Accueil > Les lectures > Lire : un bilan des Verts au gouvernement 1997-2002 > Entretien avec Alain Lipietz
Entretien avec Alain Lipietz
vendredi 13 mai 2005
Militant écolo de longue date, Alain Lipietz est de ceux et celles dont l’action nourrit la réflexion politique et théorique, notamment économique. Retour avec le candidat des Verts à la présidentielle de 2002 sur une mandature qui s’achève, sur les mutations économiques et sociales profondes qui l’ont accompagné, et esquisse d’un projet exigeant pour une écologie politique fondée sur l’autonomie et la coopération.
On arrive à la fin de la première législature où les Verts sont présents à la fois à l’Assemblée et au gouvernement. C’est sans doute le moment pour un état des lieux et un aperçu des perspectives. Penses-tu que les Verts se trouvent aujourd’hui à un moment charnière de leur histoire ?
1997, l’entrée au gouvernement, c’était une charnière ! On s’est divisé entre Verts. J’étais de ceux qui disaient que cela valait le coup, même avec un faible rapport de forces. D’autres ont pensé qu’on n’avait pas le rapport de forces ; mais finalement on a fait des choses. Paradoxalement, ce n’est pas tellement dans le domaine environnemental que l’on a réussi. À part quelques gestes très symboliques, comme l’arrêt de Superphénix, du canal Rhin-Rhône, d’un ou deux projets de centrales nucléaires et d’autoroutes, et des batailles de retardement usantes sur les OGM et sur l’enfouissement des déchets nucléaires, il n’y a pas eu grand chose de réalisé. Disons que contrairement à ce qu’a écrit Corinne Lepage, le ministère de l’environnement n’est plus “le ministère de l’impossible” (il l’était sous Chirac-Juppé !), mais ce qui a été possible sous Jospin-Fabius reste maigre. Le succès principal du ministère Voynet me semble avoir été la mise en place d’outils démocratiques pour la défense de l’environnement et l’aménagement du territoire.
En revanche, ce sont plutôt les parties sociales ou sociétales de notre programme qui ont été appliquées. Je pense au Pacs, à la parité, aux 35h. En 95, Martine Aubry disait “les 37 heures à la fin de la présidence Jospin”, donc 2002. On a les 35h en gros pour les entreprises de plus de 20 salariés. C’est donc mieux, tout en restant loin de ce que nous voulions et même de ce qu’il y avait dans l’accord Verts-PS.
Paradoxalement, c’est sûrement sur les questions environnementales que l’opinion publique, elle, s’est laissé le mieux convaincre dans cette législature. Et ce n’est pas de notre faute, c’est parce que les crises sont arrivées ! Chevènement a dit que notre succès aux Européennes, c’était l’effet du poulet à la dioxine. Mais des crises alimentaires comme çà, il y en a une tous les deux mois ... Or, en même temps que l’opinion se laisse persuader, plus rien ne se passe dans la deuxième moitié de la législature. Au contraire, le pouvoir du Ministère des finances devient de plus en plus fort et bloque absolument tout, même ce qu’on avait cru pouvoir arracher dans la première moitié de la législature. Je crois que c’est tout simplement qu’on a atteint l’os, on est obligé maintenant de mettre en cause le noyau dur, productiviste, des compromis sociaux français.
C’est en cela que 2002 ouvre une deuxième période charnière. Il va falloir maintenant un rapport de forces beaucoup plus fort avec le PS, mais on aura une large partie de l’opinion publique derrière nous, et ce qu’on dénonçait est maintenant bien perçu comme méritant d’être transformé... par nous !
Qu’est ce qu’on veut finalement, disons pour la période 2002-2007 et au-delà ? Nous sommes pour une révolution lente, en tant qu’écologistes. Le concept même de révolution est un peu caduc, c’est plutôt de réforme radicale dont on parle. Je crois qu’il faut toujours distinguer des structures extrêmement lourdes comme le patriarcat, le capitalisme, qui bougent à l’échelle des siècles, et puis ce que les économistes de l’école de la régulation appellent les régimes d’accumulation, les modèles de développement qui, eux, bougent à l’échelle de deux ou trois générations. Il y a eu un compromis social après-guerre qu’on appelle le fordisme, qui s’est écroulé dans les années 70. Dans les années 80, on a vu émerger le modèle néo-libéral, qui n’est pas encore stabilisé. Je crois qu’aujourd’hui il ne s’agit pas d’abattre le capitalisme, mais d’abattre le modèle néo-libéral et de mettre un autre modèle, plus écologique, à la place. Ce qui est intéressant, c’est qu’on a quand même les moyens de faire des réformes dans le capitalisme qui soient dans la ligne d’une vraie révolution anticapitaliste et authentiquement écologiste - mais en ligne pointillée, comme la direction d’une boussole. C’est en cela que l’on peut parler de réformisme radical. Je prendrai deux exemples.
Sortir du nucléaire tout en luttant contre l’effet de serre, pourquoi pas ? Le capitalisme peut très bien développer des branches industrielles fondées sur les économies d’énergie, les énergies substituables... Quant à l’effet de serre, je rappelle qu’un éminent écologiste marxiste, Vernadski, pensait que c’était finalement une bonne chose car ça ferait pousser les récoltes dans les steppes de l’Union soviétique. Donc ni le capitalisme ni le productivisme ne sont mariés à l’effet de serre ni au nucléaire ; même EdF n’est plus mariée au nucléaire.
Cela dit, il sera extrêmement difficile d’y arriver, parce que les lobbies sont d’une puissance colossale, c’est-à-dire que le régime d’accumulation en place, lui, marche à l’effet de serre et marche au nucléaire. On ne sortira à la fois du nucléaire et de l’effet de serre que par une espèce de révolution lente d’une très longue portée puisqu’elle renversera la tendance lourde, depuis le néolithique, à remplacer l’effort humain par la consommation d’énergie extérieure. Dorénavant le changement technique doit s’appliquer à économiser l’énergie. Cette révolution est amorcée, c’est quelque chose d’aussi important que la transition démographique, et notre mission historique est d’accélérer ce processus.
L’autre exemple, c’est le rapport salarial. D’une certaine façon, la révolution fordiste, la sociale démocratie pour simplifier, avait détaché le rapport salarial de son aspect marchand : c’était la loi et les conventions collectives nationales qui fixaient le salaire, et non plus l’état des tensions sur le marché du travail - même si elles restaient un élément important. Alors que typiquement, dans les années trente et encore aujourd’hui dans le tiers-monde, 30% du produit national va au salariat, dans les pays fordistes on s’était plutôt calé sur 70% et il y avait des régulateurs institutionnels qui garantissaient la stabilité de cette proportion. Ce qui s’est écroulé dans les années 1980. On est revenu vers un aspect beaucoup plus marchand du rapport salarial, où les salariés sont comme des marchandises que l’on brade et que l’on jette.
Les alternatives ? Pour certains, c’est le retour pur et simple au fordisme : pratiquement impossible dans des économies ouvertes. Mais par ailleurs, on peut avancer vers ce que préconise le rapport Suppiot sur les nouvelles perspectives du rapport salarial : le revenu du salarié serait beaucoup plus socialisé avec, pour tout le monde, un revenu de résidence stable. Tantôt on travaillerait, tantôt on ne travaillerait pas, on se formerait... Tout cela, évidemment, c’est un nouveau régime du capitalisme, il ne faut pas se voiler la face. Suivant la façon dont on fera les réformes plus ou moins radicalement, on tendra plus ou moins vers une forme de workfare, c’est-à-dire de travail obligé en échange d’une garantie de revenu, ou au contraire vers quelque chose de beaucoup plus progressiste. C’est le rapport de force qui en décidera. Dans le meilleur des cas, on s’avancerait vers l’abolition du salariat : les gens seraient payés en fonction de leurs besoins, et par ailleurs travailleraient, je ne dis pas pour leur plaisir, mais en quelque sorte en supplément.
Je crois qu’il va falloir se battre dans les 5 ans qui viennent pour :
– parachever les 35 heures et avancer vers les 32 heures, tout en désintensifiant le travail. Il faudra aussi réformer assez radicalement la retraite, qui est une forme de réduction du temps de travail, en pérennisant son financement et en assouplissant ses modalités ;
– généraliser et relever les revenus sociaux (vers le revenu de résidence et d’autonomie) ;
– développer un tiers secteur où effectivement les gens sont payés par la communauté pour servir la communauté, et là on se rapproche de réformes radicales dans le capitalisme, mais à visée post-capitaliste ;
– prendre délibérément le virage énergétique, c’est-à-dire amorcer un effondrement non seulement de la production de gaz carbonique, mais même de la quantité d’énergie nécessaire par personne.
Tout cela dans un cadre où la question internationale va devenir décisive. Le capitalisme aujourd’hui est mondialisé, à un point où il l’avait déjà été, mais à une époque (disons au XVIIIe siècle) où sa part dans la production matérielle était beaucoup plus petite. Entre les années 1945 et 1975, le capitalisme est devenu dominant, tout en se nationalisant. On pouvait donc le réguler grâce à des lois, des conventions collectives nationales, ce qui n’est plus possible aujourd’hui.
Comment est-ce que tu réagis face à cette mondialisation ?
Il faut que la politique, qui est le moyen de domestiquer l’économie, devienne elle aussi mondialisée ! Nous avons un immense chantier : créer un nouvel internationalisme, qui se fixe les États-Unis d’Europe et la République universelle comme objectifs de lutte pour aujourd’hui. Évidemment, il y a une différence radicale entre l’Europe et la planète. Il existe déjà un espace politique européen, il n’existe que de la diplomatie intergouvernementale au niveau mondial. Donc, il faut traiter avec le plus grand soin cette distinction. Pour la régulation de l’Europe, on a des institutions, une constitution qui est ce qu’elle est, qu’il faut profondément réformer, mais qui déjà est de type démocratique. Elle n’est pas moins démocratique que celle de la IIIe République vers 1920, par exemple : le Parlement européen n’y joue qu’un petit rôle, le pouvoir du mur de l’argent est consolidé par l’indépendance de la Banque centrale européenne, exactement comme la Banque de France était privée. Mais on a la chance d’avoir un cadre où la question peut se discuter ! Et nos ennemis sont ceux qui veulent détruire ce cadre, en revenir à la simple diplomatie intergouvernementale, c’est-à-dire ceux qui refusent la dimension fédérale de l’Europe, qui veulent traiter l’Union européenne comme l’Organisation Mondiale du Commerce. Les vrais fédéralistes se limitent à Bayrou, une partie du PS, une petite partie de l’extrême-gauche, et nous. C’est peu. Mais le “plus d’Europe” deviendra naturel par la simple logique de la revendication sociale et environnementale.
Comment créer le lien entre les mouvements anti-mondialisation qui veulent une repolitisation de cet espace ? Et quel lien aux institutions, surtout si on ne veut pas se limiter à l’Europe ?
L’accord de Kyoto (avec son prolongement à Bonn) est typiquement une tentative de faire de la politique transnationale, de dompter le capitalisme par la politique globale. Mais quand j’en discute dans le tiers-monde, les gens me disent que le rapport de force ne leur est pas favorable, et que si on faisait maintenant un espace politique mondial, il jouerait contre le tiers-monde C’est un argument qu’il faut absolument respecter. Mais il ne faut pas non plus exagérer. Tout accord international doit être très largement majoritaire au niveau des gouvernements. Si autant d’accords néo-libéraux arrivent à passer - ceux de l’OMC par exemple - c’est que les élites du tiers-monde sont d’accord avec cette libéralisation. Il faut le savoir. Quand on dit “le tiers-monde ne veut pas de clause sociale ou environnementale sur le libre-échange”, on veut dire en fait que les gouvernements du tiers-monde sont contre. Il faut bien voir que ce sont des gens qui utilisent les “contraintes extérieures” contre leur propre peuple, un peu comme l’ont fait les gouvernements français quand l’Europe se construisait.
Contre cette complicité des élites, il faut reconstruire l’internationalisme dans l’opinion publique, avant de construire l’ébauche d’un gouvernement mondial. D’un autre côté, en tant qu’écologistes, on sait qu’on ne peut pas attendre. Interdire le commerce d’ivoire pour sauver les éléphants, interdire le commerce des OGM, mettre des limites sur les émissions de gaz carbonique pour sauver le climat, etc., c’est maintenant qu’on doit le faire, après il sera trop tard.
Il faut donc conquérir l’opinion publique mondiale, faire un front avec les mouvement populaires du tiers-monde. J’ai suggéré que l’arbitre supranational soit le plus neutre possible et que ce ne soit pas l’OMC, mais par exemple l’OIT pour les questions sociales, la Commission mondiale du développement durable pour les questions environnementales, etc., l’OMC gardant uniquement un rôle de réglementation anti-monopoliste...
Et qui du coup peut-être inventerait d’autres types de sanction ?
Je crois que les sanctions de l’OMC sont extrêmement douces actuellement ! Prenons l’exemple du veau aux hormones. L’OMC condamne l’Europe qui maintient néanmoins son interdiction. Et la sanction, c’est d’autoriser les États-Unis, qui sont plaignants, à eux aussi faire du protectionnisme sur d’autres produits (le Roquefort...). Ce n’est pas bien méchant. Il faudra être bien plus sévère pour les États qui violeront les droits sociaux, les engagements sur l’effet de serre...
Oui, mais c’est parce qu’elles sont cohérentes avec l’objet de l’OMC qui est l’organisation du libre-échange. Ce n’est pas la même chose que de faire des sanctions parce qu’on estime que le niveau de protection sociale n’est pas suffisant...
Quand on en viendra à des amendes, il faudra d’abord savoir à qui les payer : aux pays lésés, ou à une instance supranationale ? Et si c’est une instance supranationale, on va avoir besoin d’un État supranational, apte à prélever les amendes et à voter un budget pour les dépenser. Est-ce que l’ONU peut jouer ce rôle ? Quelque chose comme ça, en tout cas, à condition de défendre réellement les peuples, sans concession aux dictatures. On ne peut pas faire un État démocratique mondial dont les morceaux seraient des dictatures. Un des gros problèmes de l’Union européenne, c’est qu’elle garde une composante tellement forte d’intergouvernementalité que, si des forces d’extrême droite arrivent au pouvoir dans un pays, automatiquement elles se retrouvent aussi à la direction de l’Europe, au niveau du Conseil. C’est le problème avec l’Autriche, qui peut se poser aussi avec Berlusconi. Et si l’on désignait à la proportionnelle un gouvernement mondial, un cinquième du monde, c’est la Chine. Il y a des problèmes de ce genre qu’on ne peut pas régler pour l’instant...
L’unification des États-Unis du monde, c’est à l’échéance 2200 ; les États-unis d’Europe, c’est à l’échéance 2050, peut-être avant. On sous-estime d’ailleurs le caractère déjà fédéral de l’Europe par rapport à certains points sur lesquels les États-Unis sont restés, eux, confédéraux. La Charte si décriée des droits fondamentaux, qui sur bien des points est un scandale, commence quand même par “Toute personne a droit à la vie, en conséquence nul ne peut être condamné à mort et exécuté.” Aux États-Unis, ce droit à la vie est à la discrétion de chacun des États fédérés !
Où en est-on, face à un capitalisme mondialisé, de l’émergence de quelque chose en face qui se tienne un petit peu ? On a quand même l’impression aujourd’hui que c’est très paradoxal et un peu morcelé.
Parlons de l’Europe. L’adversaire est heureusement un peu plus morcelé lui-même que nous ne le pensons. Il n’est pas rare qu’au Parlement européen on ait le soutien de certains éléments de la démocratie chrétienne européenne, y compris la CSU, pour lutter par exemple contre l’hystérie ultra-libérale des Anglais, y compris des travaillistes. Autrement dit, les différences dans le capitalisme jouent parfois en notre faveur. On en profite quand on peut, mais évidemment notre problème, c’est de nous unifier plutôt que de jouer sur les divisions de l’ennemi. Et là, je crois que la tâche la plus urgente, c’est d’apprendre à nous écouter les uns les autres.
Un exemple, la lutte contre les fonds de pension. La réponse de la gauche britannique n’est pas le refus en bloc. La New Left Review dit, avec une partie de la gauche britannique : “il faut placer les fonds de pension sous la direction des syndicats”. Comme en Allemagne. Là, ils font même des fusions intersyndicales pour mieux contrôler les fonds de pension. Or il y aura forcément des fonds de pension : pratiquement deux ménages français sur trois ont déjà une assurance vie, ce qui est le fonds de pension français. J’ai été des premiers, avec les Verts, à vouloir rogner les avantages fiscaux de l’assurance-vie. Mais il y aura toujours des gens qui voudront cotiser un peu plus que la retraite par répartition, et j’ai proposé que ce soient les mutuelles qui gèrent ces fonds. Les syndicats français y sont hostiles parce que depuis cent ans ils se sont brouillés avec les mutuelles - pas toutes, je simplifie. Mais je me suis aperçu récemment que la Confédération Européenne des Syndicats était déjà d’accord avec la Fédération européenne des mutuelles (EURESA) sur ce projet-là. Le plus urgent, c’est vraiment d’organiser une confrontation au sein du mouvement populaire européen, mais sans préjugé.
Cela se pose déjà pour les Verts et rejoint la question de notre spécificité en tant qu’écologistes politiques, par rapport aux candidats qui apparaissent, aux écologistes de droite, mais aussi par rapport à la gauche. Comment les rencontrer, mais en gardant aussi quelque chose de notre spécificité ?
Sur l’homogénéisation des positions des Verts européens, je viens de donner l’exemple des retraites, parce que c’est l’un de ceux sur lesquels je travaille dans la commission économique. Mais les mêmes problèmes se posent au niveau des transports : les Verts de gauche hollandais, les Groenlinks, sont farouchement pour la libéralisation du fret des marchandises ! Ils sont complètement asphyxiés par les camions qui sortent du port de Rotterdam et pensent que c’est le corporatisme des syndicats des différentes compagnies nationales de chemins de fer qui font que, jusqu’à présent, on n’est pas foutu de faire passer librement un wagon du réseau hollandais au réseau français ou au réseau allemand. Tant qu’on n’aura pas réussi, soit à faire une Société Européenne des Chemins de Fer, soit à mettre en place des accords de libre circulation de tous les trains sur toutes les voies, on offrira un boulevard au tout-camion. Même sur les questions strictement environnementales, les écolos ont aussi besoin de s’unifier.
La gauche de la gauche est très marquée, en France, par un fantasme de retour au fordisme, à un salariat bien bétonné, avec des statuts bien clairs, idéalement celui de la fonction publique, comme mythiquement elle pense que c’était la situation en 1970. Donc elle ne remet pas en cause le compromis capital-travail de 1945. La spécificité des écologistes, c’est déjà de dire qu’on n’a pas le droit d’acheter la paix sociale en répartissant, même en faveur des salariés, un produit national brut qui détruit la nature et l’environnement pour les générations futures, qui pille le tiers monde, etc. Je crois que c’est la contradiction numéro 1 que nous avons avec cette “ gauche “, restée productiviste, étatiste et souvent nationaliste.
D’un autre côté, les vagues de transformations sociales se succèdent dans l’histoire. Il y a toujours ce problème : “ comment la nouvelle vague reprend-elle en compte ce qu’il y avait dans la vague précédente “. D’une certaine façon, elle se bat contre la vague précédente qui reflue, qui charrie un tas de choses, par exemple le productivisme et l’étatisme de la gauche du XXe siècle, qu’elle soit sociale-démocrate ou stalinienne. On n’est pas du tout de cette gauche-là. Mais en tant que vague contre l’immobilisme, nous faisons partie du même mouvement. Concevoir une écologie qui renierait les contenus de la vague précédente, cela voudrait donc dire ne plus être solidaire des luttes pour les droits de l’homme, par exemple, de l’antiracisme, du combat des travailleurs. Je pense que profondément l’écologie ne peut pas s’amputer ainsi, et qu’une écologie qui se voudrait explicitement de droite n’est pas vraiment une écologie. Mais elle a une clientèle, notamment sur la question de la sécurité, et je compte en parler largement, car c’est quelque chose qui est prégnant aujourd’hui. Il est bien évident que ce sont des problèmes d’écologie, avant d’être des problèmes de police, c’est-à-dire des problèmes de “comment vit-on les uns avec les autres ?”.
Corinne Lepage est sans doute la meilleure candidate pour porter une “ écologie de droite “. Certes, on peut expliquer par exemple qu’elle a laissé passer l’importation des OGM, ce qui rendit difficile de refuser leur production. Mais elle aura des voix d’amis des animaux, d’amis de la verdure que je n’arriverai sans doute pas à persuader. J’essaierai.
À propos des immigrés, tu as parlé du bilan de la mandature, que tu trouvais assez positif, mais il y a des gens pour lesquels des éléments ne sont pas probants, comme les sans-papiers.
La spécificité du problème des sans-papiers, c’est que c’est une faute morale. J’étais porte-parole des Verts la première année où Dominique Voynet était au Ministère. J’ai toujours dit qu’il fallait quitter le gouvernement s’il y avait un mort dans une grève de la faim. C’était une ligne rouge et le PS le savait. On s’est fait avoir dès l’accord Verts-PS parce qu’on était totalement obnubilés par la lutte contre la loi Debré. Donc on a fait mettre dans l’accord “ le droit de vivre en famille, le droit d’asile, le droit du sol. “ Sur le droit de vivre en famille, Chevènement et Jospin nous ont dit “tous les mariés sont régularisés “. D’abord c’est faux, ensuite vivre en famille ne se limite pas au mariage ! Il va falloir être beaucoup plus précis, beaucoup plus exigeant, et rentrer dans le débat complexe sur “la France peut-elle accepter toute la misère du monde ?” Si on dit “ Pas toute mais quand même une partie”, cela veut-il dire qu’on est pour un quota ? Il faudra en discuter.
À plusieurs reprises tu as évoqué la révolution lente, l’idée que c’est au quotidien que les choses changent réellement. Comment le politique peut-il gérer cela ? Par exemple pour l’éducation, que doit-on faire des expérimentations locales qui permettent effectivement à chacun de trouver là où il est comment construire des solutions plus intelligentes ? Entre treize millions d’élèves et un collège, on a des échelles un peu différentes !
Un poète portugais a dit “l’universel, c’est le local sans les murs” (Miguel Torga). Ce que l’on peut faire dans un collège, à condition que ce soit suivi et considéré comme un mode expérimental bien étudié et popularisé, peut être un modèle pour les autres collèges. Sur l’éducation, je crois qu’on ne sortira pas de la crise de l’école tant qu’on demandera à l’école de réparer tout ce que la société n’arrive plus à faire. Je pense que la crise de l’école ne peut se résoudre que dans la société. Ce n’est pas en assignant à l’école la mission de compenser tout ce que ne peuvent pas faire les parents qu’on va s’en sortir. La situation de la famille est ce qu’elle est, à cause de problèmes sociaux beaucoup plus larges. Sortir de la crise de l’école nous oblige à récréer de la communauté dans et à côté de l’école. C’est là que le tiers secteur a un rôle énorme à jouer, comme communauté associative de substitution. L’idée des emplois-jeunes dans les collèges partait d’une bonne idée, mais ce n’était pas la meilleure réalisation. Il faudrait que ce soit plutôt un mouvement associatif périscolaire qui se développe et qui pallie à la fois à la crise de l’école et à la crise de la famille. Cela ne résoudra pas le problème de ces enfants qui par ailleurs, comme ils vivent dans des familles pauvres et sans repères, resteront pauvres. Mais ils auront quand même plus de repères. Ce qui est sûr, c’est que nous vivons une crise de la famille. Le féminisme a eu raison de secouer la famille, mais on n’a pas su reconstruire la réponse au besoin d’association.
Finalement, est-ce que cela veut dire une association d’individus libres et égaux ?
Exactement. Quand Fourier définit un socialisme utopique basé sur l’amitié, il pose la même question : comment recréer de la communauté à partir d’individus ? L’amitié, c’est “je décide de m’associer parce que je les aime bien finalement, et parce que je sais que cela m’est nécessaire”, il y a 1000 raisons de s’associer. Voilà ce que l’écologie a fondamentalement pour mission au XXIe siècle : construire une société fondée sur l’amitié, au sens de Fourier, c’est-à-dire de la communauté sur la base de l’individu devenu complètement individualisé. On est arrivé au point historique extrême d’individuation, avec la destruction, achevée dans les années 80, de tout ce qu’il y avait de “ holiste “ dans la société, de lien social en dehors de l’Etat et du marché. À partir de cette atomisation, il faut recréer un espace associatif explicite, y compris avec une rémunération, pour recréer une dynamique de l’association, et après, cette association peut faire rayonner autour d’elle l’idée que finalement chacun est responsable de ce qui se passe autour de soi. C’est un peu comme cela que je vois la révolution lente.
Quelle est la place du politique pour accompagner ce travail ?
Machiavel disait que le rôle du prince moderne (Gramsci dit : “de la société politique”), c’est de proposer à la société des grands compromis, de synthétiser des aspirations profondes diffuses dans la société pour en faire une projet explicite pour toute la société. Après, avec le monopole de la force et de la capacité de lever l’impôt, le politique apparaît comme celui qui dit “ce qu’une partie d’entre vous feront de bonne volonté, pour que ça marche, il faut que cela devienne général, donc il faudra introduire des sanctions contre ceux qui ne le font pas et des aides à ceux qui le font.” Si l’on pense que l’association, la coopération sont le ferment, la clé de la sortie de la crise du salariat, de la famille et de l’école, à ce moment-là il faut puissamment aider l’association (au sens philosophique du terme). D’où le projet de loi sur le tiers secteur et ce qu’essaie également de développer Guy Hascoët au gouvernement.
La première fois que je suis entré avec les Verts dans les institutions, on a obtenu de Michel Giraud deux-tiers du budget transport de l’Ile-de-France pour les transports en commun, parce qu’on avait une minorité de blocage. Je me suis dit “comment se fait-il qu’en une nuit on obtienne plus qu’en 20 ans de militantisme ?”. Je me suis rendu compte que ces 20 ans de militantisme antérieur, où on se battait contre une autoroute ou un projet idiot, cela nous avait servi à préparer l’opinion publique. Mais par le mouvement social, on ne peut pas dépasser la résistance ou l’expérimentation. Pour généraliser le changement, il faut en passer par le politique.
Propos recueillis par Thomas Giry, Ariane Jossin et Françoise Hatchuel. Retranscription de Thomas Giry.
Mise en forme collective de la rédaction.