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Les Irradiés de la République. Les victimes des essais nucléaires français prennent la parole

lundi 2 mai 2005, par Sezin Topçu

GRIP-Editions Complexe, 2003, 230 pages, 15,90 euros

Le temps est enfin venu pour l’Etat français et le lobby nucléaire de rendre des comptes tant sur le plan du nucléaire civil que militaire. Lorsque les "irradiés" ou les "malades" de la République prennent leurs affaires en main, ne deviennent-ils pas les précurseurs de la constitution d’une république des "condamnés", dénonçant l’irresponsabilité permise aux "responsables" déguisés en défenseurs de "l’indépendance nationale" ? En 2001, des centaines de malades de la thyroïde ont saisi la justice pour faire connaître la responsabilité de l’Etat dans la non-protection des populations après l’accident de Tchernobyl. L’affaire entre actuellement dans une étape importante avec la remise au juge d’un premier rapport d’expertise judiciaire. En 2003, les vétérans des essais nucléaires, mobilisés au sein de l’AVEN (Association des vétérans des essais nucléaires) et Moruroa e tatou (association des anciens travailleurs polynésiens des sites nucléaires) ont eux aussi déposé une plainte contre X pour accuser l’Etat des radiations qu’ils ont subies et pour faire reconnaître leurs droits de victimes. Les auditions des plaignants ont débuté en janvier 2005.
Si le dossier des malades de la thyroïde a pour appui technique les travaux de la CRIIRAD concernant la contamination de la France par le nuage de Tchernobyl, l’enquête menée par l’AVEN auprès de 700 vétérans (qui révèle chez ceux-ci un taux de cancer 2 fois plus élevé que la moyenne française), ainsi que les témoignages, constituent une source de grande importance pour appuyer les actions juridiques des vétérans des essais nucléaires.
Co-fondateur du Centre de documentation et de recherche sur la paix et les conflits (CDRPC) et auteur de plusieurs livres sur les expériences françaises en Algérie et en Polynésie, Bruno Barillot présente dans Les Irradiés de la République une partie de ces témoignages bouleversants. Les paroles des vétérans des essais nucléaires, inédites jusque là, nous donnent ainsi accès à 36 années de l’histoire de France occultées au nom du secret militaire (1960-1996). Autrement dit, l’histoire secrète de la République d’Irradiation !

L’objectif de Barrillot n’est ni de faire l’histoire des essais nucléaires, ni de placer la dénonciation et l’accusation au cœur de son ouvrage. Il présente tout simplement le vécu des jeunes hommes en service militaire, des "appelés", des gendarmes, des agents de protection, des décontaminateurs, des mécaniciens, des agents de démantèlement des camps... en remettant leurs paroles dans le contexte. Parfois, il confronte la version officielle des faits avec ces témoignages, comme par exemple dans le cas de l’accident de Béryl (mai 1962) sur lequel l’Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques a rendu un rapport qui se rapproche en grande partie des arguments du CEA (Commissariat à l’énergie atomique). Si on peut dire que la dénonciation est omniprésente dans l’ouvrage, elle est indirecte. Elle trouve son essence et sa force dans le caractère incroyable des événements et des logiques que révèlent les récits des vétérans, même formulés de façon parfois neutre. On se rend compte que les paroles peuvent même être inutiles lorsque les "corps" parlent déjà : cancers, paralysie, maladie de la peau et du squelette, infertilité, malformations chez les enfants... D’autant plus révoltant que les risques leur étaient presque toujours inconnus.

La France a réalisé de 1960 à 1996 environ 210 essais nucléaires, d’abord au Sahara, puis à Moruroa et Fangataufa. Plus de 80 000 personnes furent mobilisées pour ces missions, dont la plupart étaient obligatoires puisque dans le cadre de leur service militaire. Certains sont partis de la France pour une mission inconnue à une destination inconnue pendant une durée indéterminée.
La France n’a abandonné ses essais atmosphériques qu’en 1974 malgré le traité d’interdiction de ce type d’essais qui date de 1963. Ainsi, avec 46 tirs aériens, la Polynésie et ses environs ont subi 675 Hiroshima ! A la suite du premier essai réalisé à Reggane, de Gaulle criait "Hurrah pour la France ! Depuis ce matin elle est plus forte et plus fière." (p.24).

Si la bombe est alors présentée comme une fierté nationale, les essais français, qualifiés de "propres", ont éludé toute précaution rigoureuse. On s’est contenté de commander aux hommes de se masquer les yeux, de tourner le dos et de mettre les mains dans les poches au moment des explosions. Une personne sur quarante avait le droit de porter des lunettes de protection. Le suivi médical des travailleurs n’était pas pris au sérieux malgré les badges et les dosimètres utilisés pendant les opérations. Parfois, on a même donné aux soldats des matériaux radioactifs tels que les niveleuses. Mensonge par omission ou désinformation ? Aucun suivi n’est effectué pour les populations au voisinage des sites des essais. On a de plus enfoui les déchets les plus radioactifs chez eux. Avant leur départ du Sahara, par exemple, les équipes françaises ont enterré des camions, des voitures, toutes sortes de matériels dans le désert, considéré d’emblée comme une poubelle nucléaire. Ignorant totalement les dangers, les populations locales les ont par la suite récupérés pour les vendre ! Le nouvel esprit - atomique - de la colonisation ?

Mais les responsables étaient-ils conscients des dangers pour les êtres humains ? La réponse de Barrillot est "oui" ; il s’appuie sur les déclarations des responsables des essais eux-mêmes (tels Claude Ailleret) à différentes époques. En effet, dans les centres d’expérimentations militaires ont été expérimentés aussi bien le matériel technique que le matériel (ou cobaye) humain - sans oublier les animaux : pendant les essais aériens complémentaires, on amenait des singes et des rats blancs par hélicoptère afin d’étudier la réaction de la radioactivité sur eux. Ensuite, on les rapatriait dans des cages vitrées à l’Institut Pasteur (p.104).
C’est sur ce constat que l’action collective des victimes des tests français, regroupés en associations tant en Polynésie qu’en métropole et en Algérie, trouve tout son sens et son essence. Des milliers de gens militent aujourd’hui collectivement pour que l’Etat français reconnaisse ses responsabilités et indemnise les victimes, comme le font par exemple les Etats-Unis depuis maintenant dix-sept ans. Les victimes revendiquent également le vote d’une loi au Parlement sur le suivi sanitaire des essais nucléaires et l’ouverture des archives pour que toute la "vérité" soit faite sur le sujet. De nombreux députés ont déposé depuis 2002 des propositions de loi dans cette direction. En outre, en janvier 2002, un réseau international sur les essais nucléaires a été créé à Paris pour coordonner les informations sur les actions des victimes des essais nucléaires. La lecture de ces révélations sur ces vies sacrifiées pour la bombe s’achève ainsi sur une note d’espoir.

Sezin Topçu