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La valeur-travail
vendredi 3 octobre 2008, par
La "valeur-travail" peut s’aborder de différentes façons, par sa fonction dans la détermination des prix (théorie de la valeur), par le rôle du travail dans la reconnaissance sociale et l’épanouissement de soi (valorisation de la personne), enfin par sa rémunération (le prix du travail) qui est encore tout autre chose. Ce sont des points de vue très différents, et qui mènent à toutes sortes de confusions plus ou moins intéressées lorsqu’on ne les distingue pas suffisamment clairement, mais qui ne s’excluent pas les uns les autres pour autant.
En tout cas il y a beaucoup plus à dire que les simplifications idéologiques habituelles sur ce qui constitue un des enjeux fondamentaux de notre avenir et l’on ne devrait pas hésiter à s’appuyer sur les discours électoraux qui prétendent revaloriser le travail pour obtenir une véritable revalorisation du travail ainsi que de nouvelles protections sociales pour les travailleurs, en tenant compte des évolutions de la production et des transformations du travail, de ses nouvelles exigences d’autonomie et de formation, tout comme de la précarité qui se développe et dont il faudrait se prémunir collectivement au bénéfice de tous.
Les théories de la valeur
L’économie se caractérise par son dogmatisme depuis les Physiocrates au moins, qui se nommaient d’ailleurs eux-mêmes la "secte des économistes" et dont Voltaire se moquait dans "L’homme aux 40 écus" car ils ne voulaient reconnaître d’autre valeur que celle de la terre (nécessaire à la vie et seule capable de créer plus qu’on ne lui donne), refusant dès lors de taxer l’industrie naissante ou le commerce, considérés comme improductifs ! Ensuite, ce sont les marxistes qui ne voulaient reconnaître d’autre valeur que la "valeur travail", sous prétexte qu’il n’y a de valeur que du travail, ce qui est une mauvaise compréhension de Marx qui disait seulement que le "temps de travail" (moyen) était la mesure de la "valeur d’échange" dans le capitalisme industriel. Du coup, ce sont les services et la production immatérielle, voire le travail non salarié, qu’ils pouvaient considérer comme sans valeur car ne produisant aucune plus-value... De leur côté, les libéraux dénient toute valeur à ce qui n’entre pas dans les rapports marchands (les services publics en particulier, étant considérés comme une dépense et non comme une production !).
Il est frappant de constater la vivacité du "conflit des valeurs" en économie, conflit entre la valeur matérielle des physiocrates, la valeur-travail de Ricardo-Marx, ou la simple "loi de l’offre et de la demande" des néoclassiques de l’équilibre général. On s’écharpe sur la théorie de la valeur, comme sur la vraie nature du Christ, au nom d’intérêts de classe le plus souvent. Cependant, on peut penser que ces différentes conceptions ne s’excluent pas mutuellement, comme la vérité et l’erreur, mais représentent plutôt différents points de vue et différentes temporalités sur le même objet. Ainsi, la fixation des prix par l’offre et la demande immédiate n’empêche pas qu’à plus longue échéance c’est la "valeur-travail" qui s’impose comme valeur de référence (d’échange), valeur de reproduction sans quoi elle disparaît. De même, à plus long terme encore, la valeur-travail ne peut se passer de la valeur matérielle qu’elle incorpore, y compris l’agriculture qui en constitue la base vitale, rencontrant la limitation des ressources matérielles et les contraintes écologiques incontournables. C’est un peu comme dans le modèle darwinien où ce n’est pas le vainqueur à court terme qui triomphera à plus long terme : il faut inclure le temps dans l’observation. Tout se complique encore avec l’ère de l’information et de l’immatériel où la valeur devient très volatile, non linéaire et réduite au très court terme.
On peut dire que la valeur est d’origine religieuse, incarnée par le sacrifice et l’échange symbolique selon la logique du don (la divinité étant supposée rendre ses bienfaits à hauteur du sacrifice consenti). Aristote a donné la première formulation rigoureuse, qui sera reprise par Thomas d’Aquin, entre autres, de cette valeur subjective mesurée par la peine (le coût ou le préjudice). Cependant, et contrairement à ses suiveurs, il montrait bien la contradiction interne qu’elle pouvait comporter, s’exprimant notamment dans "les disputes entre amis" (en effet, ce qui est beaucoup pour le pauvre est bien peu pour le riche). Cette théorie subjective de la valeur était très prégnante au moyen âge, certains moines se croyant obligés de changer de travail si d’aventure ils leur arrivait d’y trouver quelque plaisir, et ceci afin de ne pas en diminuer leur mérite ! Bien qu’Adam Smith soit un des premiers à faire du travail la base de la richesse des nations, on retrouve encore chez lui cette conception de la valeur mesurée à la peine, conception que Marx a fortement critiquée en remarquant que le plaisir ou la peine de l’ouvrier ne rentrait pas du tout en ligne de compte dans la valeur d’une marchandise, mais seulement le "temps de travail". On pourrait même ajouter, comme Galbraith [1] que, non seulement la valeur ne se mesure pas à la peine mais que les travaux les plus pénibles sont les moins payés, de même que les plus agréables et les plus "gratifiants" sont les mieux payés ! Tout cela n’empêche pas que cette théorie subjective de la valeur garde sa pertinence dans de nombreux contextes comme la famille ou les communautés d’amis. Loin d’être complètement obsolète, elle resurgit dans la notion néoclassique de "désutilité" sensée mesurer le coût subjectif du temps sacrifié au travail de production comme opposé au plaisir de la consommation. De nos jours encore, des utopies simplistes comme "l’économie participaliste" prétendent même généraliser de façon plus ou moins totalitaire cette théorie subjective de la valeur très proche des conceptions chrétiennes du travail. Ces notions se brouillent pourtant lorsqu’on éprouve du plaisir dans son travail, encore plus dans la production immatérielle et les services où le plaisir, voire la passion, deviennent productifs...
La théorie de la valeur-travail tente de résoudre ces contradictions en donnant une base objective à la valeur comme valeur d’échange. Il faut pourtant bien comprendre qu’elle n’annule pas la valeur subjective, ni la détermination des prix par le jeu de l’offre et de la demande, mais qu’elle représente plutôt l’étalon objectif de l’échange dans une société industrielle où les rapports marchands deviennent des rapports entre choses, règne de l’équivalence et d’un travail déqualifié (interchangeable) qui se mesure quantitativement au temps de machine, c’est-à-dire au temps de travail salarié. Effectivement, dans le cadre du capitalisme, la plus-value est obtenue en réduisant le temps de travail nécessaire grâce à l’investissement dans des machines (moyens de production) permettant de dégager un profit (produire de l’argent avec de l’argent) jusqu’à ce que la concurrence égalise les conditions de production et les prix. Dans ce système, la valeur d’échange des marchandises se mesure effectivement par son coût de reproduction, c’est-à-dire par le temps de travail moyen nécessaire à sa reproduction dans un état donné du système productif et de l’évolution des techniques. Cette valeur-travail est donc bien indissociable de l’industrie où son importance reste absolument prégnante. Cela ne veut pas dire pour autant que ce soit le seul étalon de toute valeur, ni qu’elle s’appliquerait hors de ce cadre. On entre d’ailleurs dans des raisonnements absurdes quand on veut ramener les oeuvres d’art par exemple à une valeur-travail moyenne ! Loin que ce soit une valeur objective valable depuis toujours et qu’on voudrait retrouver y compris dans les sociétés primitives, c’est la caractéristique d’un système de production industriel daté historiquement et que nous sommes justement en train de quitter avec la société post-industrielle.
C’est une question d’autant plus importante qu’avec notre entrée dans l’ère de l’information et de la production immatérielle, on perd désormais toute proportion entre le "temps de travail" et la valeur produite. Ce n’est pas une entière nouveauté, car c’est ce qu’on retrouvait déjà dans tout travail artistique ou virtuose, entre autres. La nouveauté, c’est que cette "crise de la mesure" se généralise petit à petit, une grande partie des produits perdant toute "valeur d’échange" objective, au profit d’une pure valeur d’opportunité, personnalisée, à obsolescence plus ou moins rapide, où la part de la publicité dans les coûts de production augmente considérablement. Non seulement, la valeur ne se mesure plus au temps passé, mais le temps de travail est de moins en moins séparé de la vie privée et l’extension de la gratuité dans le domaine numérique (logiciels libres, musiques libres, etc.) va même jusqu’à déconnecter complètement valeur d’usage et valeur marchande. C’est donc paradoxalement au moment où la "valeur-travail" perd une bonne part de sa pertinence qu’on prétend la revaloriser, de même que c’est au moment où le travail se mesure de moins en moins par le temps qu’on se focalise sur la réduction du temps de travail salarié !
Un travail valorisant
Dire que la "valeur travail" n’est plus aussi centrale dans la détermination de la valeur ne veut pas dire du tout que le travail serait "une valeur en voie de disparition" ! De même, ce n’est pas parce que le travail industriel se réduit considérablement que ce serait en quoi que ce soit la fin du travail, comme on a pu le croire un peu rapidement, pas plus que la réduction du travail agricole en son temps. Le chômage est un phénomène cyclique et largement monétaire, n’étant dû que très marginalement à la désindustrialisation. Il ne résulte en rien d’un prétendu déclin de la valeur-travail. C’est tout au contraire parce que le travail se fait plus rare et que l’expérience du chômage de masse a montré combien son absence était un facteur d’exclusion qu’il est devenue une valeur en hausse, comme jamais peut-être. C’est le sens de cette valorisation du travail qu’il faut approfondir car on est bien loin de la simple opposition du travail et de la paresse comme on le présente ordinairement, mais tout autant de "la société des loisirs" qu’on nous avait promis de façon pour le moins excessive. En effet, c’est bien le "temps libre", enjeu de la réduction du temps de travail, qui se trouve remis en cause désormais, comme si le retour à la vie privée avait été porteur de trop de déceptions, les rapports humains ou familiaux n’étant pas aussi idylliques qu’on le suppose parfois, ni les loisirs aussi extraordinaires que nous le vante la publicité. Seulement il ne suffit pas de comprendre ce qui fait la valeur du travail, il faut comprendre aussi quel travail a de la valeur et à quelles conditions le travail peut être valorisant.
Il n’est pas question, en effet, de nier qu’il y a de très bonnes raisons d’être "contre le travail", ses injustices, son esclavage, son exploitation, son productivisme. Le travail est une notion trop générale qui recouvre des réalités trop disparates, travail morcelé, aliénant, humiliant, stressant qui n’a rien à voir avec un travail désirable et gratifiant mais à mesure même que le travail relève de la valeur et non plus des premières nécessités, ce sont justement ces mauvaises conditions de travail qui deviennent insupportables, justifiant la revendication d’un travail épanouissant comme un droit fondamental, "le premier besoin de la vie". Il faut y voir le signe des bouleversements que nous sommes en train de vivre. Dès lors, il ne s’agit plus tant de réduire le temps de travail, voire de le supprimer comme temps de souffrances inutiles, mais de passer du "travail forcé" au "travail choisi", d’un labeur pénible au plaisir de travailler, faire enfin du travail, qui en occupe la plus grande part, un moment privilégié de notre vie. Si notre attitude face au travail a pu changer à ce point, c’est que la nature du travail lui-même a changé. Il ne faut d’ailleurs pas se cacher qu’on redouble ainsi l’aliénation dans un premier temps, à vouloir exiger motivation et plaisir dans le cadre de la subordination salariale et des rapports de production d’un travail contraint, mais on ne peut en rester pour autant aux conceptions du XIXè siècle, ni à la critique d’un travail à la chaîne en voie de disparition (du moins sur le long terme) avec l’automatisation. La question actuelle est plutôt celle de savoir de quel travail nous avons besoin désormais, quel travail serait désirable et quelles structures y seraient indispensables.
Mais qu’est-ce donc que le travail ? La définition la plus générale qu’on peut en donner, ce n’est ni le sacrifice, ni l’effort ou la dépense d’énergie (il ne suffit pas de s’agiter), mais la "lutte contre l’entropie", l’organisation de la matière, la réalisation de nos objectifs. A ce niveau, on voit bien que ce n’est pas le travail qui manque, il y aura toujours fort à faire ! Ce qui vient à manquer c’est plutôt sa valorisation monétaire, c’est l’emploi. Dès lors, la tentative de substituer "l’activité libre" au travail ne règle aucunement la question. En effet, il ne suffit pas d’avoir une activité, il faut qu’elle soit socialement reconnue et permette de valoriser ses compétences propres. Jouer de la musique ou peindre peut sembler épanouissant en soi, mais si personne ne s’intéresse à ce que vous faites, au bout d’un certain temps cela n’a plus guère de sens. On ne se suffit pas à soi même. Comme dit Bataille "à la base de chaque être, il existe un principe d’insuffisance". C’est toujours le désir de l’autre qui nous motive et nous fait vivre. Plus que l’activité de production elle-même, la valeur du travail c’est d’abord la reconnaissance sociale de son utilité, et donc de la dette de la société à notre égard, matérialisée en général par une rétribution monétaire correspondant à une part de la richesse sociale. La valeur du travail, c’est d’abord la valeur donnée au travail.
C’est seulement secondairement à cette reconnaissance sociale que l’activité productive peut procurer toutes ses vertus et se montrer supérieure au chômage. On n’a pas tellement tort en effet de penser que "l’oisiveté est la mère de tous les vices". Rien de pire que de ne rien faire et de passer toutes ses journées devant la télé, on le sait bien. Travailler donne certainement plus de satisfactions, d’atteindre ses objectifs, que des loisirs bien ennuyeux à la longue. C’est ce que l’ergothérapie a compris depuis longtemps déjà. La valeur du travail n’y est plus de faire pénitence ni de soumettre sa volonté, c’est une confrontation au réel, l’exercice de son autonomie et, pour cela, une réalisation de soi débouchant sur une reconnaissance sociale. Evidemment, il y a plein de problèmes, de pression, de stress, ce n’est pas le paradis loin s’en faut, mais cela vaut malgré tout bien mieux que de ne pas savoir quoi faire et de s’ennuyer ! L’ennui fait partie de notre réalité humaine plus qu’on ne croit. C’est l’autre face de la vie, qui oscille du désir à l’ennui ! C’est ce qui fait que le "temps libre" n’est pas si désirable, sauf à être habité par une passion, c’est-à-dire par la concentration de notre énergie sur un objectif, autant dire un travail. Seulement tout le monde n’est pas passionné tout le temps, la passion est rarement suffisante pour occuper nos journées. C’est là que le travail prend sa fonction, non seulement de nous procurer un salaire et une reconnaissance sociale, mais de nous fournir des objectifs, de nous donner l’occasion d’exercer nos compétences, de nous tenir à la tâche par une demande sociale concrète et de nous distraire ainsi de l’existence en disciplinant une liberté trop indécise. Pas de travail sans contraintes, certes, mais l’absence de toute contrainte est d’un ennui profond, de plus la contrainte extérieure peut délivrer de la contrainte intérieure, raison pour laquelle les femmes peuvent préférer travailler à l’extérieur plutôt que d’être cantonnée au rôle de femme au foyer !
Encore une fois, il faut se garder de toute naïveté et vouloir idéaliser un travail si souvent insupportable mais cela n’empêche pas que, d’une part, c’est souvent bien pire de se sentir inutile au monde lorsqu’on est sans travail, ni, surtout, que cela pourrait être beaucoup mieux, qu’on n’est pas condamné à un travail pénible ou dégradant. C’est difficile à admettre, sans aucun doute, car le travail est par essence exigeant, fatiguant, épuisant, nous confrontant sans arrêt à l’échec et à l’urgence. Le corps fatigué n’aspire qu’au repos, imaginant de grandes vacances où il n’y aurait plus besoin de gagner sa vie, vie déjà jouée, gagnée au loto sans plus avoir rien à prouver... Mais après un bon sommeil, on n’a guère envie de rester au lit pour un repos éternel ! De même, après des mois voire des années de chômage, au-delà de la misère qui gagne, c’est le sentiment de l’absence qui nous envahit, absence que le travail vient combler par l’appartenance à une entreprise commune et la participation à une finalité collective. De quelque côté qu’on prenne la question, le travail se révèle effectivement irremplaçable, bien au-delà de la nécessité immédiate, valant beaucoup mieux que tous les loisirs marchandisés qui ne donnent aucune réelle satisfaction. Reconnaître cette part bénéfique du travail, ne doit pas mener pour autant à l’acceptation de n’importe quel travail ni à supporter n’importe quelle condition de travail mais pourrait s’avérer au contraire extrêmement subversif en obligeant à quitter les représentations habituelles d’un "travail forcé" identifié à la peine pour concevoir ce que pourrait être un "travail choisi" encore trop rare mais qui est bien notre avenir. Reconnaître la valeur du travail c’est vouloir un tout autre travail et devrait renforcer la critique de l’exploitation salariale ainsi que nous permettre de nous interroger sur les nouvelles exigences du travail immatériel : quel travail il nous faudrait et à quelles conditions. C’est penser non pas la fin du travail mais la fin du productivisme salarial, c’est assurer une production plus écologique et humaine, pas seulement sa "décroissance".
Ce qui permet de dégager la dimension positive du travail c’est bien que le travail a changé à l’ère de l’information, n’étant plus force de travail mais travail qualifié mobilisant toute la personnalité et mettant en jeu sa reconnaissance. Aussi, plutôt que de prétendre mettre tout le monde au travail au nom de cette valeur-travail, comme si tout le monde était interchangeable et que le pire travail valait mieux que rien, il faudrait au contraire tenir compte de cette nouvelle situation où chaque personne est différente, disposant de savoirs et de talents particuliers dont il faudrait favoriser l’expression et le perfectionnement plutôt que détruire des compétences par leur déqualification. Impossible dans ce contexte de donner un travail standardisé à n’importe qui, on ne peut qu’aider au développement de l’autonomie de chacun ainsi qu’à la valorisation de ses compétences. Plus on est qualifié, plus on a affaire à un travail "cognitif", et plus c’est incompatible avec une subordination salariale. Ce qu’il faut développer, ce n’est pas l’emploi salarié mais le travail autonome, à condition de fournir les moyens (revenu garanti) et les structures (coopératives) de ces nouveaux rapports de production.
Pour l’instant, dans cette époque de transition, les anciens rapports de production se désagrègent et se montrent largement inadaptées aux nouvelles forces productives, multipliant les tensions que des gourous de la communication prétendent régler vainement, tout en provoquant une extension galopante de la précarité, sans qu’on ose encore imaginer de nouveaux rapports de production plus adaptées à l’ère de l’économie immatérielle (travail autonome, revenu garanti, développement humain). Le saut paraît effectivement impensable, trop aventureux, comme pouvait le paraître le fordisme avant que les bienfaits des augmentations de salaires ne l’impose aux économies développées depuis les années 1930. Du moins, chacun comprend que le travail est devenu désirable (c’est devenu une valeur, non plus une malédiction) et qu’il ne faudrait pas tant le réduire, comme un mal nécessaire, mais changer le travail pour changer la vie [2], améliorer les conditions de travail pour améliorer la qualité de la vie et ne plus perdre sa vie à la gagner. Ce n’est pas gagné, c’est le moins qu’on puisse dire, mais cette véritable "libération du travail" [3] est la conséquence incontournable de l’économie cognitive et de la valeur enfin reconnue au travail, valeur d’autonomie et de reconnaissance qui doit rendre inacceptable l’exploitation salariale tout autant que l’esclavagisme.
La revalorisation du travail
Certes, la "valeur-travail" n’a jamais été aussi haute qu’au moment où le travail manque et où il a perdu toute valeur au profit des boursicoteurs et de la finance internationale mais il faut retourner le slogan contre ses auteurs, remettre en cause l’idéologie dominante au nom de ses principes mêmes ! Si le travail doit être effectivement revalorisé, encore faudrait-il que cela se traduise par une revalorisation de la part du travail par rapport au capital ainsi que par une meilleure protection des travailleurs. Cela se justifie au moins par le fait que le travail étant de plus en plus qualifié, son coût de reproduction devient aussi plus élevé, incluant temps de formation et d’information, la garantie du revenu étant nécessaire au maintien et au développement des compétences. Nous n’insisterons pas sur cette valorisation monétaire du travail sinon pour souligner que cela dépend en grande partie des luttes sociales car il y a bien loin des discours aux mesures effectivement prises. Les belles envolées sur la valeur du travail ne couvrent que des cadeaux faits aux riches, une prime à la spéculation et une aggravation des inégalités ! C’est à notre action revendicative de faire passer des paroles aux actes. Cela ne se fera pas tout seul même si la reconnaissance du travail dans sa dimension d’épanouissement de l’individu devrait mener à une toute autre répartition des richesses, privilégiant le développement humain (développement des capacités et valorisation des compétences) ainsi qu’une indispensable garantie du revenu. Prenons au mot la valeur-travail revendiquée partout afin d’obtenir une réelle revalorisation du travail ainsi qu’un renforcement des protections sociales mais sans se limiter cette fois aux seuls salariés. Ce serait sans aucun doute une véritable révolution, mais bien nécessaire, d’encourager le travail autonome en lui fournissant un cadre collectif et coopératif avec un revenu garanti pour tous !
En tout cas, la valeur travail ne se réduit pas à la mesure de la valeur, ce n’est pas non plus seulement la valeur du travail pour le travailleur lui-même, c’est aussi la valeur que la société reconnaît au travail et au travailleur, la part de richesse qu’elle reconnaît devoir lui donner et les moyens qu’elle met à disposition pour exercer ses compétences. C’est lorsque la richesse profite aux travailleurs et que les inégalités se réduisent qu’une société est plus riche et plus heureuse. C’est encore plus vrai dans une économie cognitive en réseau où la productivité n’est plus individualisable, même si elle est beaucoup plus personnalisée, devenue aléatoire et largement statistique, liée aux "externalités positives" comme à la coopération des savoirs.
Jean Zin