Accueil > Les dossiers > Du printemps 2000 à l’été 2001, du n° 0 au n° 5 > N° 5 (été 2001) / faire entrer la science en démocratie > Dossier > Manifeste pour une science citoyenne, responsable et solidaire

Manifeste pour une science citoyenne, responsable et solidaire

2004, par Pierre Calame

Prolongeant la réflexion menée par la Fondation Charles Léopold Mayer sur la maîtrise sociale des sciences et des technologies et sur le rôle de l’éthique dans la transformation des pratiques professionnelles (notamment des ingénieurs et des scientifiques), Pierre Calame, son directeur, propose dans ce manifeste rédigé en juin 1999 les éléments d’un nouveau contrat entre les sciences et la société.

Préambule

Jamais l’humanité n’a accumulé autant de connaissances scientifiques et techniques. Pourtant, l’illusion que ces connaissances assureraient de façon automatique le progrès de l’humanité s’est évanouie. Certes, science et technique ont apporté de multiples bienfaits, mais "le partage inégal de tous ces bienfaits a contribué à creuser le fossé entre les pays industrialisés et les pays en développement. L’exploitation des acquis scientifiques a débouché sur une dégradation de l’environnement et provoqué des catastrophes écologiques en même temps qu’elle a été source de déséquilibre social ou d’exclusion" [Tous les passages entre guillemets sont tirés de la déclaration et du programme d’action préparés par l’UNESCO pour la Conférence mondiale sur la science de Budapest].

La liberté totale de chercher est communément présentée comme la conséquence directe des droits de l’homme et la science, comme une pure quête de vérité et une fin en soi. Mais "on ne peut plaider en faveur du progrès de la science en invoquant uniquement la quête de savoir" d’autant plus que la liberté de la recherche est toute relative. La science est certes poussée en avant par le plaisir de chercher et de découvrir mais elle résout avant tout les problèmes de ceux qui la financent. Elle est largement déterminée par les rapports de force entre les disciplines scientifiques, entre les pays et entre les secteurs de la société. Produit de la société, elle doit être soumise au regard et au contrôle de la société.

Après la seconde guerre mondiale, un véritable pacte social s’est établi entre la recherche scientifique et la société. Il a justifié le soutien public massif au développement de la recherche. Aux termes de ce pacte, la recherche libre assurait les conditions de l’innovation technique, celle-ci, à son tour, stimulait la croissance assurant ainsi la cohésion sociale et la paix. Ce pacte a montré son intérêt mais aussi ses limites.

L’ampleur et la rapidité des changements qu’a connue l’humanité depuis un siècle, la croissance rapide de la population, les atteintes à la diversité des cultures et des êtres vivants, l’épuisement progressif de ses ressources et leur répartition inégale entre les êtres
humains, les risques que font courir les applications des biotechnologies, les inégalités entre les sociétés et au sein des sociétés rendent nécessaire et urgent un nouveau pacte entre les êtres humains, par lequel ils se reconnaissent partenaires pour la survie et le développement de l’humanité et pour la sauvegarde de la planète.

"Pour instaurer un débat sur la science et l’éthique sous tous les angles, qui débouche sur un code des valeurs universelles, il est nécessaire de reconnaître les nombreux cadres éthiques dans les civilisations du monde" et d’inscrire la réflexion sur la science dans un contexte plus large, celui des droits et responsabilités de l’humanité.

Les principes généraux qui gouvernent ces droits et responsabilités sont au nombre de cinq :

1. Pour sauvegarder l’humanité dans sa richesse et la planète dans son intégrité, il faut à tous niveaux concilier l’unité et la diversité.

2. La reconnaissance de l’autre est le fondement de toute relation et de toute paix.

3. L’acceptation des contraintes liées à la préservation du bien commun est nécessaire à l’exercice de la liberté.

4. Le développement matériel est au service du développement humain.

5. Le changement n’est pas un but en soi mais un moyen au service du développement humain et de la sauvegarde de la planète.

Appliqués à l’activité scientifique, ces principes définissent les cinq fondements d’une science citoyenne, responsable et solidaire.

Premier principe : l’activité scientifique doit refléter
et respecter l’unité du monde et la diversité
de l’humanité et de la planète

1.1. Le premier objectif de la science est de permettre de comprendre l’unité et la diversité du monde vivant, d’en préserver l’intégrité et de situer l’homme au sein de la communauté et de la biosphère.

La recherche de lois universelles, sur le modèle de la physique, à partir d’une démarche expérimentale en laboratoire, l’a emporté depuis quelques décennies sur la démarche d’observation des sociétés et de leur relation avec la biosphère. Aujourd’hui, l’humanité a le plus urgent besoin de comprendre la complexité du monde afin de ne pas compromettre, par des actions intempestives, des équilibres fragiles. Il faut donner maintenant priorité aux recherches qui privilégient la compréhension des systèmes réels, caractérisés par l’importance des interrelations entre les dimensions sociales, culturelles, économiques, techniques et écologiques de nos sociétés. "Il est indispensable d’intensifier les efforts interdisciplinaires associant les spécialistes des sciences exactes et naturelles et ceux des sciences sociales".

1.2. L’humanité est riche de la diversité de ses sources de connaissance, de situations et d’expériences. La science doit se reconnaître comme une de ces sources majeures sans en revendiquer l’exclusivité. Depuis des millénaires, l’homme a accumulé des savoirs et continue d’en accumuler hors des circuits des universités et des laboratoires. Ces savoirs, même s’ils n’ont pas donné lieu à une validation conforme aux canons de la science expérimentale n’en sont pas moins utiles et pertinents.

"Il faut souligner l’importance des systèmes de connaissance indigènes et la nécessité de les préserver et d’en faire un meilleur usage, en ce qu’ils font partie de notre patrimoine culturel". "Il faudrait sensibiliser davantage les scientifiques, les éducateurs, les jeunes et le grand public aux relations culturelles entre les différents systèmes du savoir…, apporter un appui actif à la coopération entre les groupes locaux pour leur permettre d’échanger leurs expériences et leurs connaissances, à la jonction avec d’autres systèmes de savoir, mettre au point des éco-technologies fondées sur des mélanges appropriés de sagesse traditionnelle et de science moderne afin de contribuer à combler certaines graves lacunes dont sont grevées les voies du développement contemporain".

La diversité des modes de savoir se double de l’infinie diversité des contextes dans lesquels l’humanité doit parvenir à résoudre ses problèmes essentiels. "L’alimentation, l’eau, le logement, l’accès aux soins de santé, la sécurité sociale et l’éducation sont la pierre angulaire du bien-être humain. La diversité des façons dont ces problèmes se posent doit conduire chaque pays à assumer la responsabilité de définir ses priorités et à déterminer comment agir en conséquence. En définissant leurs projets de recherche, les pays en développement devraient prendre en considération non seulement leurs besoins et leurs points faibles, mais aussi leurs propres points forts sous la forme de savoirs et de savoir-faire locaux et de ressources humaines et naturelles locales".
Second principe : l’activité scientifique doit s’inscrire dans un contrat social au service de la société

2.1 L’effort de recherche doit être réorienté en fonction des priorités actuelles de l’humanité.

Le champ de la recherche est illimité. La capacité économique et humaine a créer du savoir dans les prochaines décennies est limitée. C’est donc le devoir des sociétés d’orienter leurs efforts de recherche. Compte tenu de l’urgence des enjeux auxquels est confrontée l’humanité, la nature des savoirs scientifiques qui seront produits et leur pertinence au regard des problèmes effectifs de la société est un enjeu fondamental.

"Il faut construire un nouveau rapport entre ceux qui créent et utilisent le savoir scientifique, ceux qui le soutiennent et le financent et ceux qui se préoccupent de ses applications et de ses effets. Telle est l’essence et tel est l’esprit du nouvel engagement".

2.2 Le milieu scientifique doit être lucide et engagé

Les scientifiques doivent appliquer leur esprit critique non seulement à leur objet de recherche mais aussi et surtout à leur activité de recherche elle-même. "Les jeunes scientifiques, en particulier, devraient être à l’écoute des problèmes sociaux. Des possibilités de formation permanente devraient leur être offertes. Les étudiants en science devraient se livrer, à l’extérieur de leur environnement scolaire et pendant une période minimale déterminée, à une activité présentant un intérêt ou une utilité pour la société".

Une imbrication trop étroite des secteurs publics et privés de la recherche conduit à une confusion des missions. Celle du secteur public est notamment de fournir une expertise lorsqu’elle est demandée par tout secteur de la société. Ses priorités ne doivent pas se subordonner à celles du secteur privé mais permettre au contraire d’élargir en permanence l’éventail des réponses aux problèmes de société.

2.3 La recherche doit se développer dans le cadre d’un contrat social élaboré de façon démocratique

Un contrat implique la définition d’un objet commun ; cet objet, ce n’est plus le savoir pour lui-même mais la réponse aux besoins de la société. Les Etats ne peuvent prétendre les définir seuls. "Le besoin se fait sentir d’un débat démocratique vigoureux sur les dimensions éthiques, culturelles, environnementales et socio-économiques de la production et de l’utilisation du savoir scientifique".

Troisième principe : un équilibre doit s’instaurer entre les droits et les responsabilités de la communauté scientifique

3.1 La liberté de la recherche scientifique s’arrête quand elle menace la dignité des personnes ou la nécessité de sauvegarder l’humanité et le monde vivant.

Les sociétés sont en droit, à l’issue d’un débat démocratique, d’interdire certaines recherches jugées contraires à l’éthique et dont les applications, directes ou indirectes, peuvent porter atteinte à l’intégrité et à la dignité humaine. Ce droit l’emporte sur les obligations professionnelles du chercheur, notamment celles énoncées dans le contrat de travail ou dans les règles de la fonction publique. De même, aucune obligation professionnelle ne saurait faire obstacle au devoir d’alerter l’opinion si le bien public est en jeu.

3.2 Toute personne et toute institution conduisant des recherches contracte à l’égard de l’humanité une responsabilité irrévocable quant à l’usage qui en sera fait.

Tout chercheur, avant d’être membre d’une institution ou d’une discipline doit se sentir membre d’une communauté scientifique universelle. Compte tenu du pouvoir que confèrent aux sociétés humaines les développements de la science, la méconnaissance, volontaire ou non, par la communauté scientifique, des logiques de pouvoir et d’intérêt qui régissent l’usage des connaissances qu’elle produit est incompatible avec une attitude citoyenne et responsable.

3.3 Les connaissances acquises par l’humanité, en particulier celles qui sont nécessaires à la préservation de son intégrité et à la satisfaction de ses besoins essentiels font partie du bien commun. A ce titre, elles ne sauraient être privatisées.

"Les scientifiques devraient défendre le principe du libre accès intégral à l’information et la recherche scientifique se soumettre à l’obligation de rendre compte au public". La privatisation du vivant et plus encore des savoirs traditionnels par le dépôt de brevets est contraire à ce principe.

Quatrième principe : l’activité scientifique doit être guidée par la sagesse plutôt que par l’appétit du pouvoir

"Le principal enjeu du prochain siècle est la marge qui sépare le pouvoir que le genre humain a à sa disposition et la sagesse dont il est capable de faire preuve dans l’utilisation de ce pouvoir".

Sciences et techniques doivent permettre des modes de développement répartissant équitablement les ressources limitées de la planète et les économisant.

Cinquième principe : la précaution doit être à la mesure des incertitudes et de l’imprévisibilité des effets de la science

5.1. La science doit rester modeste

Il serait illusoire de penser que tous les problèmes créés actuellement par l’usage des sciences et des techniques seront résolus par une fuite en avant vers plus de science et de technique. La société, pour se prendre en mains, a besoin d’une science modeste.

5.2. Les effets de la recherche scientifique sont souvent imprévisibles

La complexité du monde et l’imprévisibilité des effets de nouvelles connaissances doivent faire de la prudence la première règle de la recherche.

5.3. L’impératif de la préservation doit équilibrer le désir d’innovation

"La poursuite et l’utilisation du savoir scientifique doivent respecter et préserver les formes de vie dans toute leur diversité, ainsi que les systèmes indispensables à la survie de notre planète".

Pierre Calame

Suite à la diffusion de ce texte, dans le but d’en traduire les principes en propositions concrètes, a été créé un groupe de travail international dont on peut suivre les activités sur internet : http://www.apsab.spa