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Supplément au Voyage de Bougainville

ou Dialogue entre A. et B. sur l’inconvénient d’attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas

dimanche 15 avril 2007, par Denis Diderot

[Un vieillard tahitien s’adresse à Bouganville et à son équipage qui repartent pour l’Europe.] Laisse-nous nos mœurs, elles sont plus sages et plus honnêtes que les tiennes. Nous ne voulons point troquer ce que tu appelles notre ignorance contre tes inutiles lumières. Tout ce qui nous est nécessaire et bon nous le possédons. Sommes-nous dignes de mépris parce que nous n’avons pas su nous faire des besoins superflus ? Lorsque nous avons faim, nous avons de quoi manger ; lorsque nous avons froid, nous avons de quoi nous vêtir. Tu es entré dans nos cabanes, qu’y manque-t-il à ton avis ? Poursuis jusqu’où tu voudras ce que tu appelles commodités de la vie, mais permets à des êtres sensés de s’arrêter, lorsqu’ils n’auraient à obtenir de la continuité de leurs pénibles efforts que des biens imaginaires. Si tu nous persuades de franchir l’étroite limite du besoin, quand finirons-nous de travailler, quand jouirons-nous ? Nous avons rendu la somme de nos fatigues annuelles et journalières la moindre qu’il était possible, parce que rien ne nous paraît préférable au repos. Va dans ta contrée t’agiter, te tourmenter tant que tu voudras. Laisse-nous reposer ; ne nous entête ni de tes besoins factices, ni de tes vertus chimériques.

Denis Diderot, 1772
(publié pour la première fois en 1796)