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La semence libre

octobre 2003, par Guy Kastler

Pour Guy Kastler, un des initiateurs du "Réseau Semences Paysannes", responsable à la Confédération Paysanne et Nature et Progrès, il est temps d’inventer de réelles alternatives à la logique industrielle et stérilisante qui a conduit des lignées pures aux hybrides puis aux OGM. En France comme dans le reste du monde, la réappropriation paysanne de l’innovation semencière s’organise. Connaîtra-t-elle le même succès que le logiciel libre ?

Quel est l’objectif du Réseau Semences Paysannes ?

Les semences paysannes existent depuis que l’homme cultive des plantes. Un peu de terre, un peu d’eau et la main des paysans suffisent. C’est ainsi que la biodiversité des plantes cultivées s’est constituée depuis le néolithique. Mais depuis 150 ans de sélection alignée sur des critères industriels, cette biodiversité cultivée est menacée et la sécurité alimentaire du monde est fragilisée par une érosion génétique et par la captation du génome par quelques oligopoles. Les OGM sont l’aboutissement de ces logiques. Depuis la mise au point de la sélection généalogique à la fin du XIXe siècle, on a sélectionné des variétés standardisées (clones pour la vigne suite aux maladies virales générées par le productivisme, lignées pures puis croisement dirigé de lignées pures avec le maïs "hybride") pour favoriser la mécanisation et les transformations industrielles des produits agricoles, bref pour faire du paysan un simple rouage d’une chaîne de valorisation industrielle et marchande.
Résultat, quatre lignées représentent à elles seules 80% des surfaces plantées en blé en France. Or l’uniformité génétique favorise les maladies et les ravageurs qui prennent alors des allures épidémiques. Il y a des exemples célèbres depuis les années 1970 tant chez les végétaux que dans l’élevage. Les viticulteurs ont ainsi constaté que la diffusion de la maladie de la flavescence dorée [causée par une bactérie] a en France, suivi avec 4 à 15 ans de délai, la généralisation des clones [utilisation de bois de greffe génétiquement identiques] à la faveur des primes à la replantation et de la concentration des pépinières provoquant une intense circulation des plants entre régions.

Inspiré d’expériences indiennes, brésiliennes italiennes, et d’autres, le "Réseau Semences Paysannes" français part donc du constat que la préservation de la biodiversité cultivée suppose une réorientation complète des paradigmes industriels de l’amélioration des plantes. On ne peut pas d’un côté continuer dans le régime actuel de sélection végétale et prétendre de l’autre préserver la biodiversité dans des frigos. On ne peut pas séparer production, conservation et évolution des plantes cultivées qui pour vivre dans notre société doivent être mises sur le marché. Ce serait une fois de plus nous enfermer dans une logique "Rationalisation marchande → Disparition → Muséification", habituelle au capitalisme mais qui n’est pas celle du vivant. On ne s’en tirera pas comme ça ! La biodiversité, il faut la cultiver dans les fermes. C’est notre constat de base. Et pour cela il faut revoir les paradigmes scientifiques, les dispositifs d’innovation et les cadres réglementaires. C’est notre chantier.

Avec le réseau de fermes comme moteur de biodiversité, le paysan devient moteur de l’innovation ?

Bien sûr ! Et là encore nous avons une tendance de plus d’un siècle à remonter. Le succès de l’industrie semencière reposait sur la séparation des fonctions de production (laissée au paysan) et de reproduction (réservée au semencier) alors que le vivant, doué d’autoreproduction, repose sur l’union intrinsèque de ces deux fonctions. Il fallait pour cela fermer des cycles vivants ouverts, sortir la plante du temps évolutif pour la placer dans le temps industriel, voire la stériliser. Il fallait faire de la semence une marchandise, un facteur de production à renouveler chaque année et mettre le paysan en dépendance. Cela s’est fait par des voies techniques (avec les lignées pures fixées qui "dégénèrent" dans le champ du paysan, les hybrides -qui perdent leur caractéristiques agronomiques si on re-sème la récolte- ou, à l’avenir, les technologies "Terminator" de stérilisation de la graine récoltée), par des voies juridiques (propriété industrielle, brevet) et par des voies réglementaires (système d’inscription -le "catalogue des semences autorisées à l’échange"- et certification obligatoire avec des critères biaisés en faveur des intérêts des firmes, avec notamment l’exclusion des "variétés population" diverses et évolutives).

Il s’agit donc de créer les conditions d’une réappropriation des savoirs liés à la semence par les paysans. Ces dernières décennies, avec la disparition des variétés de pays, la grande majorité des agriculteurs a perdu ses compétences relatives à la semence. Heureusement, quelques "attardés" passionnés ont maintenu des connaissances de sélectionneurs, ont conservé et/ou fait évoluer des variétés anciennes ouvertes, les sont échangées entre eux (dans l’illégalité). C’est sur cette base que notre travail est possible. Nous avons d’ailleurs entamé un inventaire de ces savoirs l’an dernier avant de lancer formellement le réseau au printemps 2003. Aujourd’hui un nombre croissant de paysans entrent dans ce travail formidable. Un réseau de vignerons revenant aux sélections "massales", parfois sans porte greffe, se constitue. Nous avons un incroyable conservatoire de la tomate. Nous avançons, malgré les entraves du lobby semencier, dans la reconstitution de "variétés population" de maïs. Nous explorons la diversité des variétés anciennes de blé pour y trouver des qualités pour la boulange artisanale bio. Dans ce dernier cas par exemple, 50 ans de sélection sur des critères industriels (orientés vers la teneur en grosses protéines du gluten donnant l’élasticité pour optimiser le pétrissage industriel) ont conduit à des pains contenant des protéines dont on commence à mesurer le caractère allergène ou indigeste et il faut donc reprendre entièrement le travail de sélection avec de nouveau critères. Bref, plusieurs projets en réseaux ont avancé à pas de géant et commencent à donner de premiers résultats.

Avez-vous encore besoin des chercheurs ?

Redonner au paysan une place centrale dans l’innovation ne signifie pas que nous n’avons plus besoin des chercheurs. Tous ceux qui sont las de jouer les agents de l’extension de la sphère marchande au vivant et sont prêts à se lancer dans une autre aventure, à la fois plus scientifique et plus créatrice de lien social, ont un rôle à jouer dans un nouveau paradigme de recherche et d’innovation. Une recherche repensée pourrait apporter des compétences (et des collections) essentielles en matière de diversité des génomes des plantes cultivées, de gestion dynamique, et pourrait aider à concevoir puis animer, en dialogue avec des paysans passionnés, les schémas de sélection participative et dynamique de notre réseau. Plusieurs chercheurs travaillent déjà avec nous, mais ils ne sont guère soutenus par l’INRA où les vieux réflexes perdurent. Ses dirigeants veulent nous faire croire qu’ils vont sauver les PME semencières françaises des méchants américains et des oligopoles agrochimiques (Monsanto, Syngenta…) grâce à Génoplante [consortium public-privé de génomique végétale]. Ce combat est perdu d’avance, une alliance semence paysanne-PME-recherche publique serait plus efficace tant au plan de l’emploi qu’au plan de l’agriculture durable et bio.

L’innovation déléguée aux firmes semencières que tu décris n’est pas sans rappeler ce que les économistes appellent le modèle fordiste. La réappropriation des savoirs d’amélioration des plantes par les paysans, c’est donc pour le monde rural la sortie du modèle fordiste ?

Oui, c’est un peu cela mais nos "créations" sont culturelles avant d’être économiques. Comme dans le cas du logiciel libre, nous faisons le pari que la coproduction de l’innovation par son usager agriculteur, en réseau non marchand, est plus efficiente que l’innovation propriétaire. Et nous devrons inventer une forme ouverte de protection de nos variétés qui serait l’équivalent du "copyleft" pour le vivant.

Et du côté réglementaire, quelles sont les ouvertures possibles ?

En France le verrou réglementaire est total. Mais une directive européenne de 1998 (l98/95/CE) reconnaît que les conditions d’inscription au catalogue sont un facteur d’appauvrissement de la biodiversité cultivée. En effet, l’inscription d’une variété donnée, qui est la condition indispensable pour pouvoir en vendre ou simplement en échanger les semences, est un processus d’une part très coûteux, et d’autre part qui exclue les semences paysannes ou de terroir, par nature peu stables et peu homogènes. Cette directive permet donc d’assouplir les critères d’inscription au catalogue (en s’écartant des critères homogénéité et stabilité) pour les "variétés adaptées à des habitats spécifiques et menacées d’érosion génétique", des "variétés de semences et plants adaptées à l’agriculture biologique » et les « mélanges de genre et d’espèce", et de créer ainsi un catalogue dit "de conservation", pour lequel la commercialisation des semences serait soumis à des restrictions quantitatives qui restent à définir. Certes la séparation conservation/régime général est absurde car l’enjeu est de transformer radicalement le cadre général, mais cette directive, si elle est transposée correctement en France malgré les pressions des semenciers, peut nous offrir un peu d’air et légaliser nos pratiques et nos échanges aujourd’hui illégaux. Dans le cas contraire nous continuerons dans l’illégalité : c’est l’autre face, constructrice, de la désobéissance civile indispensable à propos des OGM.


Propos recueillis par Michel Krol