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C’est quand qu’on va où ? La faillite sociale de la gauche gouvernementale

mai 2000, par Pierre Larrouturou

Est-il permis à un ancien militant socialiste de proposer une analyse des chiffres du chômage assez différente de celle donnée par le gouvernement ?

En quittant le Ministère du Travail le 30 mars 1993, Martine Aubry ânonnait que le chômage venait de passer la barre des 3.000.000. Elle affirmait alors qu’il s’agissait d’un échec considérable. Le 31 mars 2000, elle déclarait au contraire que l’on était "en passe de gagner la bataille du chômage". Or les chiffres du Ministère indiquent que, avec l’ancienne façon de compter (total des catégories 1 et 6), le chômage s’établit actuellement à 2.995.000. En 1993, la barre des 3.000.000 symbolisait l’échec de la gauche. Aujourd’hui, les 2.995.000 attestent d’une victoire !

Comme ces chiffres ne parlent pas d’eux même, il faut sans doute chercher ailleurs l’origine de l’optimisme de Mme Aubry. Le nombre des chômeurs est le même qu’en 1993, mais peut-être leurs conditions de vie se sont-elles nettement améliorées ? Non hélas ! Les derniers chiffres de l’Unedic montrent au contraire que 41% seulement des chômeurs sont indemnisés aujourd’hui alors qu’ils étaient 53% en 1993. Les communiqués de victoire du gouvernement s’expliquent-ils par une franche amélioration d’autres indicateurs ? Il y avait eu 50.000 radiations administratives en 1993, il y en a eu 185.000 en 1999. Il y avait 700.000 RMIstes en 1993 ; ils sont 1.100.000 aujourd’hui. 800.000 personnes étaient en temps partiel contraint en 1993. Elles sont 1.400.000 aujourd’hui. Le total de l’intérim et des CDD représentait 800.000 personnes en 1993. Il y en a aujourd’hui 1.300.000. En quelques années, la part des salariés vivant en dessous du seuil de pauvreté est passée de 10% à 17%... Pour résumer, le chômage est au même niveau qu’en 1993 et le nombre de salariés en situation précaire a augmenté de 1.500.000 !

Les communiqués de victoire du Ministère du travail semblent donc prématurés pour ne pas dire indécents. Les informations données chaque mois par le Ministère ne sont pas fausses, mais elles sont tellement partielles qu’elles donnent de la réalité une image faussée.

Certes, le climat est meilleur qu’en 1993. Certes, le gouvernement a su favoriser le retour de la croissance et rétablir une certaine confiance. Certes, pour les salariés qualifiés, le chômage a nettement reculé. Ce sont des points importants. Mais on ne peut pas laisser dire qu’on est "en passe de gagner la bataille du chômage" sauf à accepter l’idée qu’une précarisation grandissante des salariés constitue un horizon indépassable.

Combien de millions de libertés sont bafouées par la multiplication de petits boulots déshumanisants par leurs contenus et par les revenus qu’ils assurent ? Combien de couples et de familles explosent sous les coups de boutoir de cette nouvelle forme de pauvreté ou à cause des situations de stress que le déséquilibre du marché du travail multiplie ? Combien d’instituteurs et de professeurs s’arrachent les cheveux au quotidien pour essayer de former des enfants que leurs parents, déstabilisés par la crise, ne savent plus vers quoi et comment éduquer ? La multiplication de ces emplois précaires est humainement une catastrophe. Or elle tend à devenir la nouvelle norme d’emplois pour une partie importante de nos concitoyens. Il y a dix ou quinze ans, les situations de chômage étaient très nombreuses mais, quand on s’en sortait, on pouvait espérer un emploi normal et une vie normale. Aujourd’hui, pour des millions d’hommes et -surtout- de femmes, la vie consiste en une alternance de périodes de chômage et de périodes de précarité : la galère à durée indéterminée. L’accès à un emploi normal, à un revenu normal, à une vie normale paraît définitivement hors d’atteinte.

Et ils entendent le gouvernement expliquer que la bataille contre le chômage est en passe d’être gagnée ! Au lieu de sonner l’alarme, au lieu d’appeler à un sursaut, au lieu d’en appeler à l’intelligence et à la solidarité de tous, la gauche plurielle encourage les "inclus" à oublier la situation d’une grande partie de leurs concitoyens. "Consommez tranquille, amis des couches moyennes" semble être le message principal du gouvernement.

Sans l’avouer, la gauche française ne s’est-elle pas, en fait, ralliée à une vision "blairiste" du plein emploi ? Il y a en Grande Bretagne moins de 5% de chômeurs mais plus de 30% des enfants vivent en dessous du seuil de pauvreté. Au sommet européen de Lisbonne, aucun objectif de baisse de la pauvreté n’a été retenu. Tony Blair avait du mal à cacher sa satisfaction, soulignant que les 15 étaient d’accord "à 95%" avec ses idées. Il serait temps que la gauche française précise réellement ses objectifs. Face à la puissance déstructurante du marché, il serait temps que la gauche redéfinisse son identité.

La gauche, c’est d’abord une exigence de vérité et de justice sociale, c’est la délibération et le mouvement collectifs au service d’une plus grande liberté personnelle. Or, aujourd’hui, un gouvernement qui se dit de gauche déforme la vérité pour cacher une injustice grandissante et favorise un individualisme de masse qui renforce les risques d’aliénation. Jaurès et Mendès doivent se retourner dans leurs tombes.

En 1993, après la défaite des législatives, le PS avait organisé des États généraux pour faire le bilan de cinq ans de gouvernement. Les militants, plutôt que de critiquer telle ou telle loi, avaient surtout reproché à leurs dirigeants leur posture globale : "Non seulement la gauche n’a pas essayé de combattre l’individualisme mais elle l’a parfois encouragé." La gauche avait échoué et déçu car elle n’avait pas essayé de changer la culture. Or, il est clair que la crise que nous traversons est essentiellement une crise culturelle. Économiquement, tout va bien : l’inflation est nulle, le commerce extérieur est largement excédentaire, Airbus et Ariane sont leaders sur leurs marchés, la France est un des pays qui attire le plus d’investissements étrangers.

La crise que nous vivons n’est pas économique : la souffrance sociale vient de notre incapacité à penser et organiser un plus juste partage du travail, du savoir, des revenus et des pouvoirs tout en recréant du lien social. Si la crise est culturelle, ce n’est pas en mentant sur son importance que nous nous en sortirons. Ce n’est pas non plus par la multiplication de demi-mesures sectorielles et décidées par un petit nombre. C’est par une rupture décidée ensemble. C’est par la parole et le débat, en réaffirmant clairement et concrètement nos valeurs que nous ferons reculer le processus de marchandisation en cours.

Pour changer la vie, la gauche n’aura jamais un contexte plus favorable. Pour quatre raisons au moins, elle a aujourd’hui une chance historique. Elle a pour elle la durée : le risque de dissolution est nul et Lionel Jospin ne risque pas d’être "démissionné" par le Président comme Rocard avait peur de l’être entre 1988 et 1991. Elle bénéficie d’une bonne croissance économique, ce qui rend possible un débat serein et mettrait de l’huile dans les rouages de réformes un peu radicales. Les sociaux-démocrates sont au pouvoir dans onze pays d’Europe, ce qui pourrait être utile si l’on voulait donner un vrai contenu à l’Europe sociale. Enfin, l’attente de changements économiques et sociaux n’a jamais été aussi forte dans les "classes moyennes à supérieures". Elles ont longtemps été épargnées par le chômage et la précarité, mais, depuis 1993, toutes les familles de cadres, d’enseignants ou de journalistes savent qu’elles peuvent être touchées à leur tour. L’attente de changement est donc bien plus forte aujourd’hui qu’en 1990. Au lieu d’endormir le pays avec un discours lénifiant, au lieu de nier le besoin de changement exprimé dans les urnes en 1997, la gauche devrait s’appuyer sur ce besoin de changement pour transformer la société. Si elle renie ses valeurs alors qu’elle a toutes les cartes en main pour réussir, elle en sera gravement coupable devant l’histoire.