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Pour en finir avec "la sécurité" : la coopération plus que la concurrence

vendredi 13 mai 2005, par Erwan Ruty

La rhétorique sécuritaire occupe l’essentiel du débat politique et médiatique sur les banlieues. Elle dissimule en fait la véritable question, celle de la "fracture urbaine". Erwan Ruty, co-responsable du groupe de travail "banlieues" des Verts (voir ici), en détaille les principaux aspects, en insistant sur la nécessité de repenser les institutions et les relations sociales.

Les politiques ont ouvert une boîte de Pandore qu’ils ne sont pas prêts de refermer, celle de "la sécurité". Les médias, jamais avares de sensationnalisme et rarement les premiers à calmer l’emballement démagogique, leur ont gaiement emboîté le pas. Si bien que la police à son tour n’a pas tardé à saisir l’occasion qui lui était ainsi donnée d’exprimer son malaise, malaise qui est celui de toutes les formes d’autorité et de toutes les institutions en France.

Cela est caractéristique de la situation dans laquelle se trouvent aujourd’hui les "banlieues" françaises : elles sont le symptôme par lequel se révèlent les dérèglements de l’ensemble de la société. Les services publics sont en crise ? Leurs carences sont visibles de la manière la plus crue dans les banlieues, en témoigne l’état des transports en commun type RER en Ile-de-France. Le sexisme soft et pernicieux fait des ravages dans les représentations médiatiques ? 50% des appels au numéro vert anti-violence mis en place en direction des écoles en Ile-de-France concernent des violences sexuelles, etc, etc.
Le thème de l’insécurité, agité comme un chiffon rouge devant les électeurs, n’est en fait que l’arbre qui cache la forêt des banlieues. De même que lorsque le langage courant dit "jeunes des quartiers", il pense en fait "jeunes Arabes ou Noirs", de même on pense souvent "banlieues" quand on parle "violence". Cette forme de lâcheté témoigne de la démission de politiques qui, n’ayant plus de discours ou de programme sur les questions sociales, économiques, culturelles et encore moins de "projet de société", se jettent sur le dernier os qu’il leur reste à ronger : celui de la peur, et de son instrumentalisation à des fins électoralistes (à l’instar de l’instrumentalisation du racisme, via le FN, dans les années 80). Couvre-feu pour les plus jeunes, autorisation de fouille par les vigiles, possibilité d’interdire les fameux "regroupements" dans les cages de halls d’immeubles... Comme à l’époque du plan Vigipirate, transformé de fait en "Vigirebeu" déjà dans les années 90, un pan des nouvelles mesures sur la "sécurité quotidienne" profite d’un durcissement du contexte international pour mettre à l’ordre du jour de vieilles tentations sécuritaires. Une fois encore, comme aux Etats-Unis, on répond au désespoir et à la misère sociale, par le bâton et la prison.

Quelle violence ?

Car c’est bien de misère et d’anomie, d’absence de lien social, dont il s’agit. Qui donc est frappé par cette "insécurité" ? Surtout les banlieues, et les jeunes qui les habitent, quand bien même ils pourraient aussi en être régulièrement les auteurs. Les formes de violence qui les touchent sont peut-être bien plus destructrices et profondes que celles qui s’étalent à la une des journaux : violences conjugales, toxicomanies plus ou moins dures, suicides, dépressions et troubles psychiques...

Il existe bien une violence quotidienne, qui créée parfois de l’insécurité, souvent un sentiment "réel" d’insécurité, si l’on peut dire. Une ambiance. C’est bien pourquoi le mal ne se soigne pas avec ... des mots, ni même avec de l’argent. Ce ne sont pas les gilets pare-balle qui protègeront les policiers des injures, du manque de respect, des caillassages et des "coups de pression" de ceux qui leur pourrissent la vie, et à qui ils le rendent bien - comme dans toute spirale conflictuelle de type paranoïaque. Le phénomène d’insécurité vient de plus loin et est plus profond, plus insidieux. Il s’agit dans bien des cas de situations de fragilité "tous azimuts" : fragilité de la vie sentimentale et familiale, flexibilité professionnelle, stress provoqué par le style de vie, atermoiements de l’Education Nationale pour les enfants, déracinement culturel pour les immigrés (avec ce que cela induit comme fragilité identitaire chez leurs enfants nés en France et souvent discriminés par la société française au même titre qu’ont pu l’être leurs parents), crise généralisée des institutions (et en premier lieu de la classe politique, en partie dessaisie de ses pouvoirs par l’Europe ou le "monde économique" - comprendre : les multinationales). Sans même parler de l’insécurité "environnementale" (comme à Toulouse, ce sont toujours les classes populaires qui habitent en banlieue qui payent le plus lourd tribu au monde industriel), ou de la fragilité psychique due à une "crise de la transmission" entre parents et enfants, voire même une crise de l’hérédité...

Ce système déliquescent appelle en réponse, selon certains, des méthodes musclées : face au "clanisme" (vision de la société, comme étant composée de bandes qui luttent entre elles pour s’accaparer des richesses ou un territoire : policiers contre jeunes contre politiciens...), face au repli sur soi, il faudrait avoir recours à un "homme fort" capable de "rétablir l’ordre". Chevènement, avec son invocation de la Nation et de la République, deux notions qui n’ont, il est vrai, jusqu’ici jamais trop su donner le meilleur d’elles-mêmes dans certains quartiers, Chevènement semble donc une solution possible de "sortie de crise". Retour à une certaine notion d’autorité, antérieure au séisme de mai 68 (en témoigne la présence d’anti-PACS, d’animateurs de Radio Courtoisie ou de Pierre Poujade lui-même dans son comité de soutien) ou refus d’assumer un certain héritage colonial (avec une dénonciation de la reconnaissance officielle du massacre des algériens le 17 octobre 1961 à Paris)... Autant d’éléments qui révèlent une conception dépassée des rapports sociaux ou de la transparence que l’on demande dorénavant au monde politique. Cette hypothèse chevènementiste n’est cependant pas la seule possible, comme nous le montre l’Italie berlusconienne, où une sorte de "fascisme ultra-brite" allie aliénation télévisuelle (prépondérance culturelle de la Rai), contagion de la sphère politique par l’économique (gestion à la fois ultra-libérale et "manageriale" de la vie politique), démembrement de l’appareil judiciaire (dernier rempart susceptible de brider la dictature marchande) et répression violente de la contestation à ce système (comme à Gênes).

Un nouveau modèle de relations sociales

Existe-t-il une "troisième voie" au-delà de l’alternative entre une solution réactionnaire de type "chevènementiste" et la société fragmentée qui nous pend au nez, de type "berlusconienne" ou américaine, et composée d’une juxtaposition de consommateurs en concurrence les uns avec les autres ? Sans doute.

C’est le devoir, révolutionnaire, osons le mot, des écologistes que de la trouver, et de la porter. Cette alternative est à puiser sans doute au plus profond des racines de la pensée écologiste : dans la notion de coopération. Face à un modèle social qui essaye de généraliser une vision marchande de la société et des relations humaines, dans laquelle, tôt ou tard, l’homme finit par être un loup pour l’homme, l’autre processus de sortie de crise passe par une remise à plat des valeurs qui dominent les rapports sociaux. Depuis 68, on sait que les anciens principes d’autorité, patriarcaux et "verticaux" ("Je suis dans un bureau, je donne les ordres, tu es sur le terrain, tu obéis") ne fonctionnent plus. Notre génération, ébranlée par les coups de boutoir de cette révolution mentale, a le devoir de fabriquer, collectivement, de nouvelles règles du "vivre ensemble". Lorsque dans un lycée on élabore un "Conseil de la vie lycéenne" en faisant travailler ensemble, côte à côte, des élèves et des profs, on participe à cette dynamique. Non pas que l’on nie l’importance de la position de l’enseignant, son rôle d’éducateur, et donc une certaine autorité dont les élèves sont, l’air de rien, les premiers demandeurs. Mais plutôt, on permet d’une part aux uns et aux autres de sortir de leurs rôles sociaux respectifs (derrière lesquels ils sont rigidement arc-boutés), de comprendre la position (et la souffrance éventuelle) de l’autre, et d’autre part on apprend aux différentes personnes à s’initier à la pratique démocratique (et certains enseignants en ont eux aussi parfois besoin). Sans doute faudra-t-il développer ces expériences, en allant vers une progressive éducation à la cogestion de tous les lieux où se déroule la vie quotidienne (par exemple dans les régies de quartier ou au travail, pour donner une autre réalité au concept de "management participatif" !).

Ce qui est valable pour la question de la violence doit par ailleurs être étendu à l’ensemble des questions sociales, à travers une réinterrogation profonde des raisons qui nous poussent à vivre ensemble, une redéfinition de ce qui nous unit, bref, du contrat social. Ce qui suppose la mise au point de méthodes de travail, d’actions de "coopération", dans lesquelles les habitants des quartiers redéfinissent ensemble des pratiques de vie quotidienne, avec les institutions notamment : comment se déplacer, comment travailler, comment enseigner, etc.

Il n’est bien sûr pas possible de prétendre donner ici le début d’une liste des mesures globales ou partielles qu’il serait nécessaire d’étudier pour changer la vie des quartiers (et, partant, de transformer la France !). Mais il apparaît aujourd’hui vital d’inverser la vapeur d’une société française qui file à toute vitesse vers le modèle américain, avec des banlieues ghettoïsées et leurs populations marginalisées économiquement, précarisées socialement, fragmentées culturellement. Face à une violence quotidienne qui sévit encore plus brutalement dans les quartiers, c’est de l’élaboration d’un nouveau modèle de société dont nous avons besoin. Martin Luther King le disait : "Apprenons à vivre ensemble comme des frères, sinon nous mourrons ensemble comme des idiots".