Accueil > Les dossiers > De l’automne 2001 à l’été 2002, du n° 6 au 9 > N° 7 (hiver 01-02) / écologie, travail et revenu > dossier > Travail, revenu et handicap : autour de la notion d’insertion
Travail, revenu et handicap : autour de la notion d’insertion
mardi 10 mai 2005
François Frigère est moniteur-éducateur auprès de personnes handicapées. Par ailleurs, dans le cadre d’études en sciences de l’éducation, il a effectué une recherche sur l’insertion des travailleurs/ses handicapé-e-s qui l’a amené à repérer quelques effets pervers de la législation.
Protéger au risque de refuser la possibilité aux personnes handicapées de se socialiser ou intégrer au risque de les livrer en pâture à une exploitation de leur handicap ? Ce dilemme, dont les parents de personnes handicapées et les professionnel-le-s du secteur associatif ont fait depuis des années l’amère expérience, rebondit depuis une dizaine d’année après le vote de la loi de 1987. En effet, en 1987, une loi est votée rendant obligatoire l’emploi de 6 % de travailleurs handicapés au prorata des effectifs présents, allégeant de 4 % ce pourcentage par rapport à une loi votée trente ans plus tôt, mais instituant, contrairement à la précédente, une obligation de résultat -la loi de 1957 n’ayant pas eu l’effet prévu.
Offrir la possibilité aux personnes handicapées de trouver un emploi dans le secteur ordinaire de production n’est pas une idée neuve. L’idée qu’une véritable socialisation ne peut se faire qu’hors institution s’inscrit dans un mouvement de réflexion international qui, après avoir vu une mise en institution quasi systématique des personnes handicapées, tend aujourd’hui à les faire sortir des institutions. Mais l’enjeu de cette désinstitutionnalisation des personnes handicapées, même si son concept est valable, est avant tout d’ordre financier : l’accueil en institution coûte cher ! La désinstitutionnalisation ne réglant pas le problème du handicap, il reste à savoir comment sera assurée la protection de ces personnes hors des structures d’accueil dont le rôle de "sas" entre elles et la société est indéniable.
Juste retour de manivelle, ce sont les entreprises qui ont retenu l’attention du législateur pour assurer ce rôle, et ceci pour peut-être plusieurs raisons. La première, d’ordre économique, est sans nul doute qu’elles sont les principales créatrices de richesses et, à ce titre, les seules financièrement capables de prendre à leur charge le coût de cette prise en charge. La seconde, pragmatique, est que pour s’insérer dans notre société il paraît évident de commencer par trouver un emploi avant de trouver un lieu d’habitation, c’est comme cela que ça se passe en général. Et pour une troisième raison, qui tient peut-être plus à nos représentations liées au handicap et aux personnes handicapées face au travail et à l’effort, qui tendent à attribuer aux personnes handicapées une volonté de nuisance à la construction collective. À ce propos, un des articles de la loi de 1975 -dite "loi d’orientation en faveur des personnes handicapées"- laisse rêveur, puisqu’il instaure comme principe le "réentraînement à l’effort" des personnes handicapées... "L’oisiveté est mère de tous les vices" dit-on, "et le handicapé est vicieux". Cette dernière phrase ne reflète bien évidemment absolument pas la réalité, mais elle a pourtant sa réalité propre : pour être crédible, la personne handicapée doit toujours être active, même durant ses loisirs, dans le cas contraire c’est une feignante. On retrouve cette même vision de perversité à travers la vision de la sexualité des personnes handicapées : une personne handicapée ne peut avoir de relations sexuelles normales, elle ne peut être que perverse, encore plus si elle est handicapée mentale [1] D’un autre côté, pouvoir subvenir seul-e à ses besoins, répond aussi à la demande d’une partie de la population handicapée : l’attribution d’un revenu indépendamment d’un travail rendu reste, pour l’instant, pour des personnes qui ne peuvent subvenir sans aide extérieure à leurs besoins, le signe d’une dépendance envers ceux qui en ont la charge -institutions, familles. C’est le cas pour une grande partie des personnes handicapées. Les personnes reconnues handicapées par l’administration compétente -la Cotorep (commission technique d’orientation et de reclassement profesionnel)- bénéficient d’une allocation renouvelable tous les dix ans, l’AAH (allocation adulte handicapé). Celles dont l’orientation Cotorep le permet peuvent travailler en entreprise, ce qui est le souhait de la plupart d’entre elles. Pour ces personnes en effet, on s’aperçoit que l’allocation seule ne suffit pas. L’aspect financier n’est certes, pas négligeable, mais même dans le cas où l’allocation pourrait être a priori suffisante, les personnes handicapées cherchent malgré tout un emploi. En guise d’explication, il faut sans doute reconnaître l’attraction qu’exerce l’emploi sur des personnes désocialisées ou en passe de le devenir. Malgré toutes les critiques qu’on peut lui adresser, l’emploi, et pas seulement le travail qui peut être non salarié, reste pour l’instant un des meilleurs moyens de socialisation. Pouvoir échanger une compétence contre une reconnaissance sociale qui n’est pas réductible au seul salaire versé s’avère essentiel. Reconnaissance des autres, mais également dans le cas des personnes handicapées peut-être plus que les autres, reconnaissance personnelle de ses propres compétences. À cela il faudrait sans doute ajouter la place que le travail a dans l’inconscient collectif, et les clichés contre lesquels doivent lutter les personnes handicapées, pour comprendre que la personne handicapée est "condamnée" à trouver un emploi si elle en a la capacité.
Ainsi, que ce soit l’entourage de la personne handicapée, la famille, les institutions, l’environnement dans son ensemble, ou que ce soit la personne handicapée elle-même, tout la pousse à travailler. Or c’est justement sur cet aspect de la situation qu’apparaît une exploitation des personnes handicapées au travail. Cette exploitation est de deux ordres, l’un financier, l’autre politique. En effet, la loi édictée en 1987, dite "d’obligation d’embauche", donne, en même temps qu’elle instaure cette obligation, la possibilité légale et financière d’y échapper, moyennant le versement de cotisation à l’Agefiph. L’embauche d’une personne handicapée réduira donc ces cotisations, tout en faisant bénéficier l’entreprise du versement d’aides diverses et du travail effectué par la personne handicapée, qui peut fournir sur certains postes un rendement acceptable. Mais, outre les avantages financiers, les bénéfices en termes d’image sont également loin d’être négligeables. Les grandes entreprises, notamment, et les entreprises plus modestes mais en relation avec le public, voient ainsi en la personne handicapée une possibilité d’auto-promotion envers l’opinion publique. Promotion d’autant plus intéressante qu’elle n’apparaît pas comme telle. Une entreprise qui mettra en avant l’intégration d’un personnel handicapé acquerra à bon compte une aura de citoyenneté. Le choix de l’entreprise se portera alors plutôt sur les personnes à handicap visible, affirmant par là même plus fortement l’implication sociale de ses dirigeants -et uniquement de ses dirigeants- par une innovation qui fait rimer gestion de ressources humaine avec profit. Et ce d’autant plus que plus le handicap est lourd, plus les aides versées seront substantielles.
La recherche de salarié-e-s dont le profil n’est pas uniquement axé sur les compétences mais sur un handicap, devient alors un véritable marché dont certaines sociétés et notamment des prestataires de formation ont pris conscience. Certaines directions de ressources humaines ont également eu pour consigne de rechercher dans le personnel déjà en place les salarié-e-s pouvant se faire reconnaître handicapé-e-s, pour en tirer tous les avantages. Ainsi les effets cumulés des différentes législations tendent à rendre attractif l’emploi des personnes handicapées, mais qui deviennent, par contournement, employables du seul fait de leur handicap.
Si les entreprises se sont vues imposer en 87 l’obligation d’embauche, tout en exigeant à travers le Médef la réduction des dépenses sociales, il semble qu’aujourd’hui elles aient compris tous les profits qu’elles peuvent récupérer d’une telle obligation. On peut dès à présent faire un inventaire de ces profits, récupération financière d’un côté, médiatique de l’autre. Mais rien n’empêche de penser à un élargissement possible de cet inventaire que laissent présager de petites phrases lâchées par certains représentants de directions de ressources humaines voulant certainement mettre la charrue avant les bœufs. Ce fut le cas durant la journée de rencontre organisée le 22 juin dernier par le Médef pour faire la "promotion" de l’intégration des personnes handicapées auprès des directions de ressources humaines. À cette occasion, il a été entendu qu’un élargissement des mesures d’insertion pour les personnes handicapées pourrait s’adapter aux "cas sociaux".
Jusqu’à présent en France, contrairement à d’autres pays européens, en particulier les pays anglo-saxons, malgré quelques tentatives de rapprochement sémantiques autour de la notion de “handicap social”, les personnes socialement en difficulté n’ont jamais été associées à des personnes handicapées.
Sans grands efforts d’imagination, on peut cependant voir assez rapidement tout l’intérêt qu’il y aurait pour les entreprises à voir s’élargir la notion de handicap à ces publics défavorisés, et trouver peut-être ainsi une réponse à un besoin de main-d’œuvre "bon marché" sans faire appel à une main-d’œuvre extérieure ou sans délocaliser leurs lieux de production vers des pays où le coût de la main-d’œuvre est moins élevé.
Avec des personnels reconnus ainsi handicapés mais ayant toutes leurs potentialités physiques et intellectuelles, ne va t-on pas, si cette hypothèse se confirme dans l’avenir, vers une logique d’emplois subventionnés, plébiscitée par tou-te-s en toute bonne foi, et répondant à la demande des personnes concernées elles-mêmes, telle qu’elle apparaît actuellement pour les personnes reconnues handicapées ? Une main-d’œuvre idéale, docile, et trop contente de pouvoir travailler, puisque tout concourt à lui dire que l’emploi est une faveur qu’on lui accorde. Un règlement des problèmes sociaux franco-français par les entreprises.
Dans cette optique, redorer l’image de l’entreprise entachée par des conflits et des injustices sociales s’avère essentiel. Et cette restauration passe par la présentation, sinon comme une solution idéale du moins comme une solution acceptable, de l’ouverture des compétences liées à l’entreprise sur le reste de la société, et en particulier sur la gestion des populations "coûteuses", le but étant de faire la démonstration qu’il peut y avoir une gestion de ces populations basée sur un principe économique, et que cette gestion apporte un plus pour les personnes handicapées. Choisir alors comme "cheval de bataille" sinon comme "cheval de Troie" le personnel handicapé, ne se révèle pas être anodin. Qu’y a-t-il en effet de plus représentatif que le handicap pour exprimer la désocialisation ?
Mais la médaille a son revers : tout en démontrant qu’il est possible d’intégrer un personnel visiblement handicapé dans sa structure à condition d’y mettre les moyens financiers et humains, l’entreprise démontre de fait que l’intégration d’un tel personnel est un luxe, et ce d’autant plus que, comme chacun sait, les entreprises ne sont pas là pour faire de la philanthropie. Tout le discours, et en particulier celui du Médef, portera en lui-même cette ambivalence : d’un côté il fera ostensiblement la promotion de l’intégration en mettant en avant le slogan que "l’entreprise citoyenne" est possible, et de l’autre laissera entendre que cette intégration est difficilement applicable justement à cause de la lourdeur de sa mise en place. Ce qui rend d’autant plus "méritantes" les entreprises qui "jouent le jeu", et déplace ce qui du point de vue du législateur était entendu comme un devoir à un don. Ceci permettant alors aux entreprises de reprendre les rennes de ce qui jusque là leur était imposé.
François Frigère
[1] NDLR : nous renvoyons, sur cette question, aux textes de Balthazar Alessandri dans les n° 3 et 4 d’EcoRev’ : .
http://ecorev.org/article.php3?id_article=290