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L’Europe, l’Amérique, la guerre. Réflexions sur la médiation européenne
Etienne Balibar, La Découverte, "Cahiers libres", 2003, 192 pages, 15 euros
juin 2003, par
Face au nouvel "unilatéralisme" des Etats-Unis, devenu manifeste dans son versant militaire depuis les attentats du 11 septembre, les appels au contrepoids ou à la médiation de l’Europe se multiplient. Celle-ci a-t-elle les moyens d’y répondre, et comment ? Telle est la question qu’Etienne Balibar élabore dans son nouveau livre, qui rassemble des textes rédigés entre novembre 2002 et janvier 2003 (soit avant les dernières évolutions des débats et des mobilisations contre la guerre), l’ensemble constituant - ce n’est pas le moindre de ses mérites - un tour d’horizon et une discussion très complète des débats et prises de position d’intellectuels sur la nouvelle donne internationale.
Mettant en regard ces multiples appels et la réalité de l’impuissance européenne sur la scène internationale, E. Balibar s’attache à prendre le contre-pied de tous les discours regrettant l’évanescence de l’entité européenne et le fait qu’elle soit incapable de se doter de la consistance politique correspondant à son poids économique. Dans un article retentissant, l’intellectuel néo-conservateur américain Richard Kagan avait ainsi radicalement critiqué la "politique de la faiblesse" de l’Europe, qui se réfugierait dans les illusions "kantiennes" du droit international pendant que les Etats-Unis s’affrontent à la dure réalité "hobbesienne" du monde. N’ayant plus les moyens d’une "politique de puissance", les Européens s’en remettraient en fait hypocritement aux Etats-Unis pour assurer le maintien du droit face au reste de la planète qui, lui, n’aurait jamais cessé de croire à la force… E. Balibar souligne dans un premier temps combien ces critiques portent à plein : à l’inverse même des appels à la médiation européenne, ce sont les Etats-Unis qui de fait interviennent comme médiateurs dans les conflits qui déchirent l’Europe ou ses marges (Irlande du Nord, ex-Yougoslavie, etc.). Mais il tente également, mobilisant ses travaux antérieurs, sur l’Europe et sur la notion de frontière en particulier (voir surtout Nous, citoyens d’Europe ? les frontières, l’Etat, le peuple, La Découverte, 2001), de retourner l’argument de Kagan : l’incapacité de l’Europe à se constituer en "puissance" découle du fait qu’elle est historiquement une superposition de frontières (religieuses, sociales, culturelles), voire une région-frontière sur laquelle se projettent les problèmes et les lignes de fracture du monde entier. Cette réalité historique fait que toute tentative de promouvoir une "identité européenne" fermée sur elle-même est largement mythique (mais d’autant plus redoutable, en termes de coût humain et d’exclusion intérieure, lorsqu’on essaie de forcer la réalité avec la mise en place d’une Europe forteresse). Mais, loin de vouer l’Europe à une non-politique de la "belle âme", cette situation représente au contraire la possibilité d’une "politique de l’im-puissance", où les exigences de l’action primeraient sur la construction d’une identité collective, de manière à transformer la logique des relations internationales : une politique qui altère la puissance et les rapports de puissance (Balibar évoque ici la théorisation par Foucault des relations de pouvoir). Il s’agit donc, "dans l’urgence", de mettre en œuvre un autre concept de politique, à partir des leçons de l’histoire européenne : une histoire de guerres et de conflictualité généralisée qui débouchent sur l’idée d’un ordre public transnational ; une "leçon d’altérité" due à la décolonisation (l’autre comme part de sa propre identité) ; et enfin un modèle de "démocratie conflictuelle" qui transforme les affrontements sociaux en puissance collective par l’institutionnalisation de ces conflits et l’invention de nouveaux droits fondamentaux.
Parmi les composantes de cette politique, E. Balibar évoque l’invention d’un modèle de sécurité collective alliant lutte contre les causes de la violence, mise en œuvre d’une police internationale encadrée par le droit et la reprise du processus négocié de désarmement multilatéral, à rebours des tendances actuelles. Il souligne la nécessité de mettre en œuvre un nouveau modèle de construction de la paix qui aille systématiquement à l’encontre de la tendance à projeter les conflits locaux à l’échelle globale, selon une logique du "clash" irrémédiable des civilisations, pour trouver les solutions dans les spécificités historiques locales, grâce à une action de médiation (voire d’interposition) dans le cadre d’un ensemble "régional" plus large qui fasse apparaître chaque conflit comme une guerre civile. L’Euro-méditerranée pourrait être exemplairement un tel ensemble, qui consisterait à voir, là où la logique du clash des civilisations ne voit que des lignes de fracture inexpiables, des points de rencontre et de négociation nécessaires.
Poursuivant sa réflexion sur les points aveugles du marxisme, E. Balibar cherche donc ici à délimiter rigoureusement la sphère (indissociablement concrète et "intellectuelle") du politique en tant que tel (les questions d’identités collectives, de traitement des conflits et de la violence, etc.). D’où l’accent sur le rôle des intellectuels, la sphère des représentations et de l’idéologie, voire la question religieuse. Ce rappel de l’irréductibilité des enjeux proprement politiques, au sens le plus classique du terme, est certes nécessaire dans la situation actuelle ; on peut même accorder que c’est à partir de ces enjeux politiques que nous devons repenser les luttes de transformation sociale et construire nos revendications et propositions. Mais l’invention politique peut-elle être séparée de pratiques sociales et institutionnelles, forcément "impures" ? On est en droit d’être frustré qu’E. Balibar n’aborde que très peu ces aspects (notons toutefois qu’il avance quelques pistes dans l’ouvrage déjà cité, surtout chap. 12). A défaut, la nuance entre "politique de l’im-puissance" et "politique de la faiblesse" risque de rester, précisément, bien "intellectuelle". Le fait de ne prendre ici pour interlocuteurs que d’autres intellectuels (alors que le problème est aussi de "traduire" politiquement les implications des luttes et des débats actuels), ainsi que les quelques allusions plutôt circonspectes aux forces sociales existantes (pour justifiées que soient ces réserves), finit par gêner à cet égard.
Le problème mérite d’autant plus d’être posé que c’est l’immense mérite de ce livre que de se placer, comme l’indique son sous-titre, et à rebours de tous les discours "globalisants" sautant immédiatement au niveau mondial (ce qui vaut autant pour le "clash des civilisations" que pour certains discours pronostiquant une polarisation inéluctable entre le capitalisme et les peuples du monde), sous le signe d’une réflexion sur la "médiation", c’est-à-dire à la fois sur l’insuffisance de la référence au "droit international" quand il s’agit de traiter les conflits, et sur les leviers possibles d’action et de responsabilisation (à l’encontre d’une vision impersonnelle du cours du monde). Il oppose ainsi au mot d’ordre de "l’abolition des frontières" et à la théorisation d’un "nomadisme généralisé" comme vérité de l’atermondialisation celui de la "démocratisation des frontières" et le modèle de la diaspora. Bref, c’est sous le signe d’une politique de la transition que se place Balibar (voir sa référence à la figure du "médiateur évanouissant", opérateur de transition, mélange d’ancien et de nouveau) : le niveau national est déjà dépassé, mais le niveau mondial reste insuffisant ou illusoire. Si cette réticence à décréter trop rapidement la péremption des catégories de peuple, de nation, etc. est légitime, il y a lieu de se demander si elle n’est pas encore trop univoque. Comment "démocratiser les frontières", en effet, sans déjà convoquer, fût-ce en creux, une figure crédible de l’universalisme ? En d’autres termes, comment proposer aux citoyens d’Europe leur propre "évanouissement" sans leur donner une certaine perspective de progrès ? La construction politique du "niveau mondial" n’en revêt que plus d’importance, et il se pourrait bien qu’elle soit malgré tout plus avancée, en dépit de la crise et fût-ce de manière contradictoire, que ne le suggère finalement E. Balibar. Tout le problème serait alors de lui donner un contenu positif et politique, comme s’y essaie de fait (parmi bien d’autres) le mouvement altermondialiste.