ne peut non plus être séparée d’une nouvelle éthique envers les sociétés et les individus : notre responsabilité à l’égard de la nature ne peut être détachée de nos rapports "aux autres". Elle postule la redistribution du pouvoir aux citoyens, la mise en place d’une démocratie participative et d’une citoyenneté active. Elle nous contraint aux questions clés de domination entre individus, sexes, races et âges : comment réfréner notre volonté de puissance et de jouissance immédiate qui depuis des siècles nous conduisent à l’agressivité ? Comment réorienter les mentalités vers un nouveau goût de la vie, de la solidarité, de l’échange, de la concertation, de la symbiose ?

L’écologie politique est par là même en interaction directe avec de nouvelles interrogations philosophiques. Celles-ci se définissent dans le type de rapports avec les autres : ne pas seulement respecter leur différence mais se nourrir de cette différence. Une "écologie de l’esprit", une "écologie cognitive" est en construction sous les réflexions de Hans Jonas, Grégory Bateson, Armand Petitjean, Edgar Morin et de bien d’autres...
C’est peut-être Félix Guattari qui dans les années 1990 a le mieux exprimé cette "écosophie" : "Une écosophie, c’est-à-dire une perspective incluant les dimensions éthiques et articulant entre elles, l’ensemble des écologies scientifiques, politiques, environnementales, sociales et mentales. Ainsi cette écosophie est peut-être appelée à se substituer aux vieilles idéologies qui sectorisaient de façon abusive le social, le privé et le civil, et qui étaient incapables d’établir des jonctions entre la politique, l’éthique et l’esthétique".
L’écologie politique est donc ainsi confrontée à un grand défi : faire porter ses efforts autant sur l’évolution de la planète dans son ensemble que sur la nécessaire prise de conscience individuelle.

Ainsi l’écologie politique, qui puise son existence à ces multiples sources, apparaît pour beaucoup d’entre nous comme l’idéologie douce et ouverte capable d’inverser la démarche générale de la mondialisation actuelle et de conduire à un monde plus convivial et chaleureux.
Bien sûr le mot idéologie fait souvent peur car dans les siècles précédents il a pris le visage des idéologies totalitaires et fermées qui ont régné : les totalitarismes communistes et fascistes, les nationalismes bloqués, le nazisme, l’ultra libéralisme, nés dans les pas des deux grandes transcendances développées par l’Occident : la religion et la science.
Mais si l’on entend par idéologie (comme Manuel Gauchet) le discours sur les promesses du futur et le devenir de la société sans y englober les réflexions sur les fins ultimes, l’écologie politique paraît bien être capable de gérer la priorité actuelle : traiter dans un même élan les questions socio-économiques et culturelles avec les questions liées aux rapports entre les sociétés humaines et la nature (plus directement pour nous la biosphère).

La mutation informationnelle

Or au moment même où les efforts de l’écologie politique depuis plus d’un demi-siècle semblent faire espérer dans quelques décennies qu’elle puisse devenir la pièce majeure pour généraliser les efforts des hommes et des sociétés, elle rencontre des données inédites traduisant une formidable transformation de nos rapports avec la matière : une mutation informationnelle nous fait changer d’ère en ce qui concerne nos liens avec la matière, vivante comme inanimée.

En trois décennies nous passons de l’ère énergétique qui domine l’évolution des transformations de la masse de la matière depuis les débuts du néolithique il y a vingt à trente mille ans pour déboucher sur une nouvelle ère que l’on s’accorde à nommer ère informationnelle.
Il ne s’agit pas d’une troisième révolution industrielle, mais d’une mutation qui affecte toutes les assises de l’humanité par les conséquences des nouveaux moyens que nous saisissons dans les transformations possibles de la matière.

Cette mutation sort directement de la mise à jour dans les années 1940 et 1950 d’une dimension inédite de la matière, de la "computation" (traitement) d’une grandeur physique inconnue jusque-là.
Découverte en 1942 lors de recherches sur les signaux militaires et les "bruits organisateurs", cette grandeur physique inédite est saisie par l’examen des positions successives de la matière dans l’espace et le temps.
Elle est mesurable (comme le joule, l’électronvolt, les tests de radioactivité, le fond dans le domaine de l’énergie). On la mesure en bits, elle est malheureusement dénommée "information" par Claude Shannon qui en fait la théorisation. Soulignons surtout qu’en elle-même elle est dénuée de sens.

Des esprits éclairés ont compris immédiatement la percée révolutionnaire de cette avancée. Norbert Wiener, un des fondateurs de la cybernétique l’a bien circonscrite : "l’information n’est ni la masse, ni l’énergie, c’est l’information" ; et K. F. Boulding, président de l’Académie des sciences de New-York s’est écrié en 1952 : "l’information est la troisième dimension fondamentale au-delà de la masse et de l’énergie".

Mais la confusion a déjà pénétré "l’opinion publique". Le malentendu fut immédiat avec le sens courant donné au mot "information".
On ne s’attache pas à ce fait majeur que le terme choisi maladroitement se réfère ici à une donnée liée à une grandeur physique, on rapproche le mot de la signification de (s’)informer, (se) renseigner.
La confusion s’établira avec le terme "communication" et avec les processus biologiques et anthropologiques du langage et de l’écriture qui jouèrent un si grand rôle dans le passage des premiers primates à Homo Sapiens (et au développement des sociétés humaines grâce à l’écriture et plus tard à l’imprimerie).

La confusion est encore accélérée par le fait que les technologies qui sont nées de l’utilisation computationnelle de cette caractéristique inscrite dans les rapports de la matière a donné lieu à un formidable progrès particulièrement dans le champ des communications entre les hommes.

Mais revenons à notre grandeur physique : son emploi permet de lever les incertitudes sur un grand nombre des rapports de l’homme et de la matière.
En dehors de toute manipulation directe de la matière par les mains des humains et de leurs outils habituels, elle permet de recueillir et de transmettre immédiatement des messages et des données avec une dépense infime de consommation d’énergie.

Cette information "grandeur physique" révèle aussi une autre capacité d’importance considérable : elle est capable de s’organiser en "programmes à commande informatisée". Introduite dans des machines adaptées elle conduit aux ordinateurs, aux robots capables de reconnaître leur environnement, aux télécommunications informatisées et à Internet, ainsi qu’aux multiples actions sur la création des êtres vivants eux-mêmes (du clonage humain aux productions génétiquement modifiées agroalimentaires et pharmaceutiques).

On ne s’intéresse en pratique qu’à ces "technologies informationnelles" inédites engendrées par la transmission adaptée de cette "information" sans en bien comprendre la source. Un penseur de la qualité de Manuel Castells décrit "le réseau et l’informatique" comme s’ils étaient de génération spontanée !

Une stratégie écologiste alternative au capitalisme informationnel

Or c’est en comprenant en profondeur les spécificités majeures de cette mutation que l’écologie politique peut s’en approprier les données favorables à sa perspective générale.
Nous ne pouvons ici que souligner les points essentiels :

1/ Pour la première fois, les humains traitent la matière, les objets, les artefacts qu’ils produisent par l’intermédiaire de codes, de mémoires, de signaux, de langages. Leur travail s’opère de moins en moins sur les éléments matériels et de plus en plus sur des éléments immatériels.

2/ Les règles de l’échange sont transformées. Ces technologies informationnelles sont duplicables à faible coût ; elles nous font entrer dans le monde inédit de la reproductibilité quasi gratuite de nombreux biens et services.

3/ Elles s’étendent en organisations, en réseaux, ce qui transforme les relations structurelles de production, les relations de pouvoir, les relations entre les personnes : l’invention de codes culturels dépend désormais des capacités technologiques des sociétés et des individus et d’abord de leur maîtrise des technologies informationnelles.

4/ L’amplification de ces transformations est accélérée par les bouleversements qui s’opèrent sur l’espace et le temps :
– l’espace habituel contrôlable est remplacé par l’espace des flux ;
– le temps entraîne à la fois à l’instantanéité (par exemple pour les marchés financiers) et à une discontinuité aléatoire (hypertexte par exemple).

5/ Une des caractéristiques les plus spécifiques des technologies informationnelles est le couplage de l’automatisation développée dans les sociétés industrielles avec l’informatisation des machines et des artefacts humains. Ainsi les humains se mettent-ils à produire des objets en nombre toujours plus grand avec toujours moins d’effort et de temps. D’où le phénomène apparemment paradoxal de la croissance du PIB quantitatif, à la fois riche en emplois nouveaux et riche en chômage.

6/ Bien d’autres caractéristiques inédites de ces technologies informationnelles pourraient être soulignées :

– leur forte combinaison avec les autres technologies ;

– leur tendance à la miniaturisation ;

– leurs interactions inséparables de la science fondamentale (celle faite pour comprendre) conduisant à des liens toujours plus imbriqués de la technoscience.

Le placage de la mutation informationnelle sur l’économie capitaliste de marché telle qu’elle existe en ce début du troisième millénaire et en la comparant aux deux précédentes révolutions industrielles des XVIIIe et XIXe siècles est un contresens et une absurdité. Il conduit à la mondialisation sauvage, à l’exacerbation des inégalités matérielles et culturelles, à la division des individus entre perdants et gagnants, au rôle clé de l’argent et des marchés financiers, à un contrôle des esprits pour la glorification d’un économisme sans partage et à une compétition forcenée entre les individus.

L’écologie politique peut au contraire se saisir de cette formidable mutation. Le temps libéré pour la conscience réfléchie grâce aux capacités inédites de production des biens et des services, la quête de notre autonomie au sein de nouveaux systèmes de production et d’échange ; la recherche d’une meilleure qualité de vie, d’un nouvel art de vivre et de mourir ; l’extension du relationnel pour permettre l’accomplissement personnel dans le cadre de projets collectifs, bref la conquête du sens de nos actions deviennent envisageables.

Rien ne serait plus dramatique pour l’avenir de l’écologie politique que d’ignorer cette mutation et de ne pas se l’approprier avec d’autres objectifs que ceux du capitalisme informationnel en train d’infiltrer la planète.
Sans pouvoir les développer ici nous pensons que quatre thèmes majeurs sont à mettre en chantier de toute urgence :

1/ Remettre en cause l’économie capitaliste de marché en structurant une économie plurielle (avec marché et non de marché) à plusieurs logiques, avec une nouvelle appréciation de la signification des richesses matérielles et spirituelles, l’emploi d’indicateurs socio-économiques qualitatifs, l’utilisation de monnaies plurielles, la prise en compte de la dégradation continue des rapports Nord-Sud.

2/ Donner une place centrale à la culture et à la connaissance. En utilisant les réseaux d’information, d’échanges de communication, de symboles qui relient les acteurs sociaux, les mouvements sociaux et les institutions, elles peuvent transformer nos sociétés pour jeter les bases d’une véritable politique de civilisation.

3/ Pousser les concepts de patrimoine commun de l’humanité, pour des domaines comme l’eau, l’air, le génome, mais aussi la connaissance.

4/ S’atteler à une réforme de la pensée, qui se saisisse des questions posées par la complexité, c’est-à-dire à l’obligation pour la pensée de faire fonctionner ensemble des logiques qui sont en même temps et à la fois complémentaires, contradictoires et aléatoires.

Jacques Robin

Membre de la rédaction de Transversales
et du comité de pilotage des États-Généraux
de l’Écologie Politique.

A l’origine du "groupe des dix" (1969), il est l’auteur de Changer d’ère, Seuil, 1989.

A lire aussi, Brigitte Chamak, Le groupe des dix, ou les avatars des rapports entre science et politique, Éd. du Rocher, 1997.