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La Guerre de l’eau. Privatisation, pollution et profit
Vandana Shiva, Parangon, 2003, 163 pages, 13 euros
mercredi 14 janvier 2004, par
Voici la quatrième parution en France d’un ouvrage de l’écoféministe indienne V. Shiva. Active sur tous les forums "altermondialistes", présentée à tort comme la "José Bové indienne", la présidente de la Fondation pour la recherche en sciences, technologie et écologie, militante écoféministe de longue date, porte-parole des communautés rurales de femmes en lutte contre les politiques des firmes transnationales, nous offre l’image d’une nouvelle forme de subjectivité politique, irréductible aux identifications traditionnelles, politiques, syndicales, militantes ou académiques.
Avec les textes rassemblés dans Ecoféminisme (L’Harmattan, 1998), nous avions accès à toute la richesse d’une pensée réinvestissant les acquis d’un certain féminisme anglo-saxon, de Carolyn Merchant et Sandra Harding à Evelyn Fox Keller et Lily Kay, sur les diverses facettes du rapport entre sciences et pouvoirs. L’écoféminisme n’est pas seulement la dénonciation de la domination capitaliste-patriarcale qui subsume, redéfinit, recodifie l’ensemble des pratiques et de la violence faite à la nature et aux femmes, mais défend aussi une perspective de savoir qui soit une politique attachée à une forme de vie. La singularité de cette pensée est qu’elle ne se construit pas au nom de l’unité d’un genre, de droits humains abstraits, de la raison ou autre transcendance mais qu’elle se construit par la création d’espaces de liberté dans le travail quotidien de la vie, dans "la production de la subsistance". La pensée est ici un savoir de pratiques divergentes, par lesquelles s’inventent et se retissent des relations aux autres, au monde, à soi, des relations qui s’opposent activement, quitte à brûler des stocks de semences transgéniques, à la captation capitaliste, dont le brevetage du vivant n’est que l’expression la plus évidente.
L’altermondialisme est trop souvent résumé à la dénonciation de la marchandisation du monde et la revendication de biens publics à l’échelle mondiale, ce qui s’énonce sous la forme des différents "droits à…" (travail, revenu, logement, santé). V. Shiva sort complètement de cette démarche de réclamation de droits à un ordre supérieur, transcendant et souverain, pour viser la promotion de nouveaux usages qui résistent à la séparation, la dépossession, la délégation à d’autres du soin de prendre en charge la satisfaction.
Sur la question de l’eau, V. Shiva réitère l’argumentation qu’elle avait déjà développée dans ses textes précédents, que ce soit pour la terre, les semences, la biodiversité, les savoirs ou le corps des femmes. A savoir, l’enclosure (et non pas l’enclosage, comme il est écrit p. 40 : ce concept souvent dénaturé par les traducteurs français sera largement abordé dans le prochain numéro d’EcoRev’) comme processus de destruction de pratiques, de rapports au monde, de relations d’usage au sens de l’éthique de la relation, par la constitution de dispositifs de capture juridico-économiques qui rendent possible la valorisation capitaliste.
L’intervention de l’Etat et des entreprises a ainsi toujours visé, et vise encore aujourd’hui, à supprimer le contrôle des collectivités sur la distribution de l’eau. V. Shiva emploie le terme de guerre car il y a bien une guerre entre différents usages de l’eau, ce dont a témoigné la bataille de Cochabamba (Bolivie). La capture et l’imposition de droits de propriété privée opèrent une redéfinition de l’espace, des milieux, des usages et une élimination des multiples formes de coopération inventées dans les sociétés du monde pour assurer et garantir l’usufruit de biens communautaires selon des règles de "durabilité et équité". On a ainsi détruit de multiples de droits coutumiers régulant l’accès à l’eau de manière à garantir une appartenance communautaire, à organiser la composition d’une multiplicité d’usages (ce qui vaut aussi entre humains et non-humains, d’où cette quasi constante du caractère sacré de l’eau) et empêcher toute appropriation privative. L’enclosure transforme le bien commun en pure ressource exploitable, cassant et occultant les tissus de relations qui lui donnaient sens, désocialise ce qui était intriqué dans une "économie morale", pour reprendre les termes de E.P.Thompson.
V. Shiva montre bien que la surexploitation incontrôlée, entraînant pollutions, gaspillages, raréfaction et destruction, a réussi à transformer l’abondance en rareté. L’ONU elle-même reconnaissant que "le développement et l’utilisation des ressources en eau sont pour la plupart non soutenables", la situation ne peut qu’empirer, à moins de sortir de la logique de marché et de s’engager vers une écologie des pratiques et usages de l’eau. Ce qui veut dire arrêter de la considérer comme une simple externalité positive, une ressource inépuisable.
Alors que beaucoup réfléchissent à un nouveau contrat de gestion de l’eau comme bien public, qui ne renvoie en fait qu’aux institutions étatiques et à la démocratie électorale, V. Shiva renverse le point de vue en reconstruisant la politique par le bas. Elle étudie ainsi de façon très précise comment l’Etat a été l’instrument de dépossession des collectivités locales de leur contrôle sur l’eau, par la normalisation juridique, par la codification de la production et la mise en place de technologies centralisatrices. Les grands barrages ont été l’instrument par excellence de ce contrôle de l’Etat sur les ressources en eau, et ils ont été largement utilisés partout dans le monde pour imposer les modalités du développement capitaliste. Ils ont évidemment entraîné des catastrophes en cascade, non pas qu’il s’agisse d’une technologie à risque, mais parce qu’il s’agit d’une politique des artefacts définie par l’incohérence et l’inconséquence. Sur cette question, une autre femme indienne remarquable, Roy Arundhati, a écrit un pamphlet admirable : The greater common good (paru en traduction française dans R. Arundhati, L’écrivain-militant, Gallimard, 2003). Des barrages, elle écrit : "ce sont des armes de destruction massive".
En Inde, la construction de grands barrages soutenus par la Banque mondiale a toutefois réussi à mobiliser de grandes coalitions regroupant écologistes, scientifiques et populations concernées, travaillant à la fois sur les problèmes liés à la submersion et sur les conséquences en aval, qui font que les coûts écologiques et sociaux des barrages sont de loin supérieurs aux bénéfices escomptés. Seule une perspective d’écologie politique a permis de lier ainsi ensemble les multiples enjeux liés à l’eau, et de faire apparaître tous les attachements qui définissent la diversité des intérêts à prendre en compte.