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Un système fini face à une demande infinie

dimanche 11 juillet 2004

Michel Foucault a abordé à plusieurs reprises les questions de Sécurité sociale, notamment par le biais de ses travaux sur l’histoire de la médecine. En 1983, il participe au volume publié par la CFDT (de l’époque…) sur la crise et la réforme de la Sécurité sociale à travers un entretien dont nous présentons ici de larges extraits. Loin des tentatives de détournement opérées aujourd’hui par certains idéologues patronaux, Foucault y traite des problèmes tels que le rapport entre sécurité et dépendance, les relations entre l’individu et l’Etat et, surtout, s’interroge sur la manière de définir socialement les normes de santé et les modes de protection.

Traditionnellement, la Sécurité sociale garantit les individus contre un certain nombre de risques liés à la maladie, à l’organisation familiale et à la vieillesse. Mais, de 1946 à nos jours, des besoins nouveaux sont apparus. Ainsi perçoit-on une aspiration grandissante des personnes et des groupes à l’autonomie. Se fait jour également la nécessité d’endiguer des phénomènes de marginalisation imputables pour une bonne part au chômage, mais aussi, dans certains cas, aux carences de notre appareil de protection sociale. Comment, à votre avis, la Sécurité sociale peut-elle contribuer à y répondre ?

La sécurité sociale, quels que soient ses effets positifs, a eu aussi des "effets pervers". On peut relever ceci, qui est inhérent aux mécanismes fonctionnels du dispositif : d’un côté, on donne plus de sécurité aux gens, et, de l’autre, on augmente leur dépendance. Or, ce qu’on devrait pouvoir attendre de cette sécurité, c’est qu’elle donne à chacun son autonomie par rapport à des dangers et à des situations qui seraient de nature à l’inférioriser ou à l’assujettir.

Comment gérer ce "couple infernal" : sécurité-dépendance ?

Il y a là un problème dont les termes sont négociables. Ce qu’il faut tâcher d’apprécier, c’est la capacité qu’ont les gens d’assumer une telle négociation, et le niveau de compromis qu’ils peuvent accepter.
La manière d’appréhender les choses a changé. Dans les années trente et au lendemain de la guerre, le problème de la sécurité était d’une telle acuité et d’une telle immédiateté que la question de la dépendance entrait à peine en ligne de compte. À partir des années cinquante, en revanche, et plus encore à partir des années soixante, la notion de sécurité a commencé d’être associée à la question de l’indépendance. Cet infléchissement a été un phénomène culturel, politique et social extrêmement important. On ne peut pas ne pas en tenir compte. Il existe bel et bien une demande positive : celle d’une sécurité qui ouvre la voie à des rapports plus riches, plus nombreux, plus divers et plus souples avec soi-même et avec son milieu, tout en assurant à chacun une réelle autonomie.

Considérant ce qu’on pourrait appeler les "effets négatifs" du système, il y aurait lieu, me semble-t-il, de distinguer entre deux tendances : on observe un effet de mise en dépendance par intégration et un effet de mise en dépendance par marginalisation ou par exclusion. Contre l’un et contre l’autre, il faut réagir. Je crois que le besoin existe d’une résistance au phénomène d’intégration. Tout un dispositif de couverture sociale, de fait, ne profite pleinement à l’individu que si ce dernier se trouve intégré, soit dans un milieu familial, soit dans un milieu de travail, soit dans un milieu géographique.

C’est un peu moins vrai maintenant : certaines dispositions ont été reconsidérées, sous cet aspect, notamment en matière de prestations familiales, de sorte qu’elles concernent à présent l’ensemble de la population, sans exclusives sur les critères professionnel et familial.

Il est vrai que certaines pressions dans le sens d’une intégration ont pu être atténuées. Je les mentionnais en même temps que les phénomènes de marginalisation parce que je me demande s’il ne faut pas essayer de saisir les deux ensemble. Sans doute peut-on apporter quelques corrections aux effets de mise en dépendance par intégration, comme on pourrait vraisemblablement corriger un certain nombre de choses en ce qui concerne les marginalisations. Mais ne devrait-on pas plutôt essayer de concevoir tout un système de couverture sociale qui prenne en compte cette demande d’autonomie dont nous parlons, de sorte que ces fameux effets de mise en dépendance disparaîtraient presque totalement ?

Cette question de l’intégration se pose-t-elle de même sous l’angle des rapports que l’individu entretient avec l’Etat ?

Jusqu’à ce qu’on appelle "la crise" et plus précisément jusqu’à ces butoirs auxquels on se heurte maintenant, j’ai l’impression que l’individu ne se posait guère la question de son rapport avec l’Etat dans la mesure où ce rapport, compte tenu du mode de fonctionnement des grandes institutions centralisatrices, était fait d’un input - les cotisations qu’il versait - et d’un output - les prestations qui lui étaient servies. Les effets de dépendance étaient surtout sensibles au niveau de l’entourage immédiat.

Aujourd’hui intervient un problème de limites. Ce qui est en cause, ce n’est plus l’accès égal de tous à la sécurité, mais l’accès infini de chacun à un certain nombre de prestations possibles. On dit aux gens : "Vous ne pouvez pas consommer indéfiniment." Et quand l’autorité proclame : "A cela vous n’avez plus droit" ; ou bien "Pour telles opérations vous ne serez plus couverts", alors l’individu s’interroge sur la nature de son rapport à l’Etat et commence d’éprouver sa dépendance vis-à-vis d’une institution dont il avait mal perçu jusque-là le pouvoir de décision.

Notre objectif, c’est de donner aux gens à la fois aux gens la sécurité et l’autonomie. Peut-être s’en rapprocherait-on par deux moyens : d’une part, en renonçant à ce juridisme absurde que nous affectionnons en France pour tenter l’expérience d’une législation a posteriori de nature à faciliter l’accès de tous aux prestations et aux équipements sociaux ; et, d’autre part, en mettant en œuvre une réelle décentralisation.

L’objectif d’une couverture sociale optimale conjuguée à un maximum d’indépendance est assez clair. Quant à l’atteindre…

Je pense qu’une telle visée requiert deux types de moyens. D’une part, il y faut un certain empirisme. Il faut transformer le champ des institutions sociales en un vaste champ expérimental, de manière à déterminer quelles sont les manettes à tourner, quels sont les boulons à desserrer ici ou là pour introduire le changement souhaité ; il faut effectivement engager une entreprise de décentralisation, par exemple, pour rapprocher les usagers des centres de décision dont ils dépendent et les associer aux processus décisionnels, évitant par là une espèce de grande intégration globalisante qui laisse les gens dans une complète ignorance de tout ce qui conditionne tel ou tel arrêt. Il faut donc multiplier les expériences partout où c’est possible sur ce terrain particulièrement intéressant et important du social.

D’autre part, et c’est un point nodal, il y aurait un travail considérable à faire pour rénover les catégories conceptuelles qui inspirent notre manière d’aborder tous ces problèmes de garanties sociales et de sécurité. Nous développons une pensée qui s’organise encore à l’intérieur de cadres mentaux formés entre 1920 et 1940, essentiellement sous l’influence de Beveridge, un homme qui serait aujourd’hui plus que centenaire. Pour l’instant, nous manquons donc totalement d’instruments intellectuels pour envisager en termes neufs la forme sous laquelle nous pourrions parvenir à ce que nous cherchons.

La C.F.D.T., de façon assez exigeante, conçoit la santé non seulement comme un état de bien-être physique et mental mais, au-delà de l’aspect statique des choses, comme la capacité de surmonter les conflits, les tensions et les agressions qui affectent l’individu dans sa vie relationnelle et sociale. Une telle conception appelle la mise en place de tout un dispositif d’éducation et de prévention en plus d’un dispositif de soins, et a trait à l’ensemble de la société. Quelle est votre position par rapport à la notion de "droit à la santé", qui fait partie de nos revendications ?

Nous voici au cœur d’un problème extrêmement intéressant.
Lorsque le système de Sécurité sociale que nous connaissons aujourd’hui a été mis en place sur une grande échelle, il existait une sorte de consensus plus ou moins explicite et en grande partie muet sur ce qu’on pouvait appeler les "besoins de santé". C’était, en somme, le besoin de parer à des "accidents", c’est-à-dire à des écarts invalidants liés à la maladie comme à des handicaps congénitaux ou acquis.

À partir de là, deux processus se sont déroulés. D’un côté, une accélération technique de la médecine, qui a accru son pouvoir thérapeutique mais beaucoup plus vite encore sa capacité d’examen et d’analyse. D’un autre côté, une croissance de la demande de santé manifestant le fait que le besoin de santé (tel, du moins, qu’il est éprouvé) n’a pas de principe de limitation. La question du droit apparaît particulièrement épineuse dans ce contexte. Je voudrais faire quelques remarques simples.

Il est clair qu’il n’y a guère de sens à parler du "droit à la santé". La santé - la bonne santé - ne peut relever d’un droit ; la bonne et la mauvaise santé, quels que soient les critères grossiers ou fins qu’on utilise, sont des faits : des états de choses et aussi des états de conscience. En revanche, on peut avoir droit à des conditions de travail qui n’augmentent pas de façon significative les risques de maladie ou de handicaps divers. On peut avoir droit aussi à des réparations, à des soins et à des dommages lorsqu’un accident de santé peut relever d’une façon ou d’une autre de la responsabilité d’une autorité.

En revanche, on peut parler de "moyens de santé" ; et par là, il faut entendre non pas simplement les installations hospitalières et les médicaments, mais tout ce dont une société peut disposer à un moment donné pour effectuer les corrections et les ajustements de santé dont on est techniquement capable. Et on peut définir le droit d’accès à ces moyens de santé. Droit qui se présente sous différents aspects. Il y a le problème de l’égalité de tous devant cet accès. Il y a le problème de l’accès indéfini à ces moyens de santé ; là, il ne faut pas se faire d’illusions : le problème n’a sans doute pas de solution théorique ; l’important est de savoir par quel arbitrage toujours souple, toujours provisoire les limites de cet accès seront définies. Il faut garder à l’esprit que ces limites ne peuvent pas être établies une fois pour toutes par une définition médicale de la santé ni par la notion des "besoins de santé" énoncée comme un absolu.

Est-ce à dire qu’on va remettre en question les couveuses, envisager l’euthanasie et en revenir à cela même contre quoi la Sécurité sociale a lutté, à savoir certaine forme d’élimination des individus biologiquement les plus fragiles ? Qui choisira entre l’acharnement thérapeutique, le développement d’une médecine néonatale et l’amélioration des conditions de travail ?

De tels choix sont arrêtés à chaque instant, quand bien même ce n’est pas dit. La question que je pose est de savoir si une "stratégie de santé" - cette problématique du choix - doit rester muette… On touche là à un paradoxe : cette stratégie est acceptable, en l’état actuel des choses, dans la mesure où elle est tue. Si elle se dit, même dans la forme d’une rationalité à peu près recevable, elle devient moralement insupportable. Prenez l’exemple de la dialyse : combien de malades en dialyse, combien d’autres qui ne peuvent pas en bénéficier ? Supposez qu’on expose en vertu de quels choix on aboutit à cette sorte d’inégalité de traitement. Ce serait mettre au jour des règles-scandales ! C’est à cet endroit qu’une certaine rationalité devient elle-même un scandale.
Je n’ai aucune solution à proposer. Mais je crois vain de se voiler la face : il faut essayer d’aller au fond des choses et de les affronter.

La définition d’une norme en matière de santé, la recherche d’un consensus autour d’un certain niveau de dépenses comme autour de certaines modalités d’affectation de ces dépenses ne constituent-elles pas pour les gens une chance extraordinaire de prise de responsabilité par rapport à ce qui les touche fondamentalement, à savoir leur vie et leur bien-être, en même temps qu’une tâche d’une ampleur telle qu’elle peut inspirer quelque hésitation ?

Il est vrai que certaines interventions visant à alimenter cette réflexion suscitent des tollés. Ce qui est significatif, c’est que les protestations visent des propos touchant à des choses qui font immédiatement scandale : la vie, la mort. On entre, en évoquant ces problèmes de santé, dans un ordre de valeurs qui donne lieu à une demande absolue et infinie. Le problème soulevé est donc celui de la mise en rapport d’une demande infinie avec un système fini.

Quand on demande au fumeur d’acquitter une surtaxe, par exemple, cela ne revient-il pas à lui imposer d’assumer financièrement le risque qu’il prend ? Ne peut-on, de la sorte, renvoyer les gens à la signification et à la portée de leurs décisions individuelles au lieu de baliser des frontières au-delà desquelles la vie n’aurait plus le même prix ?

Je suis tout à fait d’accord. Quand je parle d’arbitrages et de normativité, je n’imagine pas qu’une sorte de comité de sages puisse proclamer chaque année : "Vu les circonstances et l’état de nos finances, tel risque sera couvert, et tel autre, non." J’imagine, de façon plus globale, quelque chose comme un nuage de décisions s’ordonnant autour d’un axe qui définirait en gros la norme retenue. Reste à savoir comment faire en sorte que cet axe normatif soit aussi représentatif que possible d’un certain état de la conscience des gens, c’est-à-dire de la nature de leur demande et de ce qui peut faire l’objet d’un consentement de leur part.

Cela dit, s’il est vrai que les gens qui fument et ceux qui boivent doivent savoir qu’ils prennent un risque, il est aussi vrai que manger salé quand on souffre d’artériosclérose est dangereux, comme il est dangereux de manger sucré quand on est diabétique… Je le souligne pour indiquer à quel point les problèmes sont complexes, et pour suggérer que les arbitrages, qu’un "nuage décisionnel" ne devraient jamais revêtir la forme d’un règlement univoque. Tout modèle rationnel aboutit très rapidement à des paradoxes !

Quoi qu’il en soit, je ne prône pas, cela va sans dire, je ne sais quel libéralisme sauvage qui aboutirait à une couverture individuelle pour ceux qui en auraient les moyens et à une absence de couverture pour les autres… Je souligne simplement que le fait "santé" est un fait culturel au sens le plus large du terme, c’est-à-dire à la fois politique, économique et social, c’est-à-dire lié à un certain état de conscience individuelle et collective. Chaque époque en dessine un profil "normal". Peut-être devrons-nous nous orienter vers un système qui définira, dans le domaine de l’anormal, du pathologique, les maladies normalement couvertes par la société.

Ne croyez-vous pas qu’afin de clarifier le débat il conviendrait par ailleurs de discriminer, en amont de la définition d’une norme de santé, ce qui relève de la sphère médicale et ce qui relève des rapports sociaux ? On a, par exemple, apporté une réponse de type médical à la question de l’absentéisme dans les entreprises quand on aurait dû améliorer plutôt les conditions de travail. Ce genre de "déplacement" grève le budget de la santé…

Mille choses, de fait, ont été "médicalisées", voire "surmédicalisées", qui relèveraient d’autre chose que de la médecine. Il se trouve que, face à certains problèmes, on a estimé que la solution médicale était plus performante et plus économique. Ainsi de certains problèmes scolaires, ainsi de problèmes sexuels, ainsi de problèmes de détention… Certainement devrait-on réviser beaucoup d’options de ce type.


Entretien avec Robert Bono, in Sécurité sociale : l’enjeu, Paris, Syros, 1983, pp. 39-63. Repris dans Dits et écrits, Paris, Gallimard (année 1983).