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Capital contre nature

Sous la direction de Jean-Marie Harribey et Michael Löwy, PUF, "Actuel Marx Confrontation", 2003, 223 pages, 23 euros

juin 2003, par Olivier Petitjean

"Celui qui ne veut pas parler du capitalisme doit se taire sur la défense de l’environnement." C’est sur cette injonction que s’ouvre ce volume issu de la section "Ecologie" du IIIe Congrès Actuel Marx (2001), qui tente d’articuler l’héritage théorique du marxisme et les problématiques écologiques, dans le but de prouver d’une part aux marxistes restés productivistes qu’ils devraient prêter un peu d’attention aux revendications des écologistes, et d’autre part aux défenseurs de l’environnement qu’ils sont condamnés à rester politiquement aveugles tant qu’ils ne rejoindront pas la longue marche anticapitaliste. Si l’introduction de l’ouvrage peut donner une impression de symétrie et créer ainsi les conditions d’un dialogue constructif entre "rouges" et "verts" (même si le propos, en raison peut-être de la reprise de deux textes datant de la fin des années 80, a un petit air de revenez-y), le reste des contributions, à quelques exceptions près, a de quoi faire déchanter. Il est symptomatique à cet égard que ce volume ne contienne aucune contribution de chercheur ou de militant écologiste et que, de manière générale, les références à la littérature et aux propositions émanant d’écologistes y restent plutôt rares.
Après un rappel des passages de l’œuvre de Marx qui peuvent être convoqués à l’appui d’une interprétation "écolo-compatible" du marxisme, les deux premières parties du livre s’attachent à réactualiser l’analyse marxiste du mode de production capitaliste à la lumière des questions écologiques, que ce soit pour souligner l’absence de prise en compte par Marx de la dimension des "limites naturelles" (T. Benton), dégager une "seconde contradiction" du capitalisme (J. O’Connor) entre forces productives et conditions de production, dont l’environnement naturel (la première étant entre forces productives et rapports de production), ou au contraire pour rabattre les enjeux écologiques sur la contradiction entre capital et travail (F. Chesnais et C. Serfati). La troisième partie tente d’analyser les développements contemporains du capitalisme (financier et ’biotech’). Enfin, la quatrième et dernière partie (également la moins convaincante) rassemble des contributions tentant de dessiner ce que pourrait être une alternative résolument "humaniste" et "écosocialiste".
Finalement, si ce livre parfois technique (tel J.-M. Harribey nous prouvant par a+b le caractère insoutenable du régime d’accumulation financière actuel) développe, dans l’ordre qui est le sien, des éléments utiles d’analyse (notamment quand il s’agit d’arrimer solidement les questions environnementales et les questions sociales) et soulève quelques vraies questions, les réponses qu’il y apporte demeurent bien problématiques. Le grand reproche adressé à l’écologie serait d’ignorer que la "nature" n’est pas intangible mais au contraire une réalité de part en part sociale, et donc que toute réflexion sur la crise écologique est inséparable d’une réflexion sur la transformation des rapports sociaux. Mais il n’y a vraiment plus beaucoup d’écologistes pour soutenir le contraire. Et surtout, rabattre immédiatement la question des rapports sociaux sur celle des rapports sociaux "de production" est passer un peu rapidement par-dessus l’élargissement de la question opéré par l’écologie politique. De manière similaire, quand on en arrive aux alternatives, les contributeurs ignorent superbement la critique ou l’enrichissement apportés par les écologistes (et d’autres) aux catégories même qu’ils convoquent, que ce soit le motif d’un changement dans la "propriété des moyens de production" (dont le caractère décisif a été relativisé à la fois théoriquement et pratiquement - c’est tout l’enjeu des régulations écologiques) ou l’appel à une économie basée sur la "valeur d’usage" et les "besoins sociaux" (qui ne sont pas des donnés "naturels" préalables, mais qui sont eux-mêmes construits socialement et politiquement, voir par exemple notre dossier de ce numéro : sur ce point l’écologie politique est nettement moins "naturaliste" qu’un certain marxisme et son anthropologie de provenance romantique).
Evidemment, à force de réduire la critique écologique à sa dimension purement "naturelle", elle-même réduite à la question de la pollution industrielle et de l’agriculture intensive, il sera toujours possible de l’intégrer dans une analyse des contradictions du mode de production. C’est d’ailleurs une réduction similaire qui permet au "capitalistes" de transformer la réparation environnementale en nouveau champ d’accumulation. Mais les différentes contributions apportées par la critique écologique finissent par faire fuir de partout un tel cadre d’analyse (du côté des conditions de production, de la consommation, de l’Etat, etc.), ce qui représente certes peut-être un risque de désamorçage (les contributions de ce livre n’aident toutefois pas vraiment à le comprendre), mais aussi et surtout ouvre à la possibilité d’aborder les enjeux de manière plus globale et moins stérilisante, en saisissant mieux l’interrelation des dimensions politique, économique, culturelle, institutionnelle, etc.
Et de fait, c’est bien la question du sens (et de l’utilité) politique de cet ouvrage, avec sa combinaison de visée scientiste et d’évocations inspirées d’un au-delà radical du capitalisme, qui finit par poser sérieusement problème. On en vient à penser que, s’il est un point sur lequel l’écologie politique reste plus fidèle que nos auteurs à l’inspiration originale de Marx, c’est sur la critique des versions utopiques et messianiques (et leur envers "fataliste") du socialisme. La promotion de nouvelles pratiques sociales et la construction d’autres modes de production, de coopération, de consommation et d’échange au sein même du système actuel restent sûrement fragiles et marginales. Les positions affichées par certains dirigeants verts sont sûrement plus qu’ambiguës. On nous permettra toutefois de préférer ces tentatives de dépassement du productivisme de l’intérieur aux disqualifications académiques et à l’attente de l’apocalypse du capital.