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André Gorz, une écologie politique
vendredi 3 octobre 2008, par
"André Gorz a fait pour toute une génération le chemin qui va d’un certain marxisme (celui de Sartre) à l’écologie politique tout en conservant une optique "marxienne", une exigence de communauté, d’émancipation et de vérité rattachée à une histoire de la raison", estime Jean Zin. Celui-ci estime également ne pas savoir rendre hommage à l’un des pères de l’écologie politique comme il le mérite. Mais il lui rend une oraison émouvante à travers une chronologie de leurs rapports et de leurs échanges intellectuels mouvementés.
C’est trop méconnu, mais la France a produit sans doute les principaux théoriciens de l’écologie-politique, en premier lieu Jacques Ellul et André Gorz (mais aussi René Passet, Jacques Robin, Edgar Morin, Serge Moscovici, etc.). Ce n’est pas que les écologistes français en aient tiré profit en quoi que ce soit car ils les ont toujours ignorés superbement. C’est même une des principales raisons pour lesquelles il m’avait paru si nécessaire de faire une revue écologiste où l’introduction de chaque numéro par un "classique" de l’écologie était donc essentiel pour s’inscrire dans une histoire durable de l’écologie.
Le premier texte que nous avons voulu mettre, dans le premier numéro d’EcoRev’ (dans le numéro zéro !), c’était naturellement Leur écologie et la nôtre [1] d’André Gorz...
Si André Gorz a été le plus important pour nous, c’est qu’il a été le premier à essayer d’articuler "écologie et politique", à partir du marxisme et de son échec, faisant pour toute une génération le chemin qui va d’un certain marxisme (celui de Sartre) à l’écologie-politique tout en conservant une optique "marxienne", une exigence de communauté, d’émancipation et de vérité rattachée à une histoire de la raison. Rien à voir avec les visions mystiques de l’écologie, même s’il y a, toujours présente, une exigence d’authenticité héritière de toute la culture critique de la philosophie occidentale et de la poésie moderne. On peut dire d’André Gorz qu’il était la conscience de Sartre, lui faisant la morale qu’il n’arrivait pas à faire et puis disant "adieu au prolétariat" comme aux illusions du maoïsme, tout en gardant à la fois l’anticapitalisme et l’idéal d’une existence authentique avec les autres.
Sa critique du capitalisme comme productivisme me semble décisive, déplaçant la question écologiste du discours moralisateur aux conditions pratiques, aux causes matérielles et au système de production. Cela n’empêche pas qu’il restait très sensible à la "simplicité volontaire", dont le caractère individuel m’agace un peu, je l’avoue. Il faut dire que nous n’étions pas du tout d’accord sur tout, même si je lui dois énormément (surtout Misères du présent, richesses du possible qui m’a été d’un grand soutien). Il n’est même pas sûr qu’on puisse dire que nous étions d’accord sur l’essentiel, car mes critiques sur l’aliénation touchaient à ce qu’on peut considérer comme l’essentiel ! Il est certain que j’ai une conception plus contradictoire et pessimiste de l’autonomie (des rapports humains en général) mais nous étions conscients d’être dans le même combat, très proches bien que différents. Nous défendions, en tout cas, les mêmes propositions pour sortir du salariat à l’ère du travail immatériel. On sait qu’il était revenu sur son opposition première au revenu garanti et qu’il insistait sur la nécessité que ce revenu soit "suffisant". A cela, s’ajoutait qu’il soutenait ma proposition de coopératives municipales [2], persuadé lui aussi, dans l’incrédulité générale, qu’il n’y avait pas d’autre choix que des alternatives locales à la globalisation marchande...
Pour les monnaies locales [3], il était plus réservé, même s’il défendait quand même une "monnaie de consommation" pour le revenu garanti. Les monnaies locales sont effectivement des outils indispensables pour la relocalisation de l’économie, mais il aurait bien voulu s’en passer et n’en faisait qu’un état transitoire car il rêvait à des rapports humains débarrassés de tout rapport marchand, à une gratuité la plus étendue possible, à l’autonomie du temps libre et du don ! Pour ma part, je pense plutôt qu’on a besoin de valoriser nos compétences et que cette reconnaissance matérielle est un facteur d’autonomie. Il n’aimait pas l’argent mais il m’en a donné quand même lorsque je lui ai envoyé mon texte sur la coopérative municipale ! Il faut mettre des limites à la marchandisation, cela ne fait aucun doute, il ne faut pas tout marchander, mais on ne peut guère se passer pour autant de marchés ni de monnaies, qui ont aussi leurs bons côtés, y compris pour notre autonomie quand ils sont bien encadrés. C’est ce qu’il n’admettait jamais qu’à regret !
Il avait gardé en effet de la tradition marxienne et de la théorie critique un souci de l’aliénation, en premier lieu dans le travail mais aussi dans les rapports marchands, et nous étions souvent un peu en désaccord sur ce point, bien qu’ayant les mêmes références hégéliennes et marxiennes. Il s’est même fâché contre moi, une fois, à propos de sa critique de la consommation que je trouvais trop moralisante, mais, en lisant ma réponse, "La production du consommateur" [4], il m’a heureusement pardonné... Tout cela n’empêche pas que c’est à peu près le seul qui m’ait dit tout le bien qu’il pensait de mon premier ouvrage, Ecologie- Politique, An 01 [5], ouvrage qui avait tant déplu à mes petits camarades, qu’il ne parut jamais et fut enterré ! Sans André Gorz et Jacques Robin qui viennent de nous quitter coup sur coup, je n’aurais sans doute jamais pu continuer...
Je veux surtout me rappeler ces trop rares échanges, me rejouer le film, car ce n’est pas tant la pensée achevée d’André Gorz qui me manquera le plus, mais au contraire cette confrontation de nos points de vue, si éloignés parfois. Nous voulions tous les deux sortir du salariat mais je ne pensais pas que cela signifiait qu’il n’y aurait plus du tout de rapports marchands, la gratuité ne pouvant se généraliser que dans le domaine numérique, sans doute. J’ai trouvé aussi, surtout après des années de chômage, que le temps libre et l’autonomie n’étaient pas toujours si désirables et qu’on ne pouvait identifier le travail avec l’hétéronomie dès lors qu’on pouvait y trouver du plaisir et que notre autonomie devenait productive. Bien qu’il soit positif de produire une partie de ce qu’on consomme je défends le travail autonome et la coopération plus que l’auto-production. Cela ne m’éloignait pas de lui, profitant au contraire de l’incroyable aubaine de pouvoir en discuter avec lui ! Il me donnait parfois raison mais c’était l’occasion en tout cas d’éprouver la fragilité de mes arguments et c’était surtout un plaisir complice, je crois, dont je serais privé à jamais...
Je vois bien que je ne sais pas lui rendre hommage comme il le mérite : montrer toute l’importance de sa pensée pour les temps futurs, pour une écologie-politique responsable et libératrice. Je ne sais même pas dire comme il me manque, à qui j’ai parlé il y a quelques jours à peine, sans rien savoir, hélas, sans avoir rien compris ! (Il m’a juste dit d’un air désolé qu’on aurait dû se voir avant !) Il faut dire que je ne l’ai pas vraiment connu (puisqu’on n’a même pas réussi à se voir) et il ne me disait presque rien de sa vie dans ce dialogue à distance, purement intellectuel. Il était pourtant si présent dans la mienne qu’il y laissera un grand vide après d’autres disparitions encore si vives, comme un ciel d’encre dont les étoiles s’éteignent une à une devant nous...
Jean Zin