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La nouvelle rupture au sein du capitalisme
vendredi 3 octobre 2008, par
Si le recadrage radical de la fonction et de la finalité du développement économique devient une option politique (et plus une vaticination à la Cassandre d’experts), c’est qu’une autre rupture de grande ampleur se profile. Nous voulons parler de la sécession numérique évoquée par André Gorz dans son dernier essai et son testament politique.
[NDLR : pour un éclairage politique, idéologique et historique des idées développées ici, l’on se reportera à l’encart du même auteur, Adieu au socialisme,publié à la suite de ce texte.]
A la mémoire d’André Gorz pour qui les plus puissantes transformations du capitalisme ne se donnent jamais sans le risque pour lui d’une alternative radicale.
A partir des années 1970, on assiste à la naissance, d’abord très minoritaire puis beaucoup plus forte ensuite, d’une troisième gauche autour de la sensibilité écologique et le ralliement d’une partie de la gauche libertaire ou révolutionnaire souvent liée à la deuxième gauche. Les itinéraires d’Yves Cochet et d’Alain Lipietz, mais aussi ceux d’André Gorz, Jacques Robin, de Félix Guattari sont là pour nous rappeler que cette symbiose fut cruciale dans l’émergence d’une intelligence collective écologiste qui s’avéra plus forte que les tropismes groupusculaires endémiques et permis l’émergence d’un nouveau parti politique, fait extrêmement rare. Je voudrais montrer ici que c’est sur le travail et la production que la troisième gauche opéra les plus forte ruptures et détient les clés d’une reconstruction d’une idéologie de gauche cohérente, praticable et pourtant très radicale dans ses conclusions comme dans ses effets.
La troisième gauche et la question du travail et de l’activité humaine
Faut-il pour autant que le deuil du socialisme veuille dire adieu à une transformation radicale que l’on nommait par le mot "révolution" ? Ce qu’on peut traduire par une rupture avec le capitalisme ? Il ne suffit pas de proclamer la nécessité éthique d’une telle rupture. Encore faut-il pour qu’elle ne se limite pas un voeux pieux et rituel qu’on soit capable d’en dessiner le contenu. S’agit-il d’une rupture totale avec le marché ? Ou bien de nouvelles limites ou bordage des marchés par de nouveaux espaces communs qui ne coïncident plus vraiment avec le vieil espace public et nationalisé ?
Bien des militants venus du communisme révolutionnaire, du socialisme réel ou de la social-démocratie historique n’imaginent la rupture que sous une forme étatique et par un retour de l’espace public restauré après 35 ans de néolibéralisme et de privatisation. C’est une double erreur. D’une part parce qu’une rupture de ce type n’en serait pas une. A ma connaissance, l’économie mixte de la gauche de 1981-83, avec une troisième vague de nationalisation n’a pas signifié la moindre rupture avec le capitalisme. La seconde erreur, c’est la combinaison d’une surestimation du rôle de la subjectivité et d’une incroyable sous-estimation de la rupture en cours. La première comme la deuxième gauche se plaignent en effet de la disparition ou de l’oubli de cette volonté de rupture, qui manquerait pour pallier l’absence de perspective réelle d’une cassure historique immédiate avec le capitalisme. Ce thème fournit à l’extrême gauche, la gauche de la gauche, de multiples occasions de morigéner fortement le social-réformisme et de s’auto complimenter sur son propre radicalisme. Or, le paradoxe c’est que l’accent mis sur l’idéologie de la rupture avec le capitalisme, sous-estime au même moment la rupture réelle en cours. Car non seulement le capitalisme est en train de muer ou de connaître une révolution, mais de l’autre côté, du côté de ses adversaires, la profondeur de la sécession mentale et pratique a relégué la rupture bolchevique au rang des déplacements de quelques meubles dans un bureau.
En quoi consiste cette rupture ? Elle est quadruple et stratégique. Elle se situe d’abord sur le plan du développement et de la croissance. Elle concerne aussi le rôle stratégique du marché. Elle implique une transformation gigantesque du rôle de l’activité humaine et de l’organisation sociale. Elle modifie enfin tant le concept de la valeur tout court (la valeur économique) que le contenu des valeurs sociales, éthiques et politiques.
Laissons les jérémiades sur la volonté, sur la subjectivité (l’envie) qui manquerait, à Carl Schmitt et ses épigones de droite.
Ce qui consolida irrémédiablement le capitalisme, malgré la grande Dépression des années Trente du siècle dernier, ce fut un mixte d’échec du stalinisme autoritaire (la perte de la bataille pour la démocratie et les massacres qui allèrent avec) et de requalification du capitalisme comme l’assurance d’un développement et d’une croissance pour les pays du centre. Le pacte fordiste dans l’entreprise fut relayé par le pacte global keynésien. Non, le capitalisme n’était pas l’arrêt du développement des forces productives, mieux il imposait un rythme de croissance et un partage du revenu national dont le mouvement ouvrier avait crédité l’URSS dans les années vingt. Le pacte très solide qui se tissa alors fut : un État dépassant le périmètre de l’État gendarme libéral, des syndicats reconnus comme partenaires, un rythme de croissance rapide, la maîtrise par le marché décentralisé de la coordination d’opérations de plus en plus complexes dont on avait cru, à gauche, que seule la planification centralisée (version soviétique) ou la planification de l’économie mixte (à la française) viendraient à bout. Ce modèle a porté les Trente Glorieuses (1945-1975) et a contré efficacement à niveau systémique les contre tendances destructrices de la guerre froide. Toutefois il s’est enrayé inexorablement à partir de la vague mondiale de Mai 1968 et du Rapport de Club de Rome sur la croissance finie. Le capitalisme a cessé d’incarner la croissance au centre. Il s’est replié sur la croissance de la périphérie avec la mondialisation. Mais, plus grave pour sa légitimité, la croissance et le productivisme (sur lesquels socialisme et capitalisme étaient d’accord) ont commencé à être contesté radicalement par l’écologie politique. Dans un premier temps, il a mis cette contestation à profit pour affaiblir l’État keynésien et hâter la restructuration technologique qui a détruit les positions de force de la classe ouvrière.
Le néo-libéralisme de la contre-révolution Thatchérienne de la décennie 1979-1990 et Reaganienne a mis sur le compte de la bureaucratie soviétique et social-démocrate l’inertie croissante de la croissance. L’écroulement du socialisme réel et les perspectives d’inclusion dans un même monde de la quasi totalité de la planète a redonné un souffle de crédibilité au marché global. Si bien que l’émergence des questions écologiques comme la pollution, l’effet de serre, la destruction des sols, la raréfaction de l’eau trouvèrent une seule réponse aussi comique que dans les comédies de Molière : la pollution ? Un marché efficace internalisant les externalités négatives. Le rejet de CO2 ? Un marché des droits de polluer. La destruction des sols ? Augmenter la productivité de l’agriculture par les OGM. Les ressources en eau douce ? Dénationaliser la gestion de l’eau et la confier à des multinationales (françaises souvent) qui auront suffisamment de vision globale pour repartir les ressources. La raréfaction des ressources en poisson ? Une bonne organisation du marché. Le recyclage des déchets ? Le marché, le marché vous dis-je !!!
Ah je sens qu’il faut que vous présentiez céans ce Monsieur qui fait tout si bien aurait dit le Bourgeois Gentilhomme !
Seulement, sept ans après le siècle nouveau, de l’aveu même du Rapport Stern, il est devenu évident que le marché ne serait pas la réponse adéquate aux défis d’un développement soutenable. Trop peu, trop tard, voire même une accentuation des déséquilibres ; car que pèse la coordination de la lutte contre le réchauffement climatique par le mécanisme d’un quasi marché des permis de polluer, quand la croissance chinoise et indienne, va conduire à un accroissement de 57 % de l’effet de serre d’ici à 2030 quand il serait vital de le stabiliser à son niveau actuel.
Le marché est en passe d’administrer la preuve d’une faillite sans précédent dans l’installation d’un modèle de développement soutenable. Quelles que soient les prouesses a attendre des nouvelles start-up vertes californiennes, l’ampleur du problème de la préservation de la biosphère relève désormais de l’emploi simultané de tous les instruments de la puissance publique dans des empires de 500 millions d’habitants et de l’action d’organismes mondiaux.
Ce cadre global constitue le nouvel encastrement du marché, pour parler en termes Polanyiens. L’écosphère implique que la croissance économique soit subordonnée à des objectifs de préservation et de consommation. Il est en train de s’installer sur ce point un consensus complètement nouveau et révolutionnaire. Y compris aux Etats-Unis, comme en témoignent les objectifs de la Clinton Initiative et la réapparition nobélisée d’Al Gore. Le Rapport Stern a chiffré à 1% sur 25 ans, le sacrifice du PIB à faire pour stabiliser l’émission de CO2 dans l’atmosphère. L’apparition foudroyante de Nicolas Hulot dans la campagne française n’est qu’un symptôme de plus que l’écologie a quitté la fonction de témoignage pour creuser le discriminant des prochaines échéances politiques dans la décennie qui vient.
Tout ceci pourrait n’aboutir qu’à un renforcement du capitalisme, penseront les grincheux. Et l’on pourrait leur accorder que le capitalisme commence à se bouger sur les formidables marchés du recyclage, des économies d’énergie, des énergies renouvelables. C’est oublier toutefois que la vieille industrie n’a pas l’intention de se faire hara-kiri, pas plus qu’un bridage de l’industrialisation sauvage chinoise et indienne n’est une solution aisée à moins de transferts gigantesques.
Mais la raison des difficultés de consolidation du capitalisme par l’écologie, qui représente la seule contradiction actuelle du capitalisme (ce ne sont certainement pas les socialisme chinois, nord coréen ou cubain qui représentent une voix alternative), est autre.
Si ce recadrage radical de la fonction et de la finalité du développement économique devient une option politique (et plus une vaticination à al Cassandre d’experts), c’est qu’une autre rupture de grande ampleur se profile. Nous voulons parler de la sécession numérique évoquée par André Gorz dans son dernier essai et son testament politique.
La mise en question du productivisme et le changement d’orientation du point d’application de l’économie dans la société surgit également d’en bas, de l’intérieur de l’évolution même de la révolution capitaliste, de ce troisième capitalisme cognitif qui s’est installé depuis 1975. Non qu’il faille déduire le nouveau travail productif du capitalisme cognitif, c’est le contraire.
Le troisième capitalisme : quelle rupture et de quel côté ?
La transformation du capitalisme, que je considère comme une mutation aussi profonde que celle qui accompagna la mue du capitalisme mercantiliste et esclavagiste, se lit à trois niveaux étroitement corrélés : a) Un changement dans la substance de la valeur économique ; b) Un basculement de la nature du travail et de l’activité humaine ; c) Un glissement du centre de gravité de l’exploitation et de sa nature [1].
La part hégémonique de la valeur économique (donc le point de vue de la valeur d’échange pour le capital investi dans un rapport de production capitaliste et pas celui de la valeur d’usage) est définie désormais non par la quantité de travail contenu dans une marchandise quelconque, (cette composante demeure mais ne représente plus qu’un aspect subalterne), mais par les deux catégories d’immatériels qu’elle mobilise. Les immatériels de niveau 1, correspondent aux connaissances codifiées dans les droits de propriété intellectuelle, dans les logiciels, dans l’organisation. Les immatériels de niveau 2 recouvrent les connaissances tacites ou implicites qui ne peuvent pas être codifiées actuellement ou par définition [2].
Cette dualité des immatériels correspond étroitement à la distinction que l’on retrouve chez Cyert et March entre les connaissances de niveau 1 qui consistent à savoir faire des choses qui ont été faites et celles de niveaux 2 qui consistent à savoir faire des choses qui n’ont pas été faite (des innovations).
Si nous définissons le travail immatériel, en suivant M. Lazzarato comme la coopération des cerveaux en réseaux assistés d’ordinateurs, l’essentiel de la valeur est représentée par son contenu en force invention, c’est-à-dire en production d’innovation (invention/création).
La révolution technologique des NTIC permet de codifier une partie des connaissances immatérielles (immatériels 1) tels les données, les informations ainsi que les processus de traitement routinisés. Mais, ce faisant, elle fait apparaître comme le cœur du travail vivant, l’intelligence, les connaissances tacites, la capacité de contextualisation et d’interprétation.
Traduisons maintenant cette transformation de la valeur au niveau du travail. J’emploie la métaphore de l’abeille pour en faire comprendre l’ampleur. Si nous réintégrons dans l’économie politique (qui en a bien besoin) l’écologie des systèmes complexes vivants (qui recouvrent aussi bien la biosphère que la noosphère), nous pouvons dire qu’il y a deux façons radicalement différentes de considérer l’activité humaine (ou celle des abeilles qui nous servent de guide). Dans un premier cas, celui du capitalisme industriel, l’abeille humaine produit du miel (output) à partir d’input qui sera essentiellement celui de l’apiculteur. L’abeille se reproduit, ce faisant elle fabrique du miel ; l’apiculteur mesure la valeur de son miel (selon la théorie de Ricardo et de Marx) au temps qu’il a passé à soigner ses abeilles et effectue une prédation ou prélèvement. Je me demande aussi si cette métaphore ne rend pas compte de la prédation capitaliste sur le travail domestique des femmes.
Mais, il existe un autre point de vue, radicalement différent de considérer l’activité ou travail : du point de vue de l’écosystème, ce que fait surtout l’abeille (humaine) ce n’est pas du miel, c’est la pollinisation. Cette activité est un outcome (un résultat final et pas un produit final). On est capable de chiffrer la valeur de ces deux types d’activité en prenant l’exemple des États-Unis où la destruction des abeilles a pris un tour particulièrement dramatique par suite de l’introduction volontaire stupide de l’abeille géante africaine au Brésil d’où elle a migré au Nord, de manipulation génétique des espèces endémiques qui les a rendu vulnérables à un parasite présent depuis des millions d’années et enfin par abus du Gaucho et du Régent TS. Si la première, la production de miel, se monte à 70 à 80 millions de dollars par an, la seconde, la pollinisation, est évaluée à un chiffre minimum de 3 milliards de dollars et à un maximum (pour la seule production agricole, on laisse de côté la reproduction de la flore sauvage) de 28 milliards de dollars.
Les chiffres sont clairs : la partie marchande de l’économie -la production et vente de miel- est 35 à 350 fois inférieure à celle de la pollinisation. Du point de vue de la richesse, c’est la pollinisation qui compte.
Le capitalisme cognitif apparaît quand la valorisation et l’exploitation des ressources humaines s’intéressent à la société pollen. A la force invention et à l’intelligence collective en réseau qui correspond à la pollinisation de nos abeilles.
C’est pourquoi j’ai défini l’exploitation spécifique au capitalisme cognitif comme exploitation de niveau 2. Celle-ci s’intéresse à l’activité pollinisatrice de l’activité humaine, que j’avais nommé aussi l’exploitation du travail vivant comme travail vivant et pas comme du travail réductible à du travail mort et du capital.
Pour le dire autrement, le capitalisme cognitif est un mode de production nouveau parce qu’il exploite le travail vivant pollinisateur (force invention) et cherche à le transformer en capital intellectuel dont il aurait le contrôle.
Au passage, dans le même individu ou réseau d’individus, l’exploitation de niveau 1 et de niveau 2 peuvent coexister ou non. Car l’activité de l’abeille humaine comprend toujours les deux composantes : la production de miel pour sa reproduction, et éventuellement le marché va de pair avec mais présuppose la pollinisation qui est l’externalité positive pour le système vivant complexe, et l’input non comptabilisé dans le calcul économique classique de la valeur du miel.
Je prétends que le déplacement de la production de miel à la pollinisation et son équivalent dans l’activité humaine est aussi important que celui effectué par les physiocrates puis par Marx concernant le travail productif vis-à-vis du mercantilisme.
Les conséquences sur l’organisation du travail et sa division en sont prodigieuses.
Oui il y a bien une rupture totalement révolutionnaire.
Jean Zin dans un compte-rendu de mon livre sur le capitalisme cognitif [3], me reproche de ne pas mettre au crédit du communisme et d’une rupture révolutionnaire cette grande transformation et de l’absorber toute entière dans la révolution capitaliste, ce qui lui fait mal au cœur.
Je comprends bien son objection, mais je maintiens deux propositions ensemble pour éviter de déraper dans l’auto-exaltation que par ailleurs il reproche à Negri et Hardt. Tout d’abord, le capitalisme cognitif est révolutionnaire dans la stricte mesure où, pour produire de l’innovation continuelle et exploiter l’intelligence collective par prédation intensive des externalités positives de la société pollen de la connaissance, il doit organiser l’exploitation de niveau 2 et s’intéresser non pas seulement à la codification des savoirs implicites -ce que j’appelle avec Antoine Rébiscoul immatériel 1 (c’est la position d’André Gorz avec qui j’ai discuté de ce point longuement)-, mais à la subsomption de l’activité pollinisatrice vivante et en réseau et tirer ses profits de ces immatériels 2.
Autrement dit, Microsoft quand elle produit Vista relève principalement de l’exploitation vulgaire (et assez bête) d’immatériel 1, tandis que Google relève de l’exploitation d’immatériels 2. Et comme le capitalisme se transforme rapidement, Microsoft a racheté Groove Netwoks et une part (encore modeste) de Face Book valorisé 15 milliards de dollars.
Deuxième proposition : la puissance révolutionnaire de transformation de l’intelligence de la société pollen est l’autre face du capitalisme cognitif. De la découverte par Quesnay du travail productif (et encore il s’était trompé de secteur) à la découverte de la survaleur du travail salarié par Marx, il s’est passé quelques événements, dont la Révolution française. Une nouvelle ère s’ouvre pour l’écologie politique. Il lui faudra transformer l’intelligence collective de la société pollen en force politique qui saura probablement refuser de se faire simplement capital intellectuel. Et là je pourrais accepter de parler avec Jean Zin d’une sortie du capitalisme en train de se faire. Et de l’invention d’une autre société
Festina lente. Hâte-toi lentement dit le poète.
Adieu au socialisme
Le socialisme est dans les choux. Deux grands penseurs du marxisme aussi opposés que Louis Althusser et Antonio Negri dont je connais bien mieux l’œuvre que celle d’André Gorz l’ont dit. Le premier à Terni devant un parterre de grands dignitaires du plus puissant parti communiste d’Europe occidental d’alors, au printemps 1980, quand il expliqua que le socialisme réel (il parlait du socialisme soviétique) c’est de la merde et que la transition, çà n’existe pas. C’était, dix ans avant l’écroulement vertigineux et subit de l’URSS. Et ne croyez pas que cette vérité avant la lettre était réservée au marxisme occidental. Le philosophe géorgien Merab Marmardichvili dans une correspondance avec Althusser avant le congrès de Venise organisé en 1978 par le Quotidien Il Manifesto l’avait dit lui aussi et son interlocuteur avait fait encore scandale en disant : "Enfin la crise du marxisme…" [4]. Mais, Althusser en étranglant sa femme dans une crise de folie s’était mis dans la position, les dix dernières années de sa vie, de ne pas être davantage cru que Cassandre. Antonio Negri, de son côté subit une vingtaine d’année de persécution où l’État italien et le Parti Communiste lui firent payer avec un rare acharnement, le premier d’avoir conquis la jeunesse à la révolution ("le mauvais maître"), le second d’avoir prôné une révolution hérétique par rapport à la troisième Rome (Moscou). Dans son dernier livre en 2007, en termes plus polis mais aussi nettement qu’Althusser, il prononce un Adieu au socialisme [5]. Tant il est évident qu’à la l’échelle globale, que ne se parent de cette étiquette socialiste comme soit disant alternative au capitalisme, que les régimes tyranniques antédiluviens comme la Corée du Nord. Tout ce qui gouverne la Chine a abandonné toute référence révolutionnaire, ne gardant de la dictature du prolétariat que le premier terme [6]. (Ce qui n’empêche pas encore quelques intellectuels de grande valeur comme Giovanni Arrighi dans son dernier livre Adam Smith in Beijing [7] (paru également en espagnol) de prétendre que la Chine sort victorieuse de l’affrontement larvé avec les Etats-Unis et qu’elle invente une voie différente du capitalisme !!!!).
Si cette vérité, à savoir que le socialisme n’est plus un modèle de gouvernement sérieux et ne fait plus rêver l’imaginaire de ceux qui veulent changer le monde (à la grande différence de ce que se produisit entre 1848 et 1956), est devenue la mieux partagée du monde, elle ne date pas d’hier. Elle se produisit en deux secousses, donnant cruellement raison aux éternels minoritaires du mouvement ouvrier les Blanquistes, les anarchistes, les Proudhoniens. Les fiançailles après une décennie d’affrontement féroce, de la social-démocratie allemande avec l’État prussien construit au forceps par Bismark, laissa tomber la révolution (de Berstein, à Kaustky jusqu’au vote de la première guerre mondiale). Les noces de sang de la majorité du parti social-démocrate russe (nom des Bolcheviques ne l’oublions pas) avec l’Empire russe pour l’industrialiser à pas de géant, laissèrent tomber l’étendard de la démocratie pendant une longue vie d’homme (70 ans).
Cartan, alias Chaulieu, alias Cornelius Castoriadis, dans un long article paru sur plusieurs numéro de Socialisme ou Barbarie, avait posé la question du contenu du socialisme. Relu à trente ans de distance, il me donne l’impression d’avoir en fait jaugé correctement la baisse dangereuse du niveau du réservoir dans le moteur du socialisme. Il pose des exigences d’égalité réelle entre les différents acteurs de la société qui ne sont en rien spécifiquement socialistes. On a plutôt envie de dire avec Jacques Rancière : au contraire. Car le socialisme scientifique, une fois qu’il a eu la peau du socialisme utopique (Charles Fourrier), a plutôt tourné à l’éloge de la production efficace, donc de l’autorité, ainsi qu’à une justification "naturelle" de l’inégalité qui double et généralement redouble au lieu de la contrarier, l’inégalité du marché par celle de la hiérarchie du Parti. La Chine actuelle n’invente rien. Dans une sorte de NEP généralisée que Lénine n’eût même pas rêvée, le développement du marché s’y trouve totalement débridé, constituant une couche d’inégalité fantastique dont la société chinoise a toujours donné le spectacle sauf dans ses grandes tourmentes révolutionnaires périodiquement contre son caractère insupportable. A cette couche d’inégalité vient se surajouter la puissance sans partage du Parti qui cumule toutes les fonctions. Reconnaissons que la bonne vieille solution libérale (vantée par Ralph Darendorff, le grand classique du sujet) du principe démocratique (un homme, une voix) est un contrepoids plus efficace et plus intéressant. S’il s’agit de mener une révolution totale des rapports entre les hommes cela se discute. Mais, s’il s’agit de faire mieux avancer l’accumulation du capital, s’en tenir à un pouvoir politique le plus démocratique et le plus radical possible paraît fichtrement plus sage.
Donc, outre l’exigence d’égalité réelle entre les individus et de développement des facultés humaines dans la plus pure tradition des Manuscrits de 1848 ou des Grundrisse (l’homme réalisé fera de la critique le matin, de la pêche à la ligne et sera libéré de l’esclavage du travail dépendant contraint), Castoriadis se livrait surtout dans ce texte classique pour tous ceux qui ne psalmodièrent pas les litanies de Saint Trotsky (l’Esprit Saint), Lénine (le Père) et Staline (le Fils sans doute), à une féroce et imparable critique de la planification socialiste, incapable à ses yeux de combiner coordination, coopération volontaire et égalité de la prise de décision de façon décentralisée (comme la littérature conseilliste la plus digne d’intérêt de Gorter, Pannekoek à Mattick n’avaient eu de cesse de l’opposer à la sainte trinité de la nouvelle Rome qui s’augmenta bientôt de l’indispensable Mao, introduction du principe féminin de la terre avec la révolution paysanne).
L’article de Castoriadis qu’il faut combiner avec celui qu’il écrivit au tout début de la Revue Socialisme ou Barbarie "sur les Rapports de Production en Russie", dont la puissance de réfutation du modèle autoritaire et centralisé de tous les régimes socialistes existant demeure intacte, souffre cependant aujourd’hui d’une double limite fascinante. D’un côté, il continue à penser que le capitalisme conduit au chaos (même si ce n’est pas l’arrêt du développement des forces productives qui fut et demeura la thèse de la partie Lambertiste du courant trotskyste dont est issue S ou B) et est incapable de procéder à une planification correcte, qui demeure le seul apanage du socialisme à réaliser. Quant à la coordination décentralisée des collectifs et leur prise de décision combinant à la fois la mise à leur disposition du savoir technique nécessaire et le respect de leur pouvoir, sa non confiscation par le haut (l’État central) ou par le côté (les experts), elle est un attribut qu’il est impensable d’attribuer si peu que ce soit au capitalisme. Il est vrai que Cornélius Castoriadis, comme Kojève, haut fonctionnaire de l’administration non pas seulement d’État mais d’organisation internationale (l’OCDE pour le premier, la Commission Européenne pour le second) n’ont pour seul modèle de capitalisme à mettre sous la dent rongeuse de la critique que la très grande entreprise nationale ou les multinationales au Nord comme au Sud.
Or, quarante bonnes années après, ces deux vertus charnières du "socialisme" (je ne parle pas des billevesées sur ces manuels d’industrialisation rapide à quoi se résument la plus grande partie de la production du "marxisme scientifique"), ont cessé d’être l’apanage du camp de la révolution ou de l’alternative (soyons modestes : la formule d’André Gorz de révolutionnaire réformiste nous va parfaitement, sauf à couper les cheveux en quatre dans une morale pure, mais sans mains).
Secrètement, dans les couloirs du socialisme réel ou des partis communistes dit "révolutionnaires", dès les années 1950, lorsque la course d’efficacité entre les deux "modèles" se substitua à la perspective d’un affrontement généralisé (ce qui limitait les guerres locales), chez les défenseurs du camp socialiste qu’ils fussent des thuriféraires professionnels ou des chercheurs plus libres de dire ce qu’ils pensaient, la vision d’un capitalisme incapable de s’unifier mondialement et de planifier au sein des États ou d’entreprises débordant les frontières, avait pris du plomb dans l’aile. L’exemple du formidable effort de guerre américain entre 1941 et 1945, vite relancé en Allemagne de l’Ouest par la guerre de Corée, montrait qu’à l’échelle microéconomique ou mésoéconomique, le capitalisme planifiait mieux et plus vite que les économies en route vers le socialisme ou l’État de la construction du socialisme dans un seul pays. Ce fut une révélation pour beaucoup de rationalistes et positivistes (voir les leçons de Raymond Aron). A un autre niveau et dans une perspective opposée, une partie de la gauche italienne la plus inventive se trouva totalement vaccinée contre le "socialisme réel". Dans les hautes instances du Parti communiste d’abord. Mais, aussi dans le milieu composite italien de ce qui allait devenir la gauche extra-parlementaire, à la différence de tant d’autres pays d’Europe Occidentale, la référence aux pays de l’Est -Chine comprise-, avait cessé totalement d’animer les cœurs, et les esprits dégrisés la prenaient avec un recul abyssal. On peut dire que ce fut la première génération post-socialiste dès avant l’invasion de la Tchécoslovaquie en août 1968. Quant aux sphères dirigeantes des pays de l’Est, avec l’épuisement du "combat antifasciste", leur état d’esprit correspondait à la formidable BD d’Enki Bilal, Partie de chasse.
Le courant opéraïste, de façon totalement hérétique pour "le marxisme des bègues", allait défendre avec le concept de Gesellschaftskapital [8] l’idée que le capitalisme avait appris à planifier la société contre la seule anarchie qu’il contenait, sa propre classe ouvrière. C’était un encastrement de l’économie par la société (y compris la société civile) bien différent du schéma Polanyien. La socialisation bien loin de se traduire par une dilution des contraintes de l’exploitation s’avérait le moyen de contrôler indéfiniment la variable ouvrière, c’est-à-dire de maintenir tactiquement à court terme la variable ouvrière, à laquelle se trouvait reconnu non seulement le droit mais le devoir de se situer stratégiquement hors du système, jamais intégrée. Tel était le schéma qui fonctionna pendant les Trente Glorieuses. Mais il se grippa ensuite quand l’antagonisme se mit à investir la société avec les luttes de libération des femmes, des minorités, des semi-prolétaires du Sud et le refus du travail, c’est-à-dire des niveaux d’insubordination sur les chaînes de montage des usines géantes. Le cycle de luttes que l’on a appelé plus tard la "révolte des OS" -et qui se poursuivit par la vague mondiale de contestation étudiante-, mit fin au régime fordiste et contraignit le capitalisme à opérer une restructuration qui marginalisa le pouvoir productif des cols bleus, et ouvrit la mondialisation. La financiarisation de l’économie déplaçait le centre de gravité, les rapports entre les classes sociales, la gouvernementalité, le rôle du marché, celui de l’État, la souveraineté de la Nation.
Non seulement le socialisme réel ne représentait plus une alternative, mais la perspective d’une hégémonie (qu’elle soit gramscienne ou léniniste) sur la société politique de la classe ouvrière vouée à ne représenter qu’un petit quart de la population active tournait à un rêve absurde. L’idéal de transformation radicale de la société et de sortie du capitalisme toucha le fond de la piscine avec l’arrivée de la première gauche au pouvoir en France, qui réhabilita l’entreprise après des déclarations de fidélité à un intenable programme de rupture avec le capitalisme (comme l’avait fait les Républicains opportunistes de la III° République). La contre révolution monétariste qui traita non seulement Marx mais aussi Keynes en chien crevé n’arrangea tien. Cerise sur le gâteau, après un essai chimérique et bien russe de révolution "par le haut" avec Gorbatchev, l’URSS s’écroula comme un château de carte avec une rapidité sans égale dans l’histoire. Non seulement le socialisme réel s’avérait une transition impossible, mais il ouvrait à une transition au capitalisme sauvage comme on n’en avait plus vue depuis le XIXe siècle. La crise était complète.
Elle atteignait non seulement la gauche communiste, la gauche révolutionnaire, mais aussi les partis socialistes. Contrairement aux partis sociaux démocrates de l’Europe du Nord, les socialistes latins n’avaient jamais sauté le pas de l’abandon du marxisme, de la lutte de classes et de la rupture avec le capitalisme. La seule rupture à laquelle ils avaient explicitement renoncé, c’était la rupture de l’appareil d’État (dogme révolutionnaire et léniniste). L’économie sociale de marché, théorisée par l’ordolibéralisme allemand chrétien démocrate, n’avait jamais passé le Rhin, ni la Tamise d’ailleurs. Il en résulta à partir de la mort du mythe Mitterand (plus conforme à la tradition radicale en France qu’au Robespierrisme ou au Jauressisme) le parti socialiste entra dans une crise de repère sans précédent. Crise aggravée par la crise verticale entre Européens fédéralistes et confédéralistes ou souverainistes.
Quel contenu pouvait bien avoir le "socialisme" dans un contexte généralisé de gouvernance adaptative aux transformations imposées d’une façon ou d’une autre par la mondialisation ? Si la rupture avec le marché n’était plus la panacée, la consolidation d’un État démocratisé et rénové ne pouvait pas non plus constituer le programme car l’État-Nation était entré dans une crise sans précédent, du fait du processus de fédéralisation rampante de la construction politique de l’Union Européenne. Le résultat on le connaît depuis vingt ans : une faiblesse insigne, intrinsèque du Parti socialiste à bâtir un programme stratégique (sauf quelques bouts épars), puis sa perte deux fois de suite des présidentielles. On aurait pu attendre que la défaite de la première gauche sonnerait enfin l’heure pour la deuxième gauche, la même que celle qui avait porté Mendès-France et Rocard à Charléty et chahuté Mitterand en 1968. Il n’en fut rien. Les hypothèses de la deuxième gauche traduites surtout par la CFDT, se trouvèrent rapidement autant en porte-à-faux que celles de la première.
L’idéologie d’autogestion depuis la Yougoslave jusqu’au Lip, s’effondra jusqu’à l’implosion de cette fédération qui avait tenté un hybride original. L’idée d’une démocratisation dans l’usine, d’un projet réformiste moderne gravitant autour du travail qui aurait pu correspondre à une social-démocratisation de la IVe République, se heurta au gaullisme autoritaire, à une radicalisation de la lutte de classes et surtout à la fin du fordisme sur laquelle son programme continuait de s’appuyer. La courte lucarne qui eût existé pour elle au moment de la Nouvelle Société de Chaban-Delmas avec Simon Nora et Jacques Delors fut vite refermée. Michel Rocard ne fut pas le nouveau Mendès France. La débandade de la deuxième gauche, qui pouvait s’appuyer pourtant contre la première sur l’écroulement du socialisme réel pour promouvoir des solutions nordiques, fut le véritable coup de grâce.
Yann Moulier-Boutang
[1] Je me permets de renvoyer ici à mon livre Le capitalisme cognitif, La nouvelle grande transformation, Paris, Amsterdam, 2007
[2] Voir Y. Moulier Boutang & Antoine Rébiscoul, L’immatériel, Conférence à l’Echangeur Laser, Paris, 22 décembre 2006
[4] Voir La lettre à Mérab dans l’édition posthumes des Œuvres philosophiques et politiques de Louis Althusser réalisée par François Matheron (IMEC/Stock) Écrits philosophiques et politiques, Tome 1, 1994, pp. 525-529 ; Pour la Crise du Marxisme voir l’édition préparée par Yves Sintomer, Solitude de Machiavel, Paris, PUF, pp. 267-280.
[5] Antonio Negri, Good bye, Socialisme, Paris, Le Seuil, 2007.
[6] Le cynisme, l’hypercapitalisme et le nationalisme des sphères dirigeantes du parti communiste chinois avaient sidéré les responsables de la politique économique Cubaine quand ils étaient à la recherche d’une porte de sortie face à l’étau de la mondialisation néo-libérale (souvenir personnel de mon voyage à Cuba en 1999).
[7] Giovanni Arrighi, Adam Smith in Beijing, Londres, Verso, octobre 2007 ; l’édition espagnole est parue chez Akal, Coll. Antagonismo, Madrid, juin 2007.
[8] Mario Tronti, Ouvriers et capital, Christian Bourgois, 1977 (édition italienne 1967 et 1970) ; voir aussi Atonio Negri, La classe ouvrière contre l’État, Paris, Galilée, 1978.