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La nature hors de prix
jeudi 8 décembre 2011, par
Jean-Marie Harribey, agrégé d’économie, enseigne à l’université de Bordeaux 4. Il fait partie du conseil scientifique d’Attac après avoir co-présidé l’association entre 2006 et 2009. Il traite ici la question de la valorisation de la biodiversité à travers l’analyse de la crise que traverse le capitalisme mondialisé.
La crise que traverse le capitalisme mondialisé est à la fois classique et inédite. Classique parce qu’elle est une crise de suraccumulation du capital, avec ce que cela signifie en termes de surproduction, de soubresauts du taux de profit, d’instabilité financière, d’incapacité du système à satisfaire les besoins humains et d’aggravation des inégalités. Inédite parce que cette crise de suraccumulation se déroule sur fond d’incapacité de plus en plus grande à faire reculer les limites physiques de la planète. La crise actuelle porte à un point encore plus élevé les contradictions qu’avait déjà repérées André Gorz lors de la crise précédente de la fin des années 1960 et du début des années 1970, en alliant la critique marxienne du capital à une critique écologiste : « Nous avons affaire à une crise classique de suraccumulation compliquée par une crise de reproduction due, en dernière analyse, à la raréfaction des ressources naturelles. » [1]
Il s’agit donc d’une crise de la production et de la réalisation de valeur pour le capital, dont les conséquences dramatiques vont au-delà de ce à quoi le capitalisme nous avait habitués puisque les conditions de survie de l’humanité sont aujourd’hui en cause. On comprend alors aisément que, pour sortir de cette impasse, le capitalisme, tel un noyé cherchant désespérément la bouffée d’oxygène salvatrice, tente d’élargir la sphère de la marchandise jusqu’au domaine du vivant et de la nature. Et pour cela, il lui faut « valoriser » le vivant et la nature, entendons « valoriser le capital utilisant le vivant et la nature ». Cette tentative bouleverse les conceptions dominantes de l’économie et oblige à revenir aux sources mêmes de l’économie politique.
Une conception fausse de la richesse et de la valeur
Toute théorie économique est fondée sur une conception particulière de la richesse et de la valeur. Selon la théorie néoclassique, c’est l’utilité marginale des choses qui mesure leur valeur économique. Mais comment mesure-t-on l’utilité ? Personne n’en a la moindre idée et les économistes néoclassiques n’ont jamais résolu cette énigme. Et pour cause, puisque l’utilité ne se mesure pas.
Cette thèse dite de la valeur-utilité conduit tout droit aux politiques de marchandisation de la nature et elle enlève une grande partie de leur pertinence aux critiques qui ne rompent pas radicalement avec la croyance que l’on peut rendre commensurables des choses qui appartiennent à des registres différents. Telle est la démarche de ce que, dans le monde académique, on appelle « l’économie de l’environnement » et que l’on retrouve dans la plupart des essais publiés autour de ces questions. Ainsi, on trouve dans un ouvrage récent : « Mais, pour peu que l’on dépasse les approches les plus simplistes, la valorisation économiques des ressources naturelles révèle un vaste champ éthique : une espèce animale ou végétale peut avoir une valeur d’usage, directe (alimentation, contemplation) ou indirecte (pollinisation ou régulation du climat), une valeur de non-usage (la "valeur d’existence"), une valeur d’option (la possibilité d’utiliser la ressource à l’avenir), une valeur de quasi-option (une valeur encore inconnue peut se révéler à l’avenir), ou encore une valeur de legs (le fait de transmettre la ressource à autrui). Correctement estimée, la "valeur économique » va donc bien au-delà de l’utilité immédiate : elle est le produit complexe de toutes ces valeurs. » [2]. C’est mot pour mot la thèse énoncée depuis plusieurs décennies par les théoriciens néoclassiques de l’environnement. Malheureusement, cette thèse ne vaut rien. [3]
D’une part, elle croit possible d’additionner des éléments dont la mesure résulte de la prise en compte des coûts de la production réalisée par l’homme et des éléments qui ne sont pas produits et qui, en outre, relèvent du qualitatif ou de valeurs éthiques non évaluables. D’autre part, elle reprend un concept de l’économie politique classique, la valeur d’usage, en la vidant de tout son contenu puisque, de Smith et Ricardo à Marx qui ont développé une intuition d’Aristote, la valeur d’usage est irréductible à toute valeur monétaire. Autrement dit, faire croire qu’on élargit la notion de valeur économique en y intégrant des aspects qui n’en relèvent pas est un non-sens, pour ne pas dire une mystification. S’il s’agissait d’une simple erreur tenant aux définitions ou au vocabulaire, on pourrait la considérer comme mineure. Mais ce parti pris, d’ordre conceptuel, a une portée catastrophique. Si tout peut être économiquement évalué, alors tout peut être considéré comme du capital. Ainsi, les néoclassiques considèrent que le capital économique, le capital humain, le capital social et le capital naturel sont additionnables puisqu’ils relèvent d’une procédure de calcul analogue. [4] Leur somme doit donner la véritable richesse des nations.
Cette approche est aujourd’hui celle qui domine dans les instances internationales, par exemple lors de la Conférence des parties sur la biodiversité qui s’est tenue à Nagoya en octobre 2010. Et, dans le rapport de l’Union européenne de 2008 dirigé par Pavan Sukhdev, la notion clé est également celle de la « valeur des services rendus par les écosystèmes ». [5] La préface de ce rapport débute ainsi : « Tout ce qui est très utile (l’eau, par exemple) n’a pas nécessairement une valeur élevée et tout ce qui a beaucoup de valeur (par exemple, un diamant) n’est pas forcément très utile. Cet exemple illustre non pas un mais deux importants défis d’apprentissage auxquels la société est aujourd’hui confrontée. Tout d’abord, nous en sommes encore à apprendre la "nature de la valeur", à mesure que nous élargissons notre concept de "capital" pour englober le capital humain, le capital social et le capital naturel. En reconnaissant l’existence de ces autres formes de "capital" et en cherchant à les accroître ou les préserver, nous nous rapprochons de la durabilité. Par ailleurs, nous nous efforçons toujours de découvrir la "valeur de la nature". La nature est une source de valeur importante au quotidien mais il n’en demeure pas moins qu’elle n’apparaît guère sur les marchés, échappe à la tarification et représente un défi pour ce qui est de l’évaluation. Nous sommes en train de nous apercevoir que cette absence d’évaluation constitue une cause sous-jacente de la dégradation observée des écosystèmes et de la perte de biodiversité. » [6]
On voit le tour de passe-passe qui se déroule en plusieurs phases. Primo, on décrète que tout est réductible à de l’économique parce que la monnaie est, dit-on, capable d’homogénéiser les biens et les bienfaits. Deuzio, on assimile une mesure (contestable) de la valeur d’un stock au flux de « services rendus par les écosystèmes ». [7] Tertio, on affirme que, puisqu’on connaît désormais la « valeur des services rendus par les écosystèmes », on peut mieux les protéger puisqu’on mesure la « valeur de la nature ». La Commission Stigliz-Sen-Fitoussi avait utilisé la même rhétorique pour avaliser le nouvel indicateur phare de la Banque mondiale, l’épargne nette ajustée, et accréditer l’idée qu’on disposait ainsi d’une nouvelle mesure du progrès et du bien-être, plus élaborée que le fruste PIB.
Chacune des phases de ce raisonnement est prise en défaut. Parce que la théorie de la valeur-utilité n’a aucune espèce de pertinence et que les néoclassiques le savent bien, ces derniers croient tourner la difficulté en multipliant les artifices dont le plus évident est que ce qui est appelé couramment maintenant « valeur des services rendus par la nature » ne peut jamais refléter que l’ensemble des coûts de production occasionnés par l’utilisation de la nature, qui n’ont strictement rien à voir avec une prétendue « valeur économique intrinsèque de la nature », laquelle est un non-sens absolu.
Certains travaux ont essayé de fonder une économie politique écologiste en déclarant intégrer les principes de la thermodynamique. Ainsi, Robert Ayres, Dietmar Lindenberger et Reiner Kümmel, relayés en France par Yves Cochet [8], ont prétendu réfuter la théorie néoclassique en proposant une fonction de production Cobb-Douglas intégrant l’énergie à côté du capital et du travail. Or, le principe de cette introduction avait été posé par les pionniers des modèles de croissance néoclassiques des années 1950 à 1970, notamment Robert Solow et Joseph Stiglitz [9], dans le but explicite d’introduire l’environnement dans le modèle d’équilibre général et, loin d’amorcer une critique de la théorie économique dominante, cette introduction en est le parachèvement en même temps que l’image de son impasse totale.
La théorie néoclassique assimile la répartition de l’output entre les propriétaires des facteurs de production, obtenue à partir d’une fonction de production à rendements constants, à la contribution productive de chaque facteur. Cela participe de la croyance selon laquelle le capital créerait de la valeur, que sa rémunération correspondrait à son apport productif et que, comme tout « facteur », comme toute variable introduite dans la fonction, la nature créerait aussi de la valeur, croyance qui est une fiction, que même Keynes avait récusée. [10]
L’eau, l’air, l’énergie, le soleil, les bactéries sont à la base de la vie et donc de la vie économique. Et de la valeur produite ? Non. S’il en était autrement, il faudrait élaborer une théorie sur les bactéries. Donc, les physiocrates du XVIIIe siècle étaient enfermés dans la vision de leur époque, une économie agricole, et ils attribuaient à la nature ce qui relevait du travail humain. À la nature reviennent les rayons de soleil, au travail la création de valeur économique. C’est le mérite d’Adam Smith d’avoir balayé les illusions physiocratiques au vu des transformations qu’il avait sous les yeux. L’économie agricole nous a donné Quesnay et la physiocratie, l’économie industrielle nous a donné Smith et une ébauche de théorie de la valeur. Bel exemple de démarche matérialiste au sens méthodologique. Ce qui ne vaut pas quitus pour les dégâts engendrés par l’industrie. Et ce qui ne signifie pas l’oubli de la nécessité des ressources naturelles pour produire et de la nécessité de les préserver pour l’avenir.
À l’opposé des affirmations d’un certain courant de l’écologie politique plutôt néophysiocrate, il faut redire que la nature a une valeur d’usage qui est incommensurable à toute valeur économique : en l’état naturel, les ressources dites naturelles sont de la richesse mais n’ont pas de valeur monétaire.
Il y a donc ici quatre niveaux de compréhension :
– les ressources naturelles sont des richesses ;
– elles n’acquièrent éventuellement de valeur économique que par l’intervention du travail humain (le pétrole gisant au fond des océans n’a aucune valeur économique s’il est inaccessible ou si l’on ne va pas le chercher ; les rentes de monopoles éventuelles parce qu’il y a eu appropriation d’une ressource sont une fraction du surplus social né du travail productif) ;
– elles ne créent elles-mêmes pas de valeur, tout en étant indispensables à la production de richesse et valeur nouvelles par le travail ;
– si, dans le cadre de l’activité humaine ou en dehors de tout usage, on fait le choix de préserver les équilibres des écosystèmes, c’est au nom de « valeurs » qui ne ressortissent pas à l’économique, mais à l’éthique et au politique.
Une confusion entre le registre économique de la valeur et le registre éthique des valeurs
Dans le film de Vincent Glenn, Indices (2011), Jean Gadrey, interrogé par le réalisateur, dit : « Il faut trouver des indicateurs reflétant les finalités, les valeurs de la société. » Cette formulation est au moins ambiguë car elle entretient la confusion entre valeur économique et valeurs éthiques. Et, en langue française, la polysémie du mot valeur n’arrange pas les choses. Patrick Viveret a raison de rappeler que « la "valeur", en latin, signifie "force de vie" ». Et il ajoute : « Derrière toute idée de la valeur, il y a des valeurs. » [11] C’est incontestable derrière l’idée, mais est-ce aussi vrai pour la mesure ?
Comment avancer un peu plus sur cette délicate question ? Prenons un exemple simple. Le prix du poisson baisse tant que la productivité des pêcheurs augmente, mais dès que la ressource commence à se raréfier, le prix s’envole proportionnellement aux efforts à fournir pour continuer de le pêcher. Un démenti aux économistes ignorant la valeur-travail et méconnaissant l’écologie, car la valeur-travail est un indicateur du travail et des ressources économisés ou bien gaspillés. C’est une tout autre question que d’attribuer un prix à la nature qui ne pourrait être que fictif, ainsi que le reconnaissent eux-mêmes tous les économistes néoclassiques. Et c’est parce que la nature n’a pas de prix qu’il faut la préserver. La richesse dépasse donc par son périmètre celui de la valeur.
Le terrible malentendu, au sein de l’écologie politique, au sujet de la théorie dite de la valeur-travail vient du fait que, tant chez ses adversaires que chez certains de ses partisans, on trouve l’idée fausse que le travail étant la seule source de la valeur, cela supposerait que le travail se déroule sans rapport à la nature. Or rien n’est plus faux que cette interprétation : sans la nature, l’homme ne peut rien produire, mais la valeur économique est une catégorie anthropologique – et non pas naturelle – qui se déploie dans un cadre socio-historique. La théorie de la valeur-travail explique-t-elle tout ? Absolument pas : elle ne concerne, au niveau global [12], que la sphère des marchandises.
Certains observateurs des transformations socio-techniques contemporaines, par exemple dans les produits informatiques et culturels, – c’est le cas des théoriciens du capitalisme cognitiviste [13] – croient repérer une déconnexion inédite entre la valeur marchande de ces produits et leur diffusion ou leur utilité. Mais, d’une part, cela ne fait que rappeler la dichotomie inhérente à toute marchandise entre valeur et utilité, et, d’autre part, leur valeur marchande s’affaiblit, jusqu’à s’annuler dans certains cas, au fur et à mesure que leur coût de production est réparti sur une quantité immense.
Une meilleure compréhension de la théorie de la valeur-travail pourrait être amorcée par un examen a contrario. Pourquoi constate-t-on d’ores et déjà une difficulté du capitalisme à poursuivre une dynamique d’accumulation forte dans les régions anciennement développées ? Parce que les besoins sociaux se tournent de plus en plus vers des services d’ordre qualitatif, comme la culture, l’éducation, la santé, dans lesquels les gains de productivité sont et resteront faibles, voire inexistants. On voit bien le lien entre la difficulté d’obtenir des gains de productivité et produire de la valeur, ce qui, comme le disaient à l’unisson Marx et Gorz, est l’expression même de la crise du capitalisme. Et la crise écologique est aussi, en un certain sens, une crise de la production de valeur qui se heurte au mur de la richesse autre qu’économique. En d’autres termes, la crise globale à laquelle le monde est confronté est une crise de la marchandisation qui ne peut être résumée par le seul aspect de la « démesure humaine », qu’on ne peut certes nier mais qu’on aurait tort de situer « hors-sol » comme une malédiction naturelle. Le contresens le plus fréquent consiste à assimiler la crise pour produire de la valeur à une infirmation de la loi de la valeur, alors que la crise de production de la valeur est au contraire une confirmation de ladite loi.
Cette discussion théorique peut rebuter par son côté ardu. Mais il faut bien en voir les conséquences pratiques immédiates : l’impact des dégâts occasionnés aux écosystèmes ou bien celui du changement climatique ne peuvent être estimés à l’aune du calcul économique traditionnel dont la procédure usuelle de l’actualisation est irrémédiablement cantonnée à un horizon étroit et probabilisable.
Les valeurs inspirent et commandent nos choix d’organisation de la société, mais ce ne sont pas elles qu’on mesure
La recherche d’indicateurs de richesse alternatifs n’a de sens que si la distinction, en termes de mesure, entre la sphère des valeurs (éthiques) et celle de la valeur (économique) est radicalement maintenue. Telle était la critique que j’avais proposée du rapport de la Commission Stiglitz dans laquelle je récusais la possibilité d’intégrer dans le PIB le temps libre, le lait maternel, la lumière du soleil, la qualité des relations humaines, le don de soi, etc.
Une fois dit cela, il faut pouvoir intégrer, dans la sphère économique – objet de la mesure –, le fait que, parmi les déterminants de la valeur qui est reconnue dans la société, il y a les représentations collectives. Mais ces représentations collectives n’exercent pas leur influence hors-sol. C’est ce qu’exprime la théorie de la valeur-travail : les conditions sociales et techniques de production déterminent la valeur des marchandises. Il faut entendre les conditions sociales comme les rapports sociaux, la quantité de travail, l’organisation du travail et les représentations collectives, ces dernières au sens où Maurice Godelier dit que l’idéel fait partie du matériel. [14] C’est ainsi qu’il faut comprendre que la valeur est l’objet d’une détermination sociale enracinée dans le réel.
Au cours des années 1980 à 2000 fut avancée une thèse au sujet de la financiarisation au sein de certains courants hétérodoxes voulant retrouver un message de Keynes : les prix des titres financiers seraient purement autoréférentiels, sans lien avec l’économie dite réelle. [15] Or cette thèse a été mise à mal par la crise qu’on peut analyser comme un « retour sur terre », un rappel violent à la loi de la valeur. [16] Par ailleurs, la crise a bien sûr ruiné la croyance répandue par les thuriféraires des marchés financiers sur la prétendue capacité de ceux-ci à engendrer de la richesse et de la valeur.
Dans le contexte de crise globale du capitalisme qui ajoute à sa dimension classique de suraccumulation un caractère écologique inédit tenant à la difficulté indépassable d’assurer une reproduction du système à une échelle toujours plus grande, la tension reste néanmoins forte entre ceux qui tentent d’intégrer ces deux pôles et ceux qui accordent la priorité à l’un ou l’autre. Cette tension prend souvent la forme de la question : la « critique de l’économie politique » telle que l’a inaugurée Marx est-elle obsolète ? Certains l’affirment, mais mon hypothèse est qu’ils confondent les deux registres de raisonnement étudiés ci-dessus.
En effet, l’activité économique s’insère obligatoirement dans des rapports sociaux et dans une biosphère. On ne peut donc se passer de la nature pour produire collectivement des valeurs d’usage et on ne peut lui substituer indéfiniment des artéfacts. Pour autant, peut-on en conclure que le travail ne serait plus la source de la valeur monétaire que se répartissent à grand renfort de luttes travail et capital, et que cette valeur proviendrait de la nature ? Ce serait nier l’incommensurabilité de la nature et de l’économie et ce serait ne pas voir que, si la nature est une richesse, elle ne crée pas de valeur, tout en étant indispensable à la création de valeur ! Ainsi, le circuit de la richesse en termes de valeurs d’usage permettant de satisfaire les besoins humains relie le travail et la nature, tandis que le circuit de la valeur, donc strictement économique, relie les humains entre eux et entre eux seulement. [17] De plus, il ne fait pas de doute que ce dernier circuit est parasité, « court-circuité » par l’exigence de profit posée par le capital. Ma conclusion est que, si on abandonnait les catégories de la critique de l’économie politique pour celles exclusives d’une certaine écologie qui surplomberaient tout, on se condamnerait à une démarche bancale, inverse et miroir de celle qui a conduit à nombre des échecs prétendument socialistes du XXe siècle.
Cette discussion part de la mesure de la valeur, puis nous fait quitter l’économie pour rejoindre la globalité du social, au passage nous rappelle la distinction entre richesse et valeur, et enfin nous fait ramener l’économie à la place qu’elle n’aurait pas dû quitter.
Jean-Marie Harribey
[1] A. Gorz, Ecologie et politique, Paris, Seuil, 1978, p. 29-35.
[2] É. Laurent, Social-écologie, Paris, Flammarion, 2011, p. 51.
[3] Pour une présentation critique, voir J.M. Harribey, L’économie économe, Le développement soutenable par la réduction du temps de travail, Paris, L’Harmattan, 1997.
[4] C’était l’option prise par la Commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, Performances économiques et progrès social, Richesse des nations et bien-être des individus et Performances économiques et progrès social, Vers de nouveaux systèmes de mesure, deux volumes, Paris, O. Jacob, 2009. Voir Jean-Marie Harribey, « Richesse : de la mesure à la démesure, examen critique du rapport Stiglitz », Revue du MAUSS, n° 35, 1er semestre 2010, p. 63-82, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/stiglitz.pdf.
[5] Cette notion fut inaugurée par une étude de R. Costanza (et al.), « The Value of the World’s Ecosystem Services and Natural Capital », Nature, vol. 387, n° 6630, 15 mai 1997, p. 253-260. Elle est répliquée inlassablement depuis : ainsi É. Laurent, op. cit., p. 72, écrit qu’au sein de la richesse des nations, le capital naturel représente « 44 trillions de dollars » au titre de « la valeur commerciale des terres cultivées, des forêts, des minéraux et de l’énergie du monde ».
[6] « L’économie des écosystèmes et de la biodiversité », 2008, http://ec.europa.eu/environment/nature/biodiversity/economics/pdf/teeb_report_fr.pdf, p. 4. Le fameux paradoxe de l’eau et du diamant, posé par Adam Smith, avait été autrement résolu par lui : à son époque, il n’y avait que très peu de travail à accomplir pour obtenir de l’eau, au contraire du diamant.
[7] C’est la confusion qui apparaît dans la précision donnée par É. Laurent : « le capital naturel [inclut] les produits des forêts, les terres arables et les sous-sols », op. cit., p. 71, souligné par moi.
[8] R.U. Ayres, « Two Paradigms of Production and Growth », Fontainebleau, Center for the Management of Environmental Resources, INSEAD, 2000 ; D. Lindenberger, R. Kümmel, « Energy-Dependent Production Functions and the Optimization Model « PRISE » of Price-Induced Sectoral Evolution », Int. J. Applied Thermodynamics, Vol 5 (n° 3), sept. 2002, p. 101-107 ; Y. Cochet, « Economie et thermodynamique », Cosmopolitiques, n° 9, juin 2005, p. 15-30. Pour une critique, voir J.M. Harribey, « La misère de l’écologie », Cosmopolitiques, n° 10, sept. 2005, p. 151-158, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/soutenabilite/misere-ecologie.pdf. Plus récemment, Tim Jackson a proposé d’utiliser une fonction à élasticité de substitution constante dans Prospérité sans croissance, La transition vers une économie durable, 2009, Bruxelles et Namur, De Boeck et Etopia, 2010, mais cette proposition se heurte à des objections aussi fortes : voir J.M. Harribey, « Prospérité sans croissance et croissance sans prospérité », 2011, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/soutenabilite/cr-jackson.pdf.
[9] R. Solow, « A Contribution to the Theory of Economic Growth », Quaterly Journal of Economics, vol. 70, 1956, p. 65-94 ; J. Stiglitz, « Growth with Exhaustible Natural Resources : Efficient and Optimal Growth Paths », Review of Economic Studies, Symposium on the Economics of Exhaustible Resources, Edinburgh, Longman Group Limited, vol. 41, 1974, p. 123-137.
[10] J.M. Keynes, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, 1936, Paris, Payot, 1969, p. 223.
[11] Dans FAIR, « La richesse autrement », Alternatives économiques, Hors-série poche, n° 48, mars 2011, p. 8.
[12] Je laisse de côté ici la question de l’influence de la circulation et de la concurrence des capitaux, le taux de profit et les prix.
[13] Voir J.M. Harribey, « Le cognitivisme, nouvelle société ou impasse théorique et politique ? », Actuel Marx, n° 36, sept. 2004, p. 151-180, http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/valeur/cognitivisme.pdf.
[14] M. Godelier, L’idéel et le matériel, Pensée, économies, sociétés, Paris, Fayard, 1984.
[15] A. Orléan, Le pouvoir de la finance, Paris, O. Jacob, 1999.
[16] Voir J.M. Harribey, « Crise globale, développement soutenable et conceptions de la valeur, de la richesse et de la monnaie », Forum de la Régulation, 1-2 décembre 2009, Paris, « Les défis analytiques et pratiques posés aux économistes par les crises et les problèmes de régulation : terrains et méthodes en question », http://harribey.u-bordeaux4.fr/travaux/monnaie/crise-valeur-monnaie.pdf.
[17] Voir J.M. Harribey, Raconte-moi la crise, Le Bord de l’eau, 2009, chapitres 11 à 14.