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Elisée Reclus, un encyclopédiste infernal !

vendredi 1er décembre 2006, par Jean-Louis Peyroux

Henriette Edwige Chardak

L’Harmattan, 2006, 514 pages, 41 euros

On connaissait Elisée Reclus (né en 1830 à Saint-Foy-la-Grande, Gironde ; mort à Tourhout, Belgique, en 1905) par son travail de géographe encyclopédique (il rédigea, entre autres, une Géographie universelle en 19 volumes). Dès son exil en Angleterre, en 1851, il constata la similitude de la géographie des côtes anglaise et normande, "mais que le caractère et l’industrie des hommes l’ont modelée différemment". Partout, il chercha comment agencer la nature et l’œuvre de l’homme. La géographie sans l’histoire lui paraissait "insipide" et il chercha dans tous ses ouvrages à semer de "mauvaises graines" en faveur des démunis.
Car il était anarchiste et socialiste (il participa à la Commune de Paris comme membre de la Garde nationale ; il fit partie de l’Association internationale des travailleurs, aux côtés de Bakounine ; il fut l’ami de Kropotkine). En 1897, il estimait : "Tout un parti, toute une armée qui ont plusieurs dizaines de députés au Parlement germanique, interprètent maintenant cette doctrine marxiste précisément en un sens contraire à la pensée du maître !"

On savait moins qu’il était écologiste. Très jeune, il se passionna pour les végétaux. Ensuite, il devint naturiste, aimant glisser dans le courant de l’eau. "Elisée se sent chez lui là où un ruisseau surgit, là où une fleur exhale un parfum nouveau", décrit Henriette Edwige Chardak, dans ce beau livre, très dense et précis. Jeune, il s’offusqua à la vue du meurtre d’un cochon et devint végétarien. Lors d’un voyage au Brésil, à la fin du XIXème siècle, il assista à la boucherie industrialisée, ce qui le marqua profondément. Il détestait la corrida. Toujours avec son esprit de géographe, Elisée Reclus devina le sort des êtres vivants marqués par la pollution : "On pleurera les poissons, si l’on n’y prend garde ; les glaciers, les torrents, les océans, les nuages seront souillés... Il faut défendre la nature, berceau et oxygène de l’homme". Il constata également que le travail provoquait des accidents évitables.

Exilé à La Nouvelle-Orléans en 1853, il découvrit avec dégoût les malheurs de l’esclavage. "Economiquement parlant, argumentait-t-il, des ouvriers agricoles libres, s’ils étaient respectés et correctement rémunérés, achèteraient les fruits de notre industrie".
Il cherchait à deviner le destin des eaux du Mississipi, qui traversent peut-être l’Atlantique pour échouer sur les plages de Biarritz. Elisée Reclus s’intéressait aussi à l’agriculture : à Vera Cruz (Mexique), il admira les paysans prenant soin des bananiers, des cacaoyers et des palmiers. Il fustigea néanmoins la monoculture en Colombie : "Point de potagers, de vergers, seulement, et à profusion, uniquement du vert piqueté de rouge : du café pour l’exportation ! Ici comme ailleurs, on divinise le profit immédiat". Il devinait que le commerce mondial déciderait du sort des peuples fragiles. "On se prend pour qui, hein ? On s’installe partout sur la terre, et on traite les indigènes comme une sous-race ", s’exclama-t-il plus tard. Homme de parole et d’écrit, il se promit de crier pour les enfants maltraités. "Un géographe devrait être intègre, disait-il en 1864. C’est pourquoi, sans vouloir étaler devant vous mes compétences, je préfère écrire sur la poésie et les poètes dans l’Amérique espagnole plutôt que de savoir où nous pourrions faire pousser du coton à bas prix".
Les métropoles ne furent pas non plus en reste dans sa critique écologiste : ainsi, Londres qui ne dispose pas d’assez d’eau potable, d’où une mortalité deux à trois plus forte dans les quartiers pauvres que dans les quartiers riches. Il critiquait "les villes qui veulent se faire plus grosses que le bœuf".

"Elisée sait [alors qu’il est en Irlande, en 1851], qu’il a le démon de l’aventure : l’exil a du bon". En 1858, contacté par la maison d’édition Hachette pour rédiger des guides de voyage, il joignit l’utile à l’agréable. En 1861, c’est au tour des fameux Guides Joanne de le persuader d’écrire pour eux.
Partisan de l’union libre, il "ne possède pas une femme" (il vivra successivement avec trois). "Le mariage tel que nous le comprenons n’est pas seulement l’union de deux cœurs, il est aussi l’association de deux forces", résumait-il. Il pensait que la femme doit pouvoir gagner son existence, étudier, travailler. "Si vous étiez pauvre, ma chère, je pense que vous préféreriez la comptabilité au point de croix", disait-il à sa troisième femme, Ermance, en 1874.

Son plaisir écologiste, outre la natation et la marche soutenue dans la nature ? Regarder la Voie lactée et l’apprendre aux enfants qu’il rencontre. En respirant l’air pur de la Suisse, en 1875, il notait : "Bientôt aigles, vautours, gypaètes n’existeront plus que dans nos musées, déjà on ne voit plus qu’un seul nid d’un oiseau solitaire et méfiant, vieillard à demi perclus, dévoré de parasites. L’ourson cabrioleur, le loup ont déjà disparu. (...) La véritable école doit être la nature libre, avec ses beaux paysages qu’on contemple, ses lois qu’on étudie sur le vif, mais aussi avec ses obstacles qu’il faut surmonter". Par son frère aîné Elie (sa famille comprend 14 enfants), il découvrit la première forme de l’économie solidaire, les coopératives. Durant l’année 1862, Elie le persuada de participer à la création d’une banque pour les défavorisés, qu’il appela Société du crédit du travail. Elle aura jusqu’à 1.200 abonnés en quelques mois. A Vascœuil, dans l’Eure, il fut partie prenante d’une communauté : "Il vit comme il a rêvé de le faire, au milieu de fleurs, d’arbres fruitiers, de légumes, de rires d’enfants et d’embrassades qui cicatrisent les blessures causées par la rigueur trop froide et encore pesante de ses parents".
Cela le rapprochait de son modèle de stratégie politique : "Fondons en nous-mêmes et autour de nous de petites républiques. Graduellement ces groupes isolés se rapprocheront comme des cristaux épars et formeront la grande République". La République fédérale de la terre entière sera à ce prix.. Il état contre l’esprit des frontières naturelles. "L’homme n’est pas un accident, mais un être libre, nécessaire et actif, qui s’unit, il est vrai, avec ses semblables, mais ne se confond pas avec eux", expliquait-il déjà alors qu’il n’avait pas dix-huit ans. "Le but de la révolution prochaine, estimait-il en 1869, est d’assurer l’égalité, de supprimer le privilège de la vie matérielle et de la vie intellectuelle pour en faire un droit appartenant à tout homme, de faire cesser le terrible antagonisme entre patrons et salariés, entre bourgeois, ouvriers et paysans, qui paralyse les forces de la société". L’année suivante, il participa à la Garde nationale dans la résistance aux Prussiens et aux Versaillais. Fait prisonnier peu après la proclamation de la Commune, il rédigea un nouveau livre sur le sol et les races, qui démolit les idées racistes. A la fin de sa vie, il fut dreyfusard. Echappant à la déportation en Nouvelle-Calédonie grâce à ses amis, il fut banni pour dix ans et choisit la Suisse.

C’est là, en donnant des conférences aux ouvriers helvétiques, qu’il dénonçat le plus clairement le productivisme : "(Les spéculateurs) ne s’occupent pas du lointain avenir : gagner d’abord, marcher sur un chemin pavé d’argent, et l’on verra plus tard : les enfants se débrouilleront ! Après nous le déluge !" Au contraire, il se battit contre le travail des enfants. Dans la non-violence : rien ne sert à employer les boyaux du dernier prêtre pour étrangler le dernier roi, "ce que nous voulons, c’est faire sorte que ni prêtres ni roi ne puissent naître dans notre société nouvelle". Il mena campagne contre la peine de mort et refusa les attentats pour combattre l’Etat. En résumé, il déclara à Kropotkine : "Une vraie révolution s’accomplit pacifiquement, sans guerre, sans persécution. Graduel, voilà le mot ! Je vais te dire l’erreur des révolutionnaires : ils recherchent aussi le pouvoir et les richesses."

Jean-Louis Peyroux